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£TZ
LE NOUVEAU
CONSERVATEUR BELGE,
POUR SERVIR DE SUITE A
L'ANCIEN CONSERVATEUR.
TOME II.
v*V
*
• /
LE NOUVEAU
CONSERVATEUR
RECUEIL ECCLESIASTIQUE ET LITTÉRAIRE,
EXTBA.IT du mémorial et de la revue CATHOLIQUE , DU
CORRESPONDANT , DE L'AMI DE LA RELIGION* ET DU ROI ,
ET AUTRES OUVRAGES PERIODIQUES.
Quod bonum est , tenete.
i . Thessal. 5 , 12.
TOME II.
LOUVAÏN,
CHEZ VANLINTHOUT ET VANDENZANDE.
1830.
( » )
v>iv>ivvvx\rvvx'\>i\sv>^\AjAAi\^\svvxvxv>;v\:vA!>^vx^xvxvxvxvv>^vx>A\rv.v^
LE NOUVEAU
T"
DEFENSE
DES CONSIDÉRATIONS SUR LA LITURGIE CATHOLIQUE (i).
Au Rédacteur de Y Ami de la Religion et du Roi,
Monsieur le Re'dacteur ,
Je vous ai souvent entendu vous plaindre du peu de mesure
que certains e'crivains mettent dans leurs attaques contre les
ennemis de la vérité; j'avais pris de là occasion de vous croire
un homme sans fiel et sans malice , qui regarderait comme au
dessous de lui de descendre jusqu'à l'injure vis-à-vis de ceux
qu'il lui plaît de conside'rer comme ses adversaires ; car je ne
pensais pas , je vous assure , soulever votre ire en agitant une
question aussi peu personnelle pour vous que celle de la litur-
gie. Jetais donc Lien tranquille de ce côte', lorsqu'on est venu
m'apporter deux numéros de votre journal dans lesquels je suis
traite', comme on dit, du haut en has. Les plus grossières in-
jures, les plus dures e'pithètes me sont prodiguées dans un style
que j'ai peine à reconnaître pour celui de la bonne compagnie.
Vous sentez bien que ces choses-là laissent une question dans
tout son entier et retombent , par le plus court chemin , sur
leur auteur. Aussi ne m'en serais-je pas mis en peine le moins
du monde , si pour appuyer un peu vos invectives vous ne vous
étiez amusé à noircir mes intentions, à falsifier mes paroles, à
me prêter des sottises pour avoir le plaisir de les réfuter. De
plus, votre zèle gallican vous ayant cette fois placé sur un ter-
rain qui n'est pas le vôtre, il vous est échappé mainte et mainte
bévue , que je ne veux pas laisser passer, plus encore pour 1 é-
claircissement des importantes questions que j'ai soulevées ,
(i) Voir ; i-ilr-.su* . loin. I, i>. 1S1 . ■->('■.- et 55g
II. I
(2 )
que pour ma justification. Je suis fâche' que cette tle'fense né-
cessaire me force d'anticiper sur ce qui me reste encore à dire
sur la liturgie catholique; je le ferai cependant, autant que
cela pourra être utile , en réservant toutefois de plus amples
détails pour l'instant où je traiterai la question sous le rapport
canonique.
Vous commencez, Monsieur, par m'apprendre , car c'est de
vous que je le tiens , qu'il existe en France une coalition ultra-
montaine contre les liturgies particulières , et vous semble/
donner a entendre que j'ai l'honneur d'être l'organe de cetle
faction si dangereuse. Je vous avoue cependant que c'est dans
votre journal que je viens de trouver la première nouvelle de
l'existence de ce parti, j ignore donc par moi-même s'il existe
réellement , mais ce que je sais bien , c'est que personne ne
ma jamais ni chargé, ni conseillé d'écrire sur cette matière,
et qu'en le faisant je n'ai obéi qu'à ma conviction personnelle,
dans l'intérêt de ce que j'ai cru l'ordre et la vérité, ne me dou-
tant nullement, encore une fois, que je dusse avoir l'avantage
de vous rencontrer sur mon chemin. Vous pouvez donc , sans
crainte de m'offenser, déclamer tout a votre aise sur les pro-
grès de cet esprit d'unité qui vous déplaît si fort-, seulement
je ne puis m'empêcher de vous marquer ma surprise de la ma-
nière leste dont vous vous exprimez sur le compte d'un prince-
de l'Église, qui, après tout, n'a contre lui que le malheur de
ne pas penser comme vous, sur certaines questions. Mais, en-
core une fois , cela ne me regarde pas , je me hâte d'arriver h
ce qui m'est personnel.
D'abord je commence par vous dire que mon but est si peu
d'inspirer des scrupules aux ecclésiastiques sur la récitation des
bréviaires diocésains, que, loin de là, mon projet a toujours
été, lorsque je serais arrivé aux questions canoniques sur l'of-
fice divin, d établir formellement qu'on peut, en conscience,
en faire usage , dans les diocèses où la pratique est telle. Mon
but, comme je l'ai dit dans mon premier article, ne saurait
donc être de troubler ceux que le droit ou la coutume obligent,
ou autorisent à répudier les livres de l'Eglise de Rome , pour
y substituer une liturgie diocésaine. Qu'ils continuent de le faire
en paix à l ombre de l'indulgence du Siège apostolique. Voilà ,
certes, qui est assez clair, pour quiconque entend le français.
Vous me demandez ensuite pourquoi faire deux articles contre
ces mêmes liturgies P J'ai déjà répondu à cctle question, lorsque
j'ai dit que mon but était de dévoiler les dangereux principes
qui donnèrent naissance aux nouvelles liturgies, et d'empêcher,
autant que possible , certaines personnes de les prendre pour
( 3 )
articles tle foi. Aussi, dans mes trois articles sur cette matière,
vous ne trouverez , si vous y faites Lien attention , que des
principes généraux , et pas un mot qui puisse inspirer des alar-
mes et des scrupules sur V usage de ces liturgies. Si donc il y a
quelque part de l'inconséquence, , de la prévention et de l'exa-
gération, ce n'est point a moi que s'adresse ce reproche, pour
le moment.
J'avais dit , dans un premier article , que je défiais tout
homme de sens , tout théologien de contester mes principes ,
comme tout logicien de se refuser à mes conséquences. Un ré-
sume' de ces principes et de ces conse'quences que je donnerai
bientôt mettra la chose dans tout son jour. En attendant, vous
croyez devoir me pre'venir que comme mes principes et mes
conséquences reposent sur des faits faux , tout l'édifice que j'ai
bâti croule sans de grands efforts. Mais, dites-moi, Monsieur,
ai-je jamais pre'tendu que mes principes reposassent sur des
laits ? Qu'est-ce que des principes appuye's sur des faits, par
conse'quent sur des e've'nemens qui peuvent être ou n'être pas?
J'en connais, de pareils principes; mais ce ne sont pas les
miens. Indépendamment de tout fait, avant l'examen de l'his-
toire de la liturgie, il est certain, il est indubitable que l'an-
tiquité', l'universalité', l'autorité et fonction sont les qualités
qui conviennent nécessairement à la liturgie. Que ces choses la
se développent et s'éclaircissent par des faits , j'en demeure
d'accord, mais avant tout, de pareils principes sont fondés sur
1 essence des choses.
L'anonyme , dites vous , fiait un éloge magnifique de la litur-
gie romaine. C'est vrai , car c'est un éloge du eouir. Mais celui
que vous en faites , Monsieur, n'est pas du tout au-dessous du
mien. Le Bréviaire romain, ce sont vos paroles, J'ut le produit
lent et successif des temps , de l'expérience , de la piété et de
/'élude de l'Ecriture. Certes, je n'essaierai jamais de dire mieux.
Mais comment après être convenu d'une chose que , vraiment,
je ne vous demandais pas, comment trouvez- vous le courage
de défendre avec tant de chaleur ces nouveaux bréviaires qui
ne sont, vous devez l'avouer, ni un produit lent , ni un produit
successif des temps et de l 'expérience; ces nouveaux bréviaires,
ouvrage de la piété de plus d'un janséniste, et dans lesquels la
science de l'Ecriture , quelquefois suspecte, ne conduit bien sou-
vent qu'à des applications de textes détournés à un taux sens.
Dans la discussion des principes géne'raux que j'ai mis en
avant, vous semble/, vous être arrêté à un seul point, la ques-
tion de l'universalité dans la liturgie. Ainsi vous m accordez
qu'une église qui compte déjà dix huit siècles, a droit de trou-
( 4 )
ver étrange que l'on ait voulu , au dix-septième ; lui apprendre
à parler. Mais ce que vous ne me pardonnez pas , c'est d'avoir
«lit que l'Eglise tend à réunir tous les hommes dans le même
langage. Cependant, Monsieur, à qui faut- il s'en rapporter à
ce sujet? Ne serait-ce point, par hasard , à lEglise elle-même?
eh! bien, si vous admettez ce principe, comme je veux le
croire , vous admettez aussi que l'Eglise s'explique par l'organe
de ses Souverains-Pontifes : or voici ce que dit l'un d'entr'eux ,
Cle'ment VIII, du haut de la Chaire apostolique (i) : « Puis-
» que , dans l'Eglise catholique , laquelle a e'te' e'tahlie par
>- N. S. J. C. , sous un seul Chef, son Vicaire sur la terre , on
» doit toujours garder l'union, et la conformité' dans tout ce
» qui a rapport à la gloire de Dieu et à l'accomplissement des
»> fonctions ecclésiastiques; c'est sur- tout dans l'unique fornu
» des prières contenues au bréviaire romain que celte commu-
» nion avec Dieu qui est un doit être perpétuellement conser-
» i>ée , afin que dans l'Eglise re'pandue par tout l'univers les
» fidèles de Jésus-Christ invoquent et louent Dieu par les seuls
» et mêmes rits de chants et de prières. » Si cet oracle si im-
posant ne vous suffisait pas , je suis en mesure de vous fournir
cent autres textes des Papes et des conciles , qui re'pètent tous
d'une manière aussi formelle cette vérité' qu'il vous plaît de
contester.
C'est donc toutà-fait en pure perte que vous vous êtes mis
à faire de l'érudition pour prouver ce que personne ne révoque
en doute , savoir la grande variété des liturgies durant les pre-
miers siècles. C'est l'argument que les jansénistes et les protes-
tans opposent à l'Eglise romaine , lorsqu'ils veulent attaquer
l'unité de langage qu'elle a si admirablement établie dans toute
l'Eglise. Mais que leur répond-on ? ce que je vais avoir l'hon-
neur de vous apprendre. C est que bien des coutumes que l'on
pouvait tolérer sans inconvénient dans des siècles où le pre-
mier besoin de l'Eglise était la propagation de la foi , cessent
de devenir légitimes, du moment où lEglise, pleinement dé-
Cùm in Ecclesià catholicâ, à Christo D N. , sub imo capite , cjus
in terris vicario , institutâ , unio et-earum rerum cjuœ ad Dei gloriam,
et debitum ecclesiasticarum personarum officium spectant, coniorm itio
semper conservanda sit; tùna prsecipuè illa communie uni Deo , uiià et
clem formula, preces adhibendi, quœ romane- breTÎario continetur ,
perpétua retinenda est , ut Dens , in Ecclesià per universum orbem
diffusa , uno et eodem orandi et psallendi ordine , à Cliristi fidelibus
semper iaudettir et invocetur. Bullarium ; démens VIH , Bulla. Cîun in
Ecclesià.
( 5 )
veloppe'e, les improuve. Pourquoi? parce qu'à l'Eglise , et à
l'Eglise seule appartient de juger de ce qui est convenable au
peuple fidèle. Or, vous devez savoir que le même concile de
Trente , qui a juge' avec le Saint-Esprit qu'il fallait tenir de
plus en plus à l'usage absolu de la langue latine dans le ser-
vice divin , a cbargé le Pontife romain du soin de donner à
l'Eglise un bre'viaire et un missel uniformes, et que c'est pour
se conformer à cette sollicitude du concile que S. Pie V a pu-
blie' l'un et l'autre dans la forme que vous savez. Ainsi tout ce
que vous dites des liturgies privées, dans les premiers siècles,
ne signifie plus rien, dès que lEglise a fait connaître ses in-
tentions , et de'veloppe' sa pense'e primitive. Concluons donc que
si ces't une grande susceptibilité que de voir un grave inconvé-
nient dans cette variété, ce reproche tombe tout droit sur l'E-
glise et sur le Saint Sie'ge ; c'est pourquoi , loin de rien faire
pour le fuir, je me ferai toujours gloire de l'avoir mérite'.
Je n'ai prétendu nulle part, Monsieur, que le bréviaire ro-
main avait été composé d'un seul jet. J'ai dit au contraire que
le langage de l 'Eglise devait s'enrichir par le cours des siècles ,
et si je n'ai pas , dans cet endroit , de'veloppe' davantage cette
pense'e , c'est que je compte le faire plus tard , quand ce sujet
se présentera sous ma plume. Je n'ai dit nulle part qu'avant la
bulle de S. Pie V , il y avait uniformité absolue dans les litur-
gies , et conformité complète avec les usages de Rome. J'ai dit
expressément le contraire. Voici mes paroles : Ce riest pas
qu'on ne rencontrât encore quelques églises particulières , Jidèles
en tout ou en partie à leurs anciens usages. J'indique ensuite
les causes de cette diversité' ; vous pouvez les y aller chercher ,
mais le mieux eût e'te' peut-être d'examiner, avant de m'atta-
quer , si j'e'tais vraiment répréhensible.
Ce riest pas assez , dites-vous , de se tromper sur la liturgie
romaine , l'anonyme se trompe bien plus lourdement encore sur
les liturgies de notre Eglise. En vérité', Monsieur, vous avez un
style fort aimable et des expressions tout-a-fait e'ie'gantes. Le
lecteur a pu juger combien lourdement je me suis trompe' sur
la liturgie romaine, il est sans doute impatient de savoir com-
bien plus lourdement encore je me suis trompe sur les litur-
gies de; l'église de France. Je vais le mettre à même d'en juger.
Suivant vous, Monsieur, je suppose que ces liturgies ne sont nées
qu'au dix-huitième siècle. Avant de vous répondre, permettez-
moi de vous demander si vous savez de quoi il s'agit, ou si
vous avez intention de de'naturer sans cesse mes paroles. J'en
appelle à tout homme qui sait lire et qui veut comprendre ce
qu'il lit, et je lui demande si je n'ai pas l'ait, dans les articles
( b )
incrimines , une tlistinction expresse entre les liturgies ancien-
nes et par la même autorise'es par la bulle de S. Pie V, et les
liturgies factices que j'ai uniquement eues en vue clans cetle
discussion. Je suis plein de respect, de vénération , d'admira-
tion pour les premières; ce n'est donc point celles-là que je
me suis permis d'examiner. C'est f.u contraire celles qui sont
nées de nos jours, et que nos contemporains ont, pour ainsi
dire, vues commencer; voilà celles dont j'ai fixé l'origine com-
mune au dix-huitième siècle , et si j'avais besoin de pièces
justificatives pour le prouver , votre arsenal m*en fournirait
abondamment.
L'anonyme suppose, dites-vous encore, nue ce fut une inven-
tion du jansénisme , une tentative d'isolement et de séparation ,
une entreprise coupable qui pouvait avoir les résultats les plus
funestes. Mais ne savez-vous pas comme moi que ces liturgies
furent rédigées par des prêtres pour la plupart jansénistes , ac-
cueillies avec enthousiasme par le parti janséniste , soutenues
par les parîemens jansénistes. Votis savez tout cela, car vous
l'avez écrit vous-même autrefois; mais depuis Cette entre-
prise en de pareilles mains pouvait-elle être autre chose qu'une
tentative d'isolement et de séparation ? Ses résultats n'étaient-
ils pas menaçans? N'avez-vous pas parlé vous-même, dans un
certain tome XXVI , des corrections et purgalions multipliées
qu'on fit successivement subir au bréviaire de Paris ! De grâce,
un peu plus de mémoire , et nous serons bientôt d'accord.
Mais voici quelque chose de plus curieux encore : JSos égli-
ses ii ont point abandonné la liturgie romaine dans le dernier
siècle et n'ont point répudié la Mère des Eglises. J'écoute com-
ment vous allez le prouver. D'abord, pour me prouver qu'une
chose ne s'est pas passée dans le dernier siècle, vous me citez
des conciles du cinquième et du sixième , et Musceus qui vivait
vers l'an ^5o , et Sidonius , contemporain de S. Grégoire de
Tours. // y avait donc une grande variété de rits entre les
différentes églises des Gaules. D'accord ; mais passons à Char-
lemagne, vous avouez qu'il introduisit dans son empire les li-
vres romains. Il est vrai que vous ajoutez que chaque Eglise
les accommoda plus ou moins à ses usages. Je l'accorde encore,
si vous vouiez. Vient ensuite le concile de Trente et la consti-
tution de S. Pie V. Or je vous défie de me montrer en France,
trente ans après cette bulle, six églises qui n'eussent pas, n'im-
porte sous quel titre, l'ensemble complet de la liturgie romaine.
Les calendriers diocésains n'ont rien à faire ici. Ils sont permis
partout où l'on suit le romain. Ainsi donc, au commencement
du dix huitième siècle, sur cent trente diocèses, cent vingt-
(7)
quatre au moins marchaient d'accord avec l'Eglise romaine,
dans tout ce qui concerne le culte divin. Or il est de fait que
maintenant, à peine douze diocèses sont reste's fidèles à cette
belle uniformité; donc j'ai parfaitement pu dire que ces égli-
ses ont abandonne ht liturgie romaine , et répudié la Mare des
églises. Je passe à votre second article. Vous y faites l'histoire
de la liturgie parisienne. Permettez que je prenne acte de vos
aveux. Pierre de Gondy, èvêqUe de Paris, aurait souhaité in-
troduire le bréviaire romain dans son diocèse ; le chapitre s'y
opposa : mais dans la révision qui fut faite alors du bréviaire
de Paris , on se rapprocha du romain , dont on prit la plupart
des leçons , des hymnes, des répons et des psaumes (1). Or
comme le hre'viaire romain se compose de leçons, d'hymnes,
de re'pons et de psaumes , si le bréviaire de Paris en adopta la
plupart, il s'ensuit évidemment que la liturgie de Paris se
trouva être à peu près la liturgie romaine. Ce n'est pas tout,
votre leve'e de bouclier m'a donne' l'idée de faire des recherches
dans les premiers volumes de votre journal , et voici ce que
j'ai trouve' dans ce tome XXVI que je citais tout à l'heure :
Jean-François de Gondy , archevêque, de Paris , publia en i643 ,
un bréviaire qui différait très-peu du romain. Ainsi la liturgie
parisienne, qui de'jà, sous Pierre de Gondy , prélat qui se démit
en i%8, s'était si fort rapprochée du rit romain, subit encore
une nouvelle e'puration en iG-43, en sorte que vous avouez
qu'il n'y avait plus alors que très-peu de différence. D'après
cela, diles-moi , les changemens qu'on a cru devoir lui faire
subir, jusqu'à effacer les dernières traces de cette antique res-
semblance, n'ont-ils pas nécessairement eu pour but de répu-
dier la Mère des églises , et de repousser la communion de
ses prières. Laissons à part , si vous voulez , les intentions ;
mais n'est-ce pas là 1 effet que cette innovation a naturellement
produit ?
En vain me citerez-vous le mandement de M. de Vihtimille,
mandement dans lequel le prélat dit qu'il s'est efforcé , autant
que possible , d'approcher des anciens usages de l'Eglise ro-
maine (2). Sic conati sumus ad morem anliquum romance eccle-
(1) Quelle différence y a-t-il entre les psaumes du bréviaire romain
et ceux du bréviaire de Paris? Singulière manière de s'exprimer cpii
montre combien l'auteur est dépaysé ! Mais aussi qu'allail-il faire dans
cette matière?
(:>.) Hommage remarquable rendu aux principes que nous défendons !
Tant il est vrai (pie pour se donner un peu d autorité, toute liturgie a
besoin de s'appuyer, de près ou de loin, sur la liturgie romaine.
( 8 )
siiè , quâ licuit accedcre. Vous me forcez par là de vous ré-
pondre que , si le pre'lat a réellement e'crit ces paroles , il n'a
pas parle' suivant la ve'rite', puisque, de l'aveu de tout le monde,
rien ne ressemble moins à la liturgie romaine que la lfturgie
de M. de Vintimille. En vain me direz-vous encore que dans la
pre'face de son missel M. de Vintimille se félicite d'avoir pu
profiter, dans la composition de cet ouvrage, d'un ancien sa-
cràmentaire romain qu'on venait de découvrir et de publier à
Rome ; qu'est-ce que cela fait à la chose ? On peut juger par
là, me dites -vous d'un air triomphant, si M. de Vintimille
avait [intention de répudier la Mère des églises , et de repous-
ser la communion de ses prières p Eh ! Monsieur , deux mots ,
s'il vous plaît? Cet ancien sacramentaire e'tait-il en usage à
Rome, au moment où M. de Vintimille composait son missel?
Vous êtes force' de répondre que non. Avouez donc que c'est
une singulière manière d'être en communion avec l'Eglise ro-
maine, que de repousser les livres dont elle se sert au temps
où nous vivons, pour adopter ceux dont elle se servait, il y
a mille ans et plus. A ce propos , il vous plaît de dire que je
suis encore plus ridicule qu'injurieux. Je vous laisse à juger à
qui de vous ou de moi doit s'appliquer cette double qualification.
Je viens maintenant au trait de folie que vous voulez bien
signaler dans mon travail. Vous m'accusez d'avoir dit que par
l'innovation liturgique on avait arraché aux fidèles l'ombre
d'unité qui existait encore. Rien n'est plus traître, Monsieur,
que cette manière d'extraire et de mutiler les membres d'une
phrase. Vos lecteurs qui n'ont pas lu mes articles n'auront pas
manque' de croire que j'accuse les nouveaux liturgistes d'avoir
rompu l'unité' de la foi dans l'Eglise de France , ou tout au
moins brise' le lien de la communion du Saint-Sie'ge ; car telle
est l'ide'e que donnent tout naturellement les paroles isole'es de
la phrase que vous avez extraite. Or , rien n'est plus e'ioigne'
de ma pense'e. Je n'ai voulu parler, et je n'ai parle' en effet
que de l'unité de liturgie qui disparut chez nous, à mesure
que les nouveaux, bréviaires e'tendirent leur domination. Ce n'est
donc point à moi, Monsieur, que peut s'adresser le reproche
de Jolie ; ce n'est point à vous non plus ; mais sûx'ement vous
ne me'ritez pas le reproche de franchise.
Mon autre folie est d'avoir dit qu on s'était soustrait à la
communion des prières catholiques. Là dessus vous vous avisez
de me prouver gravement que la diversité' des prières ne rompt
pas la communion des Saints. Je vous l'accorde , Monsieur ;
mais lorsque l'uniformité' est prescrite et observe'e dans l'Eglise
catholique, cette diversité' ne rompt-elle pas la communion des
( 9 )
prières catholiques? Celle expression vous effarouche; mais sa-
vez-vous hien qu'elle n'est pas de moi , mais d'un saint Pape ,
aussi célèbre par sa doctrine que par sa sagesse. S. Pie V, dans
la bulle Quod à nobis , passant en revue les ahus qui s'étaient
glisse's dans l'Eglise à propos de l'usage de la liturgie, s'exprime
ainsi au sujet des liturgies diocésaines (i). « Une coutume dé-
» testable s'e'tait introduite dans les provinces. Des évêques se
» fabriquaient un bréViaire particulier, et au moyen de leurs
» offices dissemblables , et propres pour ainsi dire à chaque
» diocèse , de'chiraient en lambeaux cette communion de priè-
» res et de louanges qui doivent êt:e adressées au seul Dieu,
» dans une seule et même forme, et cela jusques dans des
» églises qui, dès le commencement, comme toutes les autres,
» avaient coutume de célébrer l'office divin suivant l'antique
>- usage romain. » L'avez vous entendu ? Ai-je dit autre chose?
Veuillez bien aussi faire attention qu'outre l'assistance du Saint-
Esprit, le Pape, en écrivant ces lignes , était l'organe du con-
cile de Trente qui avait chargé le Saint-Siège de Ta répression
de tous les ahus dans la liturgie. Vous voilà donc forcé à éten-
dre sur d'autres que sur moi le reproche de folie. Et sur qui,
s'il vous plaît? Sur le Pape et l'Eglise. Vous ne vouliez pas sans
doute aller aussi loin, j'en suis bien sûr, mais enfin, si vous
ne me déchargez promptement de votre accusation , vous voyez
sur qui elle va peser. Je vous avoue qu'en pareille compa-
gnie elle me paraîtra fort légère. Puisse-t-elle l'être tout autant
à votre conscience.
Enfin vous vous donnez la peine d'examiner quelle autorité
l'on peut donner à la constitut/on de S. Pie V; et c'est ici que
vous nous dites des choses ineffables. // ne paraît pas que ce
Saint-Pont' fe ait voulu astreindre au bréviaire romain toutes
les églises ; car sa bulle n\ st point adressé à tous les évêques.
L'avez-vous lue, celte bulle? Le meilleur, je pense, est de
croire que vous ne l'avez pas lue ; mieux eût valu sans doute
n'en pàs^ parler; mais enfin, il y a un remède, donnez-vous
la peine de consulter le F>ul!aire, et vous verrez, de vos yeux
qu'elle est adressée à tous les patriarches , archevêques , évêques,
abbés et prélats de tout ordre ; vous y verrez qu'elle a été'
(i) Qiiin etiam in provincias paulatim irrepserat prava illa consue-
tudo , ut Episcopi , in Ecclesiis (jure ab initio cum cœteiis veteri 10-
iikiiio more horas canonicas dicere , ac psallere consuevissent , priva-
tum sibi qnisque Lreviarimn conficeient , et illain communionem uni
Deo , unâ et eâdem formula , preces et laudes adhibendi , dissimillimo
inter se, ac penè cujusque episcopatus proprio oflicio , discerperent.
II. i
( io )
affichée aux lieux marques pour la promulgation des bulles ,
afin que personne n'en prétende cause d'ignorance. Quant à
la question de sa réception en France, je la traiterai plus
tard , et j espère le faire avec succès.
D'ailleurs le Pape dit formellement qu'il excepte les bré-
viaires qui avaient deux cents ans d'ancienneté. Or plusieurs
de nos églises de France étaient dans le cas de l 'exception , et
avaient des missels et des bréviaires particuliers. Elles ont donc
pu légitimement conserver leurs rits, et le Saint-Siège n'a point
cherché à les troubler dans la possession de leurs usages. Quels
singuliers raisonnemens, Monsieur, vous offrez à vos lecteurs!
Plusieurs de nos églises étaient dans le cas de l'exception , et je
vous défie encore d'en montrer plus de six ; donc toutes nos
églises ont pu et peuvent encore changer de liturgie à volonté'.
Plusieurs de nos églises ont pu légitimement conserver leurs
rits ; donc elles ont pu les changer autant qu'elles ont voulu.
Car, Monsieur, vous ne devez pas ignorer que maigre' le res-
pect apparent pour l'antiquité dont un certain parti aimait k
faire parade, les liturgies saintement gallicanes de Lyon, de
Vienne, de Sens, etc., ont e'te' honteusement re'pudiées pour
faire place a de nouvelles , inconnues jusqu'alors. Ce que Rome
avait respecte' comme venant de l'antiquité', a e'te' de'vore' par
l'esprit d'innovation , et la conspiration qui a presque détruit
chez nous l'usage du romain , n'a pas épargné davantage les
antiques rits des Gaules.
Après des démonstrations si concluantes , vous avez voulu,
sans doute pour compléter la question, résoudre le cas de con-
science relatif au mode dont on doit remplir l'obligation de la
récitation de l'office divin. Telle est aussi mon intention , en
terminant la suite d'articles que je me propose de donner sur
l'importante matière de notre discussion. C'est pourquoi je ne
veux dire que ce qui est nécessaire pour renverser vos assertions.
C'est à tort, Monsieur, que vous cherchez à vous prévaloir
de l'autorité de Bellarmin. Ce savant théologien écrivait pour
un pays où tontes les églises qui n'étaient pas obligées au ro-
main, possédaient de droit une liturgie ancienne, ohligatoire,
au même titre, par la constitution Quod à nobis. Un prêtre
qui dans ces diocèses réciterait le romain serait en contraven-
tion expresse avec l'esprit de la bulle de. S. Pie V, de même
que, par exemple, M. De Montazet , en introduisant h Lyon
une liturgie moderne, désobéissait formellement à cette consti-
tution. Bellarmin n'a donc pu donner une décision sur le cas
qui nous occupe , puisque ce cas n'existait pas encore. Quant
à saint Charles Borromée, j'ai la même réponse à vous don-
( " )
ner. Le rit atnbroisien étant expressément approuve' par le
Saint-Sie'ge , long-temps même avant S. Pie V, il ne pouvait
y avoir aucun motif de lui substituer , en public ou en parti-
culier, la liturgie romaine, et le saint évêque remplissait un
de ses premiers devoirs en maintenant l'exécution des de'crets
des Souverains-Pontifes.
Vous osez, Monsieur, vous prévaloir de l'autorité' de Collet,
dans son traite' de 1 Office divin. Permettez encore une fois que
je vous demande si vous avez lu tout ce que vous citez. Vous
me mettez dans la nécessité continuelle de contester votre droi-
ture ou votre bon sens. J'ai lu Collet, et même plusieurs fois,
et j'ai trouvé le contraire de ce que vous lui attribuez. Il est
vrai, comme vous le dites fort bien, que ce the'ologien ensei-
gne qiwm religieux doit se servir du bréviaire de son ordre ;
qu'un ecclésiastique n'a pas la liberté de choisir toute sorte de
bréviaires à son gré ; qu'un bénéficier doit se conformer au,
bréviaire de son église. Tout cela est vrai ; mais pourquoi ,
s'il vous plaît, passer sous silence cette autre question : Un
ecclésiastique qui n'est pas bénéficier, et vous savez que c'est
aujourd'hui la majeure partie des prêtres français, cet ecclé-
siastique peut-il réciter le bréviaire romain? Vous eussiez
trouvé la réponse dans Collet, et vous 1 eussiez trouvée affir-
mative , même dam deux endroits. Comme je n'ai pas pour
l'instant ce livre entre les mains, je ne vous indique pas les
pages; si toutefois vous le désirez, je me charge de vous sa-
tisfaire promptement.
J'en viens à l'autorité de Bourdoisej et de S. Vincent de Paul ,
et c'est encore ici que vous me mettez dans la nécessité de si-
gnaler de nouvelles méprises. D'abord vous ne nous dites point
si tous les ecclésiastiques , auxquels ces deux saints personna-
ges conseillèrent de quitter le bréviaire romain, étaient béné-
ficiers, ou s'ils ne l'étaient pas; or, pour juger de la force
de votre preuve , il est nécessaire de connaître cette particula-
rité. En second lieu , par quel motif S. Vincent de Paul et M.
Bourdoise exigeaient-ils l'observation de la liturgie diocésaine?
Leur pensée était , suivant vos propres paroles , que les égli-
ses qui étaient en possession d'avoir des bréviaires particuliers
pouvaient non- seulement s'en servir, mais quelles devaient
même préférer le leur à tout autre. Remarquez bien ces paro-
les : Les églises qui étaient en possession. Ceci se rapproche
tout h fait de la manière de voir des Souverains Pontifes. Aussi
ajoutez-vous, en parlant de Td . Bourdoise : Il savait ce que
les conciles et les Panes ont dit de plus fort sur cette matière,
et il s'en servait à propos. Eh ! Monsieur, nous sommes d'ac-
( 12 )
cord jusqu'à présent. La question est aussi claire que possible.
Il est incontestable, et je vous accorde de grand cœur que,
dans le cas où l'église de Paris ait été en possession d'une li-
turgie spéciale, durant le temps fixé par les Souverains-Ponti-
fes, ses prêtres ont dû. s'y soumettre, sous peine de désobéis-
sance. S. Vincent de Paul et M. Bourdoise ne disent rien qui ne
soit très-conforme à ma doctrine; mais par quel singulier tour
de force allez-vous conclure de là que S. Vincent de Paul et
M. Bourdoise auraient parlé de même lors de l'innovation du
dix -huitième siècle ? Ils s'appuyaient sur les autorités de Tô-
let, de Bellarmin , de Navare , de Bonacina, de Govanti ;
mais ces théologiens n'approuvent les liturgies diocésaines
qu'autant qu'elles se trouvent dans le cas prévu par la consti-
tution de S. Pie V.
En troisième lieu, le bréviaire de Paris, dont se servaient
et S. Vincent de Paul et M. Bourdoise , ne pouvait être que
celui de Pierre de Gondy , lequel de votre propre aveu était
conforme au bréviaire romain, dans la plupart des leçons , des
hymnes , des répons et des psaumes. C'était donc, comme dans
un grand nombre de diocèses où Ton suivait le romain avant
la révolution, un bréviaire diocésain ad Romani formam ex-
pressum. L'essentiel de la constitution de S. Pie V était observé,
et l'on avait l'avantage, nullement contesté à Rome, de pou-
voir suivre le calendrier diocésain (i). Je conçois parfaitement,
dans ce cas, qu'il fut beaucoup plus convenable de réciter le
romain ainsi adapté au diocèse, que de suivre le rit purement
romain , sans faire mention des solennités locales. Tel est le
sentiment que je soutiendrais dans un diocèse où l'on aurait
eu le soin de mettre ainsi daccord deux choses qui peuvent
très-bien marcher ensemble. Mais, encore une fois, la ques-
tion n'est plus la même. Le bréviaire de M. de Vintimille res-
semble beaucoup moins à celui de Pierre de Gondy, que le
bréviaire romain ne ressemble au bréviaire ambroisien. C'est
donc chose au moins fort singulière que de citer le témoignage
de S. Vincentde Paul, mort en 1660, en faveur d'un livre im-
primé en 1735. Cela me rappelle naturellement le mot tout
récent d'un grand-vicaire fort attaché à nos maximes gallica-
(1) Dans un grand nombre de diocèses de France où l'on suit le rit
parisien , on a fait de même. Le titre du bréviaire annonce un bré-
viaire diocésain , et , à l'exception des offices de dévotion locale , on
retrouve d'un bout à l'autre tout l'ensemble du rit parisien. C'est dans
ce sens que j'ai avancé que la moitié de la France suit la liturgie de
( i-3 )
xirs. Quelqu'un lui objectait que S. Vincent de Pau! s'était
comporté en ultramontain dans ses controverses contre les
jansénistes. — Toujours est-il , répondit le grand-vicaire, qu'il
n'a jamais improuvé la déclaration de 1682. Je cite cet ana-
chronisme , parce qu il est dans le goût de celui qui vous est
écliappé.
Mais voici bien autre chose. A force de vous répéter à vous-
même que S. Vincent de Paul est d'un sentiment contraire au
mien, vous vous l'êtes tellement persuadé, que vous ne dou-
tez plus que je ne partage votre conviction, et non content de
me faire penser , il vous plaît aussi de me faire parler. L'é-
crivain du Mémorial , dites-vous , ira-l-il apostropher aussi
S .Vincent de Paul P L'accusera-l-il d'avoir par là répudié la
Mère des églises , d'avoir repoussé la communion de ses priè-
res , de craindre ses bénédictions P S. Vincent de Paul aurait-
il scandalisé les fidèles , en leur arrachant ainsi V ombre d'unité
qui semblait exister encore P Ces pathétiques interpellations ne
sont- elles pas bien ridicules , quand elles s'adressent à un
homme si pieux , si sage , si dévoué à l'Eglise romaine P —
Oui , Monsieur , fort ridicules et fort déplacées , je vous as-
sure. Mais n'est-ce pas à vous quelles appartiennent? Ai-je dit
un seul mot qui puisse, directement ou indirectement , s'appli-
quer à S. Vincent de Paul? Ai-je manqué dernièrement l'oc-
casion de lui payer le tribut de mes hommages , à 1 époque
d'une grande solennité consacrée à son illustre mémoire? Non,
Monsieur, ce n'est point sur ce ton que je parle de S. Vincent
de Paul, et si dans les articles que vous attaquez je suis faux ,
exagéré et déclamatoire , au moins ma conscience me répond
que je ne suis point impie.
Cette lettre est déjà bien longue, et cependant je suis loin
d'avoir relevé tout ce qui mérite de l'être, dans vos deux arti-
cles. Je dois néanmoins signaler encore certaines inexactitudes,
pour ne pas me servir d'une autre expression, qui pourraient
peut-être faire illusion à quelques-uns de vos lecteurs.
Après m avoir appris que l'église Saint-Pierre de Rome se
sert d'un bréviaire différent du bréviaire romain , vous daignez
joindre à cette docte leçon une mercuriale de fort bon genre,
qui consiste à retourner contre moi mes propres paroles. L'a-
nonyme , dites-vous encore, fera-t-il aussi le procès èi l'église
Saint- Pierre P Se plaindra- t- il qu'elle ait répudié l'Eglise
romaine et se soit soustraite à la communion des //riens catho-
liques p S'afjiigerat-il de ce que le Paye tolère un tel scandale
sous ses yeux P A moins d'une distraction tout-à-fait miracu-
leuse, il y a ici un peu de mauvaise foi, ou beaucoup d'igno-
( i4 )
rance. D'abord mauvaise foi, parce que vous devez savoir que
cette de'rogation, même suivant les principes que je soutiens,
ne peut en aucune manière être un scandale , puisqu'elle n'a lieu
qu'en vertu de l'approbation , je dis plus de l'injonction des
Souverains Pontifes. Ignorance , parce que si vous vous e'tiez
donne' la peine de feuilleter le bréviaire de la basilique de
Saint-Pierre, vous eussiez retrouve la plus grande partie des
prières qui composent le bre'viaire romain actuel , lequel
n'en est que l'abrège', breviarium. Je sais que rien ne vous
oblige a des recherches de ce genre, mais cependant quand
on veut parler de quelque chose , il est toujours bon d'en pren-
dre une ide'e. La basilique de Saint-Pierre n'a donc point ré-
pudié la communion des prières catholiques ,• et pas un mot de
ce que j'ai dit sur les liturgies françaises n'est applicable à
cette ve'ne'rable Eglise.
Ce que vous dites de S. Grégoire-le-Grand ne prouve rien
par la raison qu'il prouve trop. Ce saint Pontife sou (Fiait la
diversité des liturgies, de même que l'Eglise de son temps
n'avait point encore prescrit l'unité de langage dans les offices
divins. Le Saint-Siège s étant depuis prononcé sur un point
comme sur l'autre, tous les argumens que vous entasseriez
pour attaquer l'unité de liturgie, vous les aurez à résoudre
contre les partisans de la langue vulgaire. La permission que
S. Grégoire donna à S. Augustin , l'apôtre d'Angleterre , de
choisir entre les diverses coutumes, paraît plutôt une sorte
d'exception qui appuie la doctrine que je défends , qu'une
preuve en faveur de la vôtre. En outre , il paraît que nonobs-
tant cette dispense , les églises d'Angleterre dès leur berceau
pratiquaient ies rits et les cérémonies de l'Eglise romaine.
Vous en pouvez trouver les preuves tout au long dans Tho-
massin , sur la discipline de l'Eglise.
Lorsque vous m'objectez la conduite de Rome vis-à-vis des
Grecs unis, vous retombez de nouveau dans la même méprise.
Encore une lois, il s'agit dune exception, et vous savez qu'il
est reconnu qu'une exception, loin d'ébranler la règle, la con-
firme. Peut-être trouverez- vous que je vous donne souvent la
même réponse ; je vous dirai à cela que c'est vous qui m'y forcez
en répétant si souvent la même objection. La raison pour la-
quelle Rome tolère et autorise dans l'Eglise les liturgies anti-
ques, je l'ai dc'ja dit , c'est qu'elle lia rien à craindre de V anti-
quité, bien différente en cela de vos nouveaux liturgistes qui
n'ont eu rien de plus pressé que de nous donner du neuf, en
toutes choses, parce que, comme je l'ai dit également, le passé
les embarrasserait.
( i5)
La règle de S. Chrodegand , évêquc de Metz , m'assurez-vous,
prescrit un office pour les clercs ou chanoines de son église.
D'accord , Monsieur ; mais si cet office est celui de l'Eglise ro-
maine, que prëtendez-vous conclure de là? Or, voici les pa-
roles de Paul diacre , auteur d'une histoire des évêques de
Metz. Après avoir rapporte' que saint Chrodegand fut envoyé' à
Rome par le Roi Pe'pin, pour une mission importante, il nous
apprend qu'à son retour il établit le rit romain dans l'église de
Metz : « Ipsumque clerum abundanter lege divinà, romand que
» imbutum cantilenâ , moreni et ordinem romance licclesiœ ser-
» vare praecepit. » Si vous n'avez pas le loisir de chercher ce
texte dans l'original , vous pouvez le trouver dans l'Histoire de
France, de Duchesne , tome. II, page io4.
Autre distraction. Yalafrid Strabon dit que de son temps
la diversité des offices était très-grande , même entre les diffé-
rentes provinces. Avez-vous lu cet auteur, Monsieur? Je suis
bien porte' à croire le contraire. Eh bien ! moi , je l'ai lu , et
voici ce que J ai trouve' dans son livre De rébus ecclesiasticis,
chap. xxv, De horis canonicis , etc. , Bibliotheca Patrum, tome xv,
pag. ig5. Après avoir parle' de la varie'te' des usages que le
temps et la différence des mœurs avaient introduits, il ajoute :
« Sed privilegio romanae Sedis observato , et congruentiâ ra-
» tionabili dispositionum apud cnm factarum persuadente ,
« factum est ut, in omnibus penè Latinorum Ecclesiis, consue-
» tudo et magisterium ejusdem Sedis praevaleretj; quia non est
» alia traditio œquè sequenda , vel in régula fidei , vel in ob-
« servationum doctrinâ (1). » Cependant^Valafrid Strabon vivait
sous Louis-le-De'bonnaire, par conséquent à une e'poque assez
e'loigne'e de celle où l'Eglise a fait une loi de cette uniformité'.
Ce qu'il signale ici n'est donc que cette tendance catholique
qui , dans tous les temps , et en toutes choses , force toute
église à graviter vers Rome.
L'autorité' de Sozomène dont vous cherchez à vous pre'valoir
n est d'aucun poids ; cet historien ayant vécu dans un siècle
trop éloigné de ceux où l'Eglise romaine s'est occupée de
réunir tous les hommes dans le même langage. Seulement je
vous exhorte à consulter cet auteur dans 1 endroit même que
vous avez cité, probablement sur la foi d'autrui. Vous y ver-
(1) Cependant, à cause du privilège du Siège romain, et de la sa-
gesse de ses pratiques, il est arrivé que dans presque foutes les égli-
ses latines } la coutume et l'autorité de ce même Siège a prévalu ; parce
qu'en effet il n'existe point de traditions qui doivent autant servir de
règle, soit dans les choses de la foi, soit dans l'observance des coutumes.
( 16 )
rez que Sozomène , après avoir reconnu que les différentes
e'glises pratiquent différens rits , ajoute que cette fidélité aux
anciens usages peut devenir dangereuse en ce qu'elle rend quel-
quefois les erreurs héréditaires et indestructibles. Vous savez
que cest là ce que j'ai dit aussi moi-même; convenez que
c'est une assez pauvre raison en faveur de liturgies diocésaines
non approuvées par l'Eglise.
Pour montrer que les Souverains-Pontifes n improuvent pas
les nouvelles liturgies gallicanes, il vous est venu je ne sais
comment la pensée d'invoquer le grand nom de Benoît XIV.
C'est une belle autorité; si vous pouviez la revendiquer, vo-
tre cause n'en serait pas plus mauvaise. Par quelle maladresse
allez vous donc citer tout juste ce qui vous condamne P Suivant
votre citation, Benoît XIV enseigne que les ëvëques ne doi-
vent point changer la liturgie, sans avoir consulté le Saint-
Siège. Or, comme les évêques de France n'ont jamais pris
pour cela l'avis du Saint-Siège, si ce texte prouve quelque chose,
c'est contre vous. En vain ajoutez-vous que ce grand Pape cite
quelquefois avec éloge les rituels de Paris, de Strasbourg, de
Toul , de Cahors , de Tulle. Cela ne démontre qu'une chose,
votre peu de connaissance dans la liturgie. Un rituel n'est un
livre liturgique que par les formules pour l'administration des
sacremens , les bénédictions, etc. : le reste, c'est-à-dire ce qui
concerne les règles de conduite dans tel ou tel cas, les ordon-
nances épiscopales, les statuts synodaux, les résolutions de
cas de conscience , tout cela forme une partie a part , et une
partie entièrement du domaine de l'évêque. Le rituel romain,
après les formules sacrées, ne renferme que très-peu de dis-
positions de ce genre, et dans tous les diocèses où l'on suit le
romain . on est forcé d'v suppléer par des ordonnances loca-
les, témoin, par exemple, le rituel de Toulon. Il n'est donc
pas étonnant que Benoît XIV rende justice, quand il y a lieu,
aux réglemens qu'il a trouvés dans la partie administrative de
nos rituels. Il n'y a pas dans tout cela un mot pour autoriser
les nouveaux rituels , en tant que liturgies.
Il vous était échappé un anachronisme assez plaisant à pro-
pos du bréviaire du cardinal Quignonez. Vous vous êtes re-
tracté ; je n'ai plus rien à dire , sinon qu'un peu moins de pré-
cipitation dans la composition de vos articles vous eût peut-être
fait éviter quelques-unes des nombreuses bévues dont ils sont
parsemés. Mais puisque nous sommes sur le bréviaire de Qui-
gnonez, je profite de l'occasion pour vous apprendre quelque
chose de nouveau. Croiriez-vous , Monsieur, que ce cardinal,
qui obtint pour son bréviaire l'approbation momentanée du
( i7 )
Saint-Siège , ne fnt jamais honoré de celle de la Sorbonne ? La
sacrée faculté, après avoir considéré que dans ce bréviaire
l'ordre et le nombre des psaumes étaient dérangés, que les le-
çons n'étaient plus les mêmes , que de nombreuses omissions
et de fréquens cbangemens le rendaient, pour ainsi dire, nou-
veau, ajoute : « On a lieu d'être surpris de la hardiesse avec
» laquelle l'auteur de ce nouveau bréviaire rejette toutes ces
» salutaires institutions établies, pour ainsi dire, dès l'origine
» de l'Église et parvenues jusqu'à nos jours. Il a fait preuve de
» peu de sagesse, lorsqu'il a osé préférer, sans rougir, sa pro-
» pre manière de voir aux antiques ordonnances de nos pères,
» aux usages communs et approuvés. Nous devons donc mettre
» chacun à même de juger combien est dangereuse cette édi-
» tion d'un pareil bréviaire, et combien on doit s'y opposer (i). »
Ainsi parlait la Sorbonne en i535. Elle qualifiait aussi sévère-
ment que moi , des innovations beaucoup moins considérables
que celles dont nous avons été témoins.
Vous me faites, Monsieur, une espèce de crime d'avoir dit
que les partisans des nouvelles liturgies s'étaient maladroite-
ment prévalu d'une parole plus brillante que solide de S. Au-
gustin , qui comparait la diversité des coutumes liturgiques à
la variété des couleurs de la robe de l'Epouse. Ce que j'ai dit,
je le dis encore , et de plus je ne crains pas d'affirmer que
S. Augustin lui-même, s il eût vécu mille ans plus tard, se se-
rait fait gloire de penser à ce sujet comme les Papes et les
conciles. Le respect que nous devons à ce grand docteur ne
nous permet pas de penser autrement. Quant à la comparaison
elle-même, on n'y doit voir qu'une de ces innombrables expli-
cations tropologiques de l'Ecriture qu'employaient les Pères de
l'Eglise, et qui de l'aveu des théologiens ne présentent une au-
torité véritable que lorsqu'elles sont consacrées par l'Eglise.
A propos du respect dû aux Saints , savez-vous , Monsieur ,
que vous les traitez assez lestement. De quel droit refusez-vous
au grand Pape Grégoire VII le titre de Saint, lorsque vous l'ac-
(i) Qiuîm autera hnec usque adeô salutaria Ecclesia; instituta, in ec-
clesiaslicis oiliciis , à primordio fermé Ecclesiae ad hrec usquc tempora
servata fuerint , mirum quonam pacto is qui novum hoc breviarium
edidit , h. oc omnia rejiciat l'an'im quoquc sapera sobriè \ i > 1 1 ^ est
hujusinodi scriptor , dura, suam iinius sententiam antiquis patrum dé-
crctis , communi et approbato usui minime erubuit praefèrre ; proindè
est quim periculosa sit nec ferenda hujusmodi breviarii editio cognos-
cant omnes opère pretium est ostendere. D'Argentré 5 CoLlcctio judicio-
rum de novis erroribns , 1 ^33 , lom. 11, pat;, iai.
II. 3
( 18 )
cordez dans la même page à S. Datasse , S. Le'on , S. Ge'lase ,
S. Gre'goire , S. Pie V ? Je dois penser charitablement qu'en
donnant à ces grands personnages le titre qu'ils méritent, votre
désir est de donner une marque de soumission à 1 Eglise, et
non de faire un acte de L'indépendance de votre jugement ; d'a-
près cela, quel peut être votre motif pour ravir un si beau
titre à un Poutiiè que la même Eglise en a cru devoir hono-
rer? Cette singulière conduite peut être celle d'un janséniste,
mais on ne saurait la reconnaître pour celle d'un catholique.
Que vous a donc fait S. Gre'goire VII pour que vous osiez lui
refuser insolemment le titre qu'il a mérite' , et braver ainsi les
décrets de l'Eglise? Est-ce parce qu'il a déposé un Empereur
couvert de crimes, en vertu de son autorité pontificale? Dans
ce cas , Monsieur , supprimez bien vite le titre de Saint que
vous avez eu la témérité' ultramontaine de donner à S. Pie V.
Quoique vous n'en sachiez rien, quoique nos agiographes gal-
licans se soient appliqués à l'effacer de la vie de ce grand Pane,
il n'en est pas moins vrai qu'il a déposé solennellement Elisa-
beth , Reine d'Angleterre ,- par la bulle Régnait* in cxcchis ,
que vous trouverez au bullaire de ce saint Pontife, sous l'an-
née 1570, en date du 5 des calendes de mars. Je ne résiste
pas à l'envie de vous faire connaître le considérant de cette
bulle : le voici : <• Fvegnans in excelsis , cui data est omnis in
» Ccelo et in terra potestas , unam , sanctam, catholicam et
» apostolicam Ecclesiam , extra quarn nulla est sains, uni soli in
» terris videîicet apostolorum principi Petro , Petrique succes-
» sori romano Pontifici , in potestatis plenitudine tradidit gu-
» bernandam. Hune unum super omnes gentes et omnia régna
« principem constituit, qui evellat, destruat , dissipet, disper-
» dat, plantet et œdificet, ut fidelem populum màturae cari-
»> tatis nexu constrictum , in unitate spiritûs contineat, salvum-
» que et incolumem suo exhibeat Salvatori (1). » Suit l'acte de
déposition lancé contre la cruelle ennemie du catholicisme.
(1) Celui qui règne dans les Cieux , et qui a reçu toute puissance au
Ciel et sur la terre, a coniié son Eglise une, sainte . catholique et apos
tolique, hors de laquelle il n'y a point de salut , à un seul homme sui
la terre, à Pierre. Prince des apôtres, et au Pontife romain, succes-
seur de Pierre, afin qu'il la gouverne dans la plénitude de la puissance
C'est lui seul qu'il a établi prince au-dessus de toutes les nations et de
tous les royaumes, avec la charge d'arracher, de détruire, de dissiper,
cie perdre, de planter et d'édifier ; avec la mission de contenir dans l'u-
nité île l'esprit le peuple fidèle enchaîné dans les liens d'une mutuelle
charité , et de le conduire sain et sauf à son Saiiycur.
m-
«I,-
k l9 i
Dans vos principes , cet acte a dû être au moins un pe'che' mor-
tel , car recourir à la bonne foi pour excuser un Pape , et un
Pape comme S. Pie V , c'est chose par trop impertinente. Vous
ne voyez nulle part qu'il s'en soit repenti ; tout porte à crain-
dre que ce Pape ne soit mort dans son pêche' : comment osez-
vous lui donner le titre de Saint, ce titre que vous refusez
pour la même raison à S. Grégoire \II? Avouez qu'il y a là
dedans une singulière inconséquence ; reste à savoir ce qu'en
pense, dans le Cieux, Celui qui a couronné ces deux grands
Pontifes.
Pendant qu'on imprimait votre premier article , mon troisième
a paru , cela vous a mis à même de lui donner un petit coup
de votre massue, dans votre numéro du 9 juin. Je suis fâché
que vous ne soyez pas entré davantage dans la discussion ; j'au-
rais été curieux d'apprendre comme quoi la liturgie parisienne,
par exemple , a autant ou plus d'autorité que la liturgie ro-
maine. Ces choses là font toujours plaisir à entendre dire. Loin
de là , vous vous mettez tout bonnement à critiquer mon titre :
Considérations sur la lilurg:e catholique , et vous prétendez que
parce que j'ai intitulé ainsi mes articles, je veux dire que la
liturgie romaine est la seule à qui l'on puisse donner le nom de
Catholique. Je vous l'avoue , je n'avais pas encore pensé à cela.
Je croyais tout bonnement, et ceux de mes lecteurs que je
connais, le comprennent ainsi , que ce titre équivaut à celui-ci :
Considérations sur la liturgie dans l'Eglise catholique. Un tel
sujet me force de parler souvent é,e la liturgie romaine, et de
la signaler comme la première de toutes , mais je n'a pas écrit
un mot qui puisse autoriser la grosse sottise qu'il vous plaît de
me prêter. Vous pouvez lire tout le contraire en plusieurs en-
droits de mon travail.
Comme je tiens par-dessus tout à mettre une entière bonne
foi , dans la controverse qui s'est élevée entre nous, je reconnais
ici avec franchise que, malgré mes recherches , il m'a été im-
possible d'acquérir la preuve par écrit de mon assertion sur la
proscription des nouveaux bréviaires dans l'Index romain. Ce fait
m'a été attesté plusieurs lois par des hommes trop respectables
et trop savans pour (pie j'ose le contredire, mais je sens qu'il en
est autrement pour le public. Je consens donc, jusqu'à plus ample
informé, a rétracter cette assertion : la question n'en reste pas
moins dans tout son entier. L'Eglise, comme on l'a vu, s'est
expliquée sur l'unité de liturgie, d'une manière bien autre-
ment imposante que n'eût pu le taire la congrégation de Y Index.
D'ailleurs, aux veux d'un gallican, une semblable condamna-
tion n'eût été qu'un bien léger poids dans la balance , puis-
( 20 )
qu'une de nos précieuses liberte's consiste précisément a ne
tenir aucun compte des de'crets des congrégations romaines.
C'est avec un sentiment pénible , Monsieur , que je me suis
vu contraint de vous poursuivre avec tant de rigueur. Si vous
êtes équitable, vous conviendrez que je n'ai usé qu'avec mo-
dération du droit de représailles que le ton virulent de vos
articles me donnait sur vous. J'aurais craint de compromettre
la bonté de ma cause, si je me fusse laissé aller à l'invective;
et si vous me reprochez d'avoir été un peu vif en quelques
endroits, un lecteur désintéressé trouvera peut-être que je n'ai
pas dit encore tout ce que je pouvais dire. Apprenez donc une
bonne fois, qu'on peut être un écrivain du Mémorial , et ce-
pendant répondre avec mesure aux injustes attaques de Y Ami
de la Religion et du Roi. Puissiez-vous prendre enfin la réso-
lution de vivre en pais, avec ceux qui, comme vous sans doute,
n'ont d'autre désir que celui de servir la cause de l'Eglise !
Puissiez-vous bientôt renoncer à cette humeur inquiète et tra-
cassière qui vous porte a contredire, à harceler sans cesse tous
ceux qui croient pouvoir faire quelques pas dans une carrière
que , par un étrange monopole , vous semblez vouloir exploiter
tout seul !
C'est le vœu que je forme bien plus pour vous-même, que
pour la vérité , qui n'a besoin ni de vous , ni de moi , pour
triompher.
L'auteur des Considérations sur la Liturgie catholique.
( Revue catholique , Juin i83o. )
SYNODICOIJ EELGICUM,
SIVE ACTA OMSIUM ECCLESIARUM BELGII A CELEBRATO CONCILIO
TRIDESTIXO AD COKCORDATUM 1801.
La collection que nous annonçons au public avait été com-
mencée, il y a plus de dix ans, par le savant Van de Velde,
ancien professeur à 1 université de Louvain ; mais la mort ne
lui avait pas permis de conduire à son terme cette utile en-
treprise.
Cependant elle ne devait pas rester inachevée , et l'on dési-
rait généralement voir paraître au grand jour ces nombreux
monumens de la pieté , de la sagesse et de la fermeté des égli-
ses belges, si célèbres entre toutes les églises du monde par
( 21 )
leur inaltérable attachement au Saint-Siège , centre de l'unité' ,
et souverain Juge de toute controverse en matière de loi.
Mais , pour continuer et compléter dignement un si impor-
tant recueil, il fallait un homme aussi savant qu'infatigable,
et dont la piété et l'orthodoxie fussent à l'abri de tout soupçon
et inspirassent une confiance ge'ne'rale.
Heureusement cet homme s'est rencontre'. M. l'abbé De Ram,
bibliothécaire de l'archevêché' de Malines , cédant au vœu du
cierge' belge , et encourage' par l'honorable suffrage de M. le
prince de Me'an , pre'lat aussi distingue' par ses vertus que par
ses lumières , consentit à consacrer tous ses soins à cette inté-
ressante collection.
Les divers monumens dont elle se compose sont divisés en
cinq sections.
.La première comprend tous les conciles provinciaux de l'ar-
chevêché' de Malines.
La seconde contient les assemblées des évêques dont un grand
nombre d'actes extrêmement remarquables étaient inédits jus-
qu'à ce jour.
La troisième renferme les synodes diocésains.
Les congrégations des archiprêtres , ou doyens ruraux , con-
stituent la quatrième.
Enfin la cinquième se compose de mandemens ou instruc-
tions pastorales.
A toutes les qualités qui doivent assurer à ce recueil les
suffrages de tous les ecclésiastiques instruits, se joint le mérite
typographique.
L'intérêt qu'il présente n'est pas , comme on pourrait le
croire , borné aux seules églises de Belgique , car , outre que
les persécutions et les combats qu'a eus à soutenir cette noble
partie de la catholicité ne sauraient être indifïérens aux catho-
liques français , qui ne sait que tout ce qui s'est passé dans les
Pays-Bas est étroitement lié à l'histoire générale de l'Eglise ; et
plus particulièrement encore h celle de l'église gallicane ?
Les églises belge et française ont eu et ont encore a lutter
l'une et l'autre contre les erreurs du jansénisme et contre les
envahissemens de la puissance temporelle. On leur présente à
toutes deux la servitude sous le nom de libertés : leur cause est
commune. Elles doivent donc s'unir pour combattre l'ennemi
commun , et se prêter un mutuel secours.
Or, pour résister aux séductions de l'erreur et aux servitudes
qu'on prétend leur imposer, ces deux illustres églises trouve-
ront dans la belle collection que nous devons aux soins de
( " )
M. l'abbé De Ram, de grands exemples de courage et des armes
victorieuses.
La déclaration du cardinal de Franckenberg , archevêque de
Malines sur l'enseignement du se'minaire-ge'ne'ral de Louvain,
et les actes du même pre'lat relatifs aux erreurs du jansénisme,
et aux entreprises de lEmpereur Joseph II sur les droits de
l'autorité ecclésiastique, nous ont paru surtout dignes de re-
marque.
Voici en quels ternies lillustre et courageux archevêque y
dépeint les janse'nistes :
« Une secte inquiète , artificieuse , et d'autant plus dange-
reuse qu'elle se de'guise sous l'apparence de la pie'te' et d'une
morale austère , trouble depuis plus d un siècle 1 Eglise catho-
lique de la manière la plus effrayante. Proscrite par des de'crets
multipliés du Saint Siège, suivis de ladhésion et du suffrage
de tous les e'vêques du monde chre'tien , et par conséquent de
1 Eglise universelle , cette secte altière et rebelle ne cesse
d agiter tous les ordres de l'Eglise et d'embarrasser même, sans
que peut-être on s'en doute , les ressorts de l'administration
civile.... En vain voudrait-elle se faire passer pour un fantôme,
persuader qu'il n'y a plus ni janse'nistes ni janse'nisme , et faire
accroire que ses erreurs n'existent que dans l'imagination de
ses adversaires : un pareil artifice n'en impose plus à personne....
Quel est le catholique , qui , sans cesser de l'être , se persua-
dera que depuis un siècle et demi les Papes et tous les e'vêques
du monde se sont obstine's à combattre un fantôme ; que 1E-
plise universelle, jouissant dans sa dispersion comme dans son
assemble'e en concile de l'infaillibilité en matière de doctrine,
ait employé et dirigé ce don précieux et divin contre des er-
reurs imaginaires, contre des hérétiques qui n existaient pas,
et contre une hérésie inventée par ceux même qui la combat-
taient. Non , une assertion si contraire à la sainteté de 1 Epouse
de Jésus-Christ est un blasphème qu'aucun catholique ne peut
approuver sans apostasier dans sa foi (i). »
On trouve un beau modèle du courage que doivent déployer
les e'vêques en défendant le pouvoir de l'Eglise et de son chef,
dans les respectueuses , mais énergiques réclamations du même
prélat contre les attentats d'un despotisme anti-catholique.
« La religion, Sire, n'est point l'œuvre des hommes, mais
celle de Dieu même. Jésus-Christ qui est descendu du Ciel
pour l'établir dans le monde, et qui en est le divin Législateur,
(i) Tome II, p. 520, 52i.
( 23 )
ne l'a point confiée aux princes de la terre , qai au moment de
son établissement e'taient ses plus cruels persécuteurs , mais
aux apôtres et à leurs successeurs , qu'il a rendus les dépositai-
res de la foi, en chargeant sur-tout eX particulièrement leur Chef
de paître non-seulement ses agneaux, mais ses brebis mêmes , en
lui remettant les cleis du royaume des Cieux , et lui donnant
un pouvoir illimité de lier et de délier , avec promesse que
tout ce qui sera ainsi lié ou délie' sur la terre , le sera aussi
dans le Ciel. L'administration de l'Eglise universelle appartient
donc essentiellement aux Pontifes et à l'Eglise elle-même; c'est
eux seuls , qui de droit divin en ont le gouvernement et la
juridiction; les princes en sont les protecteurs et les de'fen-
seurs , mais, enfans de 1 Eglise eux-mêmes, ils ne sauraient
agir en législateurs sans passer les justes bornes de leur puis-
sance (i). »
Enfin, dans un temps où la puissance temporelle, par les
fatales ordonnances du 21 avril et du 16 juin, a porté de si
graves atteintes aux droits de l'épiscopat sur l'éducation des
jeunes élèves du sanctuaire et sur la surveillance des écoles
primaires , on ne verra pas sans intérêt les vrais et solides
principes qu'opposait, dans des circonstances a peu près sem-
blables, M. le cardinal de Franckenberg aux coupables entre-
prises de l'Empereur Joseph II , relatives à l'établissement à
Louvain dune école de hautes éludes ecclésiastiques.
« Jésus-Christ, disait le vénérable prélat, n'a donné sa mis-
sion pour tout ce qui concerne la religion qu'à saint Pierre ,
aux apôtres et à leurs successeurs, et non pas aux princes de
la terre, et par conséquent il ne peut appartenir à l'autorité
souveraine d'ériger, d'organiser et d'administrer une école où
soit enseignée la science de la religion , à ceux sur-tout qui se
destinent à la cure des âmes et au saint ministère , puisqu'alors
une telle école , J'alite de mission légitime, ne dériverait plus
de cette source divine et unique , d'où doit sortir tout enseigne-
ment des vérités de la religion.
» Bien moins encore cette même autorité , pour favoriser
cette nouvelle institution , pourrait abolir les écoles de théo-
logie dans les séminaires épiscopaux , institués et administrés
en tout temps par l'autorité de l'Eglise, et dont l'usage constant,
qui date de la plus haute antiquité, a été renouvelé et confirmé
par le sacré concile de Trente : ce qui forme pour le droit
des évêques une possession légitime, inconlestable et immé-
moriale.
(1) Tome II , p. 53i , 53a.
( H )
» Le plan du séminaire-général vise à renverser tous les droits
du sacerdoce et de l'épi scopat , en réduisant tout le ministère
des évêques quant à l'enseignement, d'actif qu'il est essentiel-
lement, à une influence purement passive, inopérante et ineffi-
cace, et en faisant des juges de la doctrine de simples surveil-
lans et des délateurs de l'erreur à la puissance séculière , dont
il ne leur est pas permis de reconnaître le tribunal , comme
compétent sur ce point.
« Ce plan confondrait l'ordre hiérarchique étahli dans l'E-
glise , autorisant les évêques à surveiller la doctrine dans le
diocèse de Malines, où le séminaire général se trouverait, et
d'y redresser par eux-mêmes les professeurs qui s'écarteraient
de la vérité, tandis qu'un tel droit ne peut appartenir qu'à
l'ordinaire seul, les autres évêques ne pouvant exercer aucun
acte de juridiction hors des limites de leurs diocèses, excepté
dans le cas d'un concile canoniquement convoqué. D'un autre
côté, en conservant à l'archevêque de Malines son droit, on
blesserait la juridiction des autres évêques, qui, obligés d'en-
voyer leurs étudians en théologie à Louvain hors de leurs
diocèses, ne pourraient plus juger par eux-mêmes de la doc-
trine qu'on leur enseignerait.
» Enfin les évêques ne peuvent concourir à un établissement
qui les priverait du droit radical et inséparable de l'épisco-
pat , d'enseigner la science de la religion dans toute l'étendue
de leurs diocèses , et qui détruirait en même temps leurs sé-
minaires , fondés pour la plupart par la générosité de leurs
prédécesseurs , pour l'avantage de leurs diocésains , sur les-
quels les chapitres de leurs cathédrales , aussi bien que les
boursiers qui y étaient entretenus dans leur propre pays, ont
des droits incontestables ; que les évêques , à leur sacre et en
prenant possession de leurs sièges, ont promis de conserver et
de soutenir sous serment.
» Ce sont là les principaux obstacles (et non pas uniquement
le danger de la doctrine) qui empêchent les évêques de con-
courir à rétablissement du séminaire général , auquel ils ne
pourraient se prêter sans se laisser enlever le dépôt sacré de
la foi qui leur a été confié, et le transmettre à la puissance
séculière; sans renoncer par le fait au droit de l'enseignement,
qui est inhérent à l'épiscopat , et sans se rendre coupables en-
vers leurs églises et leurs successeurs, en ne leur conservant
pas des droits et des prérogatives qu'ils ont juré de maintenir ( i ). »
(i) Tome II, p. 537, 538.
( ^5 )
Les deux volumes publie's par M. l'abbe' De Ram, et que
nous annonçons aujourd'hui, ne renferment que les actes re-
latifs à l'archevêché de Malines. Nous engageons vivement le
pieux et savant éditeur à continuer ses utiles travaux, car il
nous tarde de voir aussi paraître les monumens des autres e'glises
belges qui doivent comple'ter cette importante collection.
( La Revue catholique, Juin i83o. )
NOTICE SUB. X.E CABDINAS, DE Ï.A SOMAGLIA.
Le cardinal Jules-Marie de la Somaglia , évêque d'Ostie et
de Velletri , doyen du sacré Collège, dont nous avons annoncé
la mort dans le précédent Diar'io, naquit à Plaisance le 29
juillet 1744, de 1 illustre famille Capece Anghillara des com-
tes de la Somaglia. Il eut pour parrain le cardinal Jules Albe-
roni , et reçut à cause de cela le nom de Jules, auquel on
ajouta ceux de César et de Marie. Envoyé par ses parens au
collège Nazaréen, à Rome, il y étudia avec beaucoup d'appli-
cation et de succès. Etant entré ensuite dans la carrière ecclé-
siastique , aux études de son état il joignit celles des belles-
lettres et du droit public , et par différentes productions lues
dans les académies de Rome il donna des preuves de son savoir
et de son bon goût. Clément XIV lui donna une place parmi
les camériers secrets surnuméraires en 1769, et parmi les
prélats de sa maison en 1773 ; Tannée suivante il lui conféra
le titre de secrétaire des Indulgences et des S. Reliques. Pie VI
le nomma secrétaire de la S. congrégation des Rits en 1784,
puis secrétaire de la S. congrégation des évêques et des régu-
liers en 1787; il lui conféra le titre de patriarche d'Antioche
en 1788, et enfin, en 1795, il le créa cardinal de l'ordre des
prêtres et le nomma son vicaire-général à Rome. Il eut d'abord
le titre de Sainte-Sabine, et ensuite celui de Sainte-Marie supra
Mincrvam. Quand en février 1798 une armée étrangère mar-
chait sur Rome, Pie VI l'envoya avec deux autres députés vers
le général , pour connaître ses véritables intentions , et pour
sauver, s'il était possible, par des négociations la capitale du
monde catholique des calamités dont elle était menacée. Arrivé
à Narni , le cardinal de la Somaglia comprit qu'il était impos-
sible avec de simples négociations d'arrêter la marche des
troupes, mais il découvrit que le général avait l'ordre, ou du
moins lintention de s'assurer de la personne de deux illustres
IL 4
( 26 )
cardinaux , qui , sur son avis , purent s'éloigner à temps de
Rome (i). La révolution qui eut lieu alors à Rome obligea le
cardinal de la Somaglia à en sortir avec tous ses collègues.
Après la mort de Pie VI, il vint assister au conclave de Venise.
Le nouveau Pape , Pie VII , restant encore dans cette dernière
ville lui confia la mission importante de se rendre a Rome ,
avec les cardinaux Jean-François Albani et Rovereila , pour y
reprendre le gouvernement qui e'tait alors entre les mains des
étrangers (2). A la nouvelle invasion de Rome, en 1809, le
cardinal de la Somaglia fut force', ainsi que ses collègues, de
venir en France; il fut relègue' assez tong-temps à Me'zières ,
puis à Gharleville. De retour à Rome, en i8i4, il fut fait e'vê-
que suburbicaire de Frascati et arcbiprêtre de la basilique de
Latran. En i8i5 , Pie VII e'tant obligé de s'absenter pour trois
mois de Rome, y laissa une junte pour gouverner sous la pré-
sidence du cardinal de la Somaglia (3), qui sut de' ployer dans
des temps si difficiles une énergie et une habileté dont on con-
serve encore le souvenir. En 1818, il fut transféré à l'e'vêcbe'
de Porto et de Sainte-Rufine, et nomme' vice-cbancelier de la
Sainte-Eglise, sommiste, et commandeur de Saint-Laurent in
Damaso. Il cessa alors detre vicaire de Rome. Enfin en 1820,
il fut tranféré à l'e'vêcbe' d'Ostie et de Velletri, et devint doyen
du sacré Colle'ge. Les affaires du se'm inaire de Velletri se trouvant
un peu de'range'es , il y introduisit avec le temps une bonne
administration. La commune de cette ville (communitâ délia
stessa cittâ), où le cardinal-doyen exerce une juridiction par-
ticulière et dont il est gouverneur, e'tait e'galement obe'rée. Il
arrangea les cboses de telle façon , qu'on parvint à payer pour
34,ooo e'cus de dettes , et qu'on put encore en de'penser envi-
ron 60,000 à des e'difices publics : somme considérable pour
une population de n,5oo babitans. Léon XII , à peine élevé
au pontificat, le choisit pour secrétaire d'Etat, et dans l'exer-
cice d'un si baut emploi, il s'acquit par son babilete bien des
titres a l'estime publique qui seront certainement recueillis
par l'histoire. Son grand âge le força de se démettre de cette
charge en juin 1828. Il fut nommé en outre par Léon XII
bibliothécaire de la Sainte-Eglise, et pour laisser un témoi-
gnage du zèle qu'il apportait à ses fonctions , il donna à la
bibliothèque du Vatican , entr 'autres objets , un intéressant
(1) V. Coppi, Annales d'Italie, 1798, §§ a5 et 27.
(2) Ibid. 1800, § 47-
(3) Ibid. 181 5, % 67.
( 27 )
papyrus grec-égyptien du temps de Ptoléniée-Philadelphe ; il
chargea deux savans de l'expliquer, et il fit venir pour cela
de Paris , à ses Irais , tous les livres qui leur e'taient nécessai-
res. Outre les places dont nous avons fait mention, il fut encore
secrétaire de la congrégation du Saint-Office , préfet des con-
grégations des Rits et du Ce'rémonial, et membre de six autres
congrégations. 11 remplit toujours ces diverses et importantes
charges avec autant de zèle que d'intelligence, et avec cette
gracieuse urbanité' qui captive les cœurs sans nuire à la dignité'.
S. M. le Roi de Sardaigne lui conféra, en 1828, l'ordre de la
SS. Annonciade, honneur qui n'est accorde' qu'à un petit nombre
de ses sujets les plus illustres, et rarement à des e'trangers.
Majestueux (maest oso ) dans sa personne, le cardinal a conservé
jusqu'à l'âge de 86 ans une parfaite santé. Dans la journée du
3o mars dernier, il fut pris d'une forte fièvre causée par une
inflammation des poumons ; il vit avec calme approcher sa
dernière heure, reçut les sacremens avec une grande piété,
et le 2 avril au matin s'endormit paisiblement dans le Seigneur.
Ses obsèques ont été célébrées avec les cérémonies ordinaires
dans l'église de Saint-Laurent in Damaso , d'où le corps a été
porté à Sainte-Marie supra Minerva/n, où il avait marqué sa
sépulture. » [Diario cli Roma, 7 avril i83o.)
X-'ÉCO^E B'ATHSBIES (r) ,
Ou Tableau des variations et contradictions de la Philosophie
ancienne; par J. B. C Riambourg.
Nous nous empressons d'appeler l'attention sur cet ouvrage
qui a remporté le prix proposé par la société catholique des
Bons-Livres. Il est dû à la plume d'un magistrat, que nous
sommes heureux de compter au nombre de nos collaborateurs.
La sagacité impartiale avec laquelle il a apprécié dans ce re-
cueil les doctrines philosophiques du Globe , et celles de l'é-
cole dEdimbourg ont sûrement frappé l'esprit de nos lecteurs.
Nous empruntons aujourd'hui à l'Ecole d Athènes un tableau
raccourci des variations de la philosophie grecque : avant de
rendre un compte détaillé de cet ouvrage remarquable, nous
(1) A Paris, à la librairie catholique des Bons-Livres, rue Saint-Tlio-
mas d'Enfer, n° 5 ; et cnez Edouard Bricon , libraire, rue du Vieux-
Colombier , n° 19.
( »8 )
donnerons peut-être encore un extrait des conclusions qui le
terminent. Nous y trouvons re'sume'es nos propres pense'es, et
c'est une bonne fortune pour nous que de pouvoir les offrir
au public, ainsi concentrées par une main habile et exercée.
«Et sur quels points sont-ils de la sorte discordans ses préten-
dus sages que la raison guide? Serait-ce sur quelques questions
oiseuses dont la solution nous importe guère ? Non c'est lors-
qu'il s'agit d'expliquer la nature des dieux , d'en revenir aux
premiers principes , de remonter aux causes premières , de
déterminer les vrais biens , les vrais maux , de tracer les de-
voirs de la vie , qu'ils se divisent entre eux , et parlent cha-
cun un langage différent.
» S'agit-il, par exemple, de remonter aux principes des
choses, Thaïes dit que c'est l'eau qui produit tout; et il donne
à l'élément humide comme principe d'action , et pour diriger
ses opérations, une intelligence qu'il ne sépare point du prin-
cipe matériel , et qu'il semble identifier avec lui. Or cette
opinion que s'est faite Thaïes, il n'a pas eu le crédit de la faire
adopter par Anaxirnandre , son compatriote et son ami; car
celui-ci rapporte tout à une substance matérielle qui n'est ni
eau, ni air, ni terre, ni autre chose déterminée, mais un cer-
tain infini dans la nature, d'où toutes choses procèdent, où
toutes choses retournent; immuable dans son tout, muable
dans ses parties, ce qui donne lieu à des mondes innombrables
de s'engendrer , pour ensuite disparaître : c'est par suite de
ces transmutations que le monde tel que nous le voyons , et
les astres notamment qui sont autant de divinités, ont été
formés; en sorte que les dieux, suivant Anaxirnandre, reçoi-
vent l'être , naissent et meurent. Quant aux hommes et aux
animaux, il leur donne une singulière origine : formés d'a-
bord d'une liqueur épaisse revêtue dune écorce épineuse,
ils devinrent avec lâge plus secs; puis lécorce alors se rom-
pant, la race humaine fut produite. C'est ainsi qu'Anaximandre
fait sortir de l'infini , comme d'un principe unique , tout ce
qui a été , est et sera.
» Anaximène , disciple de ce dernier, tout en retenant l'i-
dée d'une substance unique et infiniment étendue, par qui
toutes choses sont engendrées, dans laquelle toutes choses se
résolvent, se la représente d'une autre manière : il prétend
que c'est l'air qui est le premier principe. Cet air, à l'en
croire, est infini et toujours en mouvement; ce mouvement
est par lui communiqué avec la vie à tout ce qui existe ; en se
raréfiant, en se condensant, il encendre les élémens d'où sor-
( 29 )
tent les êtres compose's. Les dieux mêmes sont une de ses pro-
ductions.
» Tandis que ces choses se débitent de ce côté, j'entends
He'raclite qui annonce d'autre part que c'est le feu qui est le
principe ge'nérateur. Eternel, incre'e', ce feu donna naissance
à l'air en se condensant ; l'air en s'e'paississant a l'orme' l'eau ;
cette eau en devenant plus dense a ensuite produit la terre :
le feu , l'eau , l'air et la terre d'abord séparés , puis re'unis et
combine's , ont donne' la forme aux cboses que nous voyons,
lesquelles après avoir pris la même route en sens inverse , se
résoudront toutes en feu e'tbe're'. Ainsi, d'après He'raclite, c'est
le feu e'ie'mentaire qui est la cause première : il a l'intelligence
en partage; il donne la vie; il communique le mouvement :
et par son action qui pe'nètre toute la substance de l'univers ,
il constitue pour tous les êtres la nécessite' invincible.
» Empédocle , formant un amalgame de ces systèmes diffé-
rens, divinise les quatre e'ie'mens si connus. Il dit que les par-
celles primitives de ces quatre e'ie'mens , qu'il se représente
comme indivisibles , matérielles et éternelles , formaient d'a-
bord une sorte de chaos d'où elles se sont dégagées par les
efforts de deux principes opposés, l'amour et la discorde. Ces
principes agissant constamment l'un contre l'autre , donnent
lieu par là t. ntôt a l'agrégation, et tantôt à la division des
parcelles élémentaires , ce qui amène toutes les combinaisons
que nous voyons; au reste la suite des transformations ne se-
rait dans le système d'Empédocle soumise qu'à la seule in-
fluence des causes mécaniques; l'intelligence n'y aurait au-
cune part.
» Ce n'est point sur ces principes que Pytbagore avait
originairement posé les fondemens de l'école d'Italie. Pytba-
gore faisait de l'universalité des êtres un tout auquel il don-
nait une âme pour l'animer. Ressort actif, principe intelligent ,
celte âme répandue dans toute la nature a tout formé en sui-
vant certaines proportions harmoniques, au moyen des nom-
bres qui sont les premiers élémens de toutes choses. De cette
âme universelle toutes les autres âmes sont sorties ; en sorte
que les âmes humaines, de même que les âmes des animaux
ne sont que des particules de cette substance unique qui pé-
nètre toutes les parties du monde. Unité merveilleuse, elle
est à elle-même son principe, sa racine, son carré et son cube :
monade féconde, elle a produit la dyade , ou le multiple : de
la monade et de la dyade. les nombres sont sortis ; les nombres
ont donné naissance aux points; les points aux lignes; les li-
gnes aux surlaces; les surfaces aux solides, c'est-à-dire aux
( 3o )
quatre élémens dont tous les corps se composent. Ainsi du con-
cours de la monade , principe actif, cause universelle , et de
la dyade , principe passif, ou la matière produite par voie
d'e'manation de la cause première, s'est forme'e la tryadc ou
le monde, être vivant, intelligent et sphérique.
» Xe'nophane , enchérissant sur les idées de Pythagore , ne
voit qu'un seul être dans la nature, et il n'y admet aucun chan-
gement : substance unique, doue'e d'intelligence, non produite,
e'ternelle, immuable, de figure ronde, qui' est Dieu. Ainsi,
d'après Xénophane , Dieu et le monde ne seraient qu'un seul
être qui n'est susceptible d'aucune modification, d'aucun mou-
vement. Si on lui objecte que de toutes parts on ne voit'que
générations et corruptions , changemens de toute nature ,
modifications de toute espèce, multiplicité', variation, et mou-
vement ; il re'pond que ces apparences n'ont point de re'alitë ,
et il prouve que rien , à vrai dire , ne s'engendre; que rien ne
pe'rit ; que rien n'est en mouvement.
» Parmënide ne reconnaît, comme son maître, qu'un seul
être1, une substance unique et permanente. De cet être il dit
qu'il est, tout et qu'il est un; qu'il subsiste de toute éternité;
qu'il est immobile; qu'il est immuable. Ce ne sont donc, sui-
vant lui , que des mots vides de re'alitë' ceux qu'emploie le
préjuge humain , en parlant de commencement et de fin , de
naissance et de mort, de ge'ne'ration et de corruption. Cepen-
dant ce philosophe ne disconvient pas qu'à ;,'en tenir aux appa-
rences, il semblerait qu'il y a plusieurs êtres; et s'accommodant
aux apparences , quand il raisonne sur les choses sensibles , il
suppose deux principes, le chaud et le froid, en d'autres ter-
mes, le feu et la terre, regardant le feu comme la cause effi-
ciente et la terre comme le principe mate'riel , il se figure ,
d'après cela, une sphère de feu et de lumière qui embrasse et
pénètre l'univers; c'est cela qu'il appelle Dieu.
» Les sentimens de Zenon d'Ele'e sur l'unité et sur l'immu-
tabilité de la substance unique ne différaient pas sensiblement
d'abord de ceux de Xénophane et de Parménide; mais, à force
d'insister sur cette prétendue vérité qu'il n'y a pas clans la na-
ture, aux yeux de la raison, pluralité, il a fini par douter de
l'existence de Vanité elle-même; en sorte qu'il soutient pré-
sentement que rien n'existe. Du reste et sur 1 impossibilité du
mouvement , il déduit avec habileté une suite dargumens très-
subtils, dont aucun de ses adversaires n'ai pu jusqu'ici rompre
l'enchaînement.
» Tandis que l'école d'Ele'e, détachée de celle de Pythagore,
se perd dans ses abstractions, voici qu'Anaxagore introduit
( 3i )
dans l'école d'Icnie îles nouveaute's fort étranges. Non-seulement
il admet, en opposition au sentiment qui vient d'être expose',
qu'il y a plusieurs êtres dans la nature, mais en outre , et mo-
difiant l'opinion d'Anaximène son maître , il soutient qu'il y
a plusieurs principes. Il distingue donc en premier lieu le
principe intelligent du principe matériel, assujettissant telle-
ment le dernier de ces principes aux premiers qu'il va jusqu'à
supposer la matière destituée par elle-même de toute tendance
au mouvement. Ainsi il conçoit d'abord une matière sans bor-
nes , compose'e de parties très-petites , e'parses et confuses.
Cette masse primitive , sans ordre , sans mouvement , sans
beauté', renferme les e'ie'mens de toutes les espèces de choses,
distinguée les uns des autres par leur essence propre , et se
différenciant par leurs qualités particulières. L'intelligence di-
vine portant son action sur cette masse informe, y mit l'or-
dre, lui imprima le mouvement; le monde en est résulté.
Telle est l'opinion d'Anaxagore , qui repose sur l'idée d'un
esprit simple et pur, n'ayant rien de commun avec la ma-
tière; d'où naît la distinction de deux principes coéternels ,
essentiellement différens par leur nature , dont l'un se trouve
être naturellement subordonné à l'autre.
» Que cette idée dune substance immatérielle ait été adop-
tée par Platon, comme plusieurs se le figurent, c'est ce que
je n'entreprendrai point de décider, car Platon là-dessus , comme
sur bien d'autres choses, laisse planer le doute et ne découvre
prs le fond de sa pensée : ainsi tantôt il dira que Dieu est in-
corporel; tantôt il énoncera, en parlant du monde, du ciel,
des astres , de la terre , que tout cela est Dieu. Ses opinions
prises en particulier manquent ordinairement de vraisemblance :
rapprochées les unes des autres, il est difficile de les concilier.
Cependant il semblerait qu'il reconnaît l'existence de deux
principes, si ce n'est pas de trois; car il nous représente un
Dieu incorporel et immatériel comme l'artisan , la matière
comme étant le sujet sur lequel Dieu a opéré, et ï idée comme
étant le type primitif sur lequel Dieu s'est réglé. Sur ce type
primitif, lorsque Platon s'explique davantage, il nous dit que
les idées sont les exemplaires et les formes éternelles des cho-
ses et constituent leur essence; qu'elles n'ont point été pro-
duites; qu'elles existent par elles-mêmes, et que seules elles
méritent le nom d'êtres : toujours présentes à la raison de
l'auteur de toutes choses; elles composent le monde intelligi-
ble, mais elles ne sont point la Divinité même. L'unité est
leur caractère , elles en impriment le sceau au multiple quand
elles soumettent la matière à des formes pour en tirer les cho-
( 32 )
ses sensibles et constituer le inonde extérieur. Ainsi Platon a
lair de ranger les idées au nombre des premiers principes des
cboses ; et de cette sorte, il paraîtrait qu'il en établit nette-
ment trois. Cependant il arrive que Platon , dans d'autres cir-
constances, semble n'en reconnaître plus que deux ; à savoir,
Dieu et la matière, tous deux e'ternels et tous deux inde'pendans
l'un de l'autre. Alors il se rapproche des idées d'Anaxagore ,
mais en y mêlant les siennes propres, puisqu'il attribue à la
matière (ce que ne fait point Anaxagore ) une force qui fait
qu'elle se meut d'elle même , un principe d'activité qui lui
est propre; on pourrait même dire une âme, malfaisante,
agissant sans règle et sans raison, se portant au désordre natu-
rellement : c'est alors que, retombant dans l'hypothèse d'Em-
pédocle, Platon se figure deux principes exerçant leur influence
en sens contraires sur toutes les choses de ce monde : d'où
se forme le destin. Enfin lorsque Platon imagine de donner au
monde une âme, on croirait qu'il va reproduire le sentiment
de Pythagore; mais bientôt, quand on l'entend s'expliquer sur
la nature de cette âme , à laquelle il donne un commence-
ment, et qu'il tire du sein de la Divinité pour en faire, avec
le principe d'activité de la matière, un être composé, chargé
d'animer et d'ordonner le monde, de lui donner toute la beauté
dont il est susceptible, on s'aperçoit que Platon, comme de
coutume, en s'emparant des pensées d'autrui , semble s'atta-
chera les rendre moins netles, plus vagues, plus confuses.
» Si l'on peut reprocher à Platon de la tergiversation, le
même reproche ne sera point fait à Zenon de Cittie, car l'hé-
sitation et le doute sont a jamais bannis du Portique. Vous êtes
donc tenu, Chrysippe , si vous êtes resté fidèle à l'enseigne-
ment de votre maître, d'affirmer, avec autant d'assurance que
si vous eussiez assisté au débrouillement du chaos , que le
monde est un être sage, un grand animal de figure sphéri-
que , qui nage dans le vide : qu'en lui réside une intelligence
qui a présidé à sa formation ; que la même intelligence, ou âme
du monde , que vous confondez avec l'éther , c'est-à-dire la
partie la plus subtile de la matière (car vous ne voulez pas
d'un Dieu incorporel ), anime tout, meut tout, gouverne tout,
en suivant l'impulsion nécessaire de sa propre nature, modi-
fiée par la composition des parties-grossières de la matière qu'il
façonne et qu'il met en action. Vous ajouterez à cela que le
soleil, la lune, les étoiles, comme étant des corps ignés ; la
terre, la mer, comme ayant pour âme le feu céleste, sont au-
tant de dieux. Que toutes les choses où l'on voit quelque effi-
cacité particulière méritent le nom de Divinité : et que les
( 33 )
grands hommes eux-mêmes dans l'âme desquels e'tincèle ce feu
divin, ont droit à ce titre. Enfin vous direz que ce monde,
après certaines périodes, périra pour revenir à l'état de feu
primitif, renaîtra ensuite , pour se dissoudre encore; annonçant
que, dans cette conilagration générale , non-seulement le monde,
mais aussi tous les dieux rentreront dans le sein de la Divinité
suprême, c'est-à-dire quils seront absorbés dans l'éther ou feu
primitif.
» Mais pendant que vous vous complaisez à développer ces
belles choses, Aristote survient, qui traite tout cela de chimè-
res, car il ne supporte pas qu'on dise que le monde a com-
mencé; et quand on lui parle de sa dissolution, il sourit de
pitié. Aristote , en effet , croit que le monde a toujours été et
sera toujours. Voici donc le système d'Aristote, autant du moins
qu'il est possible de le saisir : partant de ce principe, que tout
ce qui se meut, est mu par un autre, Aristote arrive à cette
conséquence qu'il y a un premier moteur qui n'est point
susceptible de mouvement, et qui est l'origine de tout mou-
vement, non point en agissant par lui-même comme cause ef-
ficiente , mais en se présentant comme cause finale aux intel-
ligences inférieures. Ce premier moteur est immatériel; il est
en outre éternel, intelligent; c'est une substance indivisible,
infinie ; c'est Dieu : il réside au plus haut des cieux ; au-des-
sous de lui est le moteur du ciel avec d'autres intelligences
immatérielles et éternelles qui président au mouvement des
astres ; plus bas , et au centre , est la terre , séjour des êtres
périssables. Dès-lors trois sortes de substances ou êtres; la sub-
stance immobile et incorruptible qui remplit la sphère supé-
rieure et enveloppe l'univers ; les substance mobiles et incor-
ruptibles qui s'étendent depuis la sphère supérieure jusqu'à
l'orbite de la lune; les substances mobiles et corruptibles, qui
descendent depuis l'orbite de la lune jusqu'au centre de la
terre
» Ne pourrait-on pas croire , d'après cet exposé , qu'Aris-
tote entend réduire à un seul principe , qui est la matière ,
tous les objets que renferme notre sphère particulière, et qu'il
soumet à l'action d'une cause unique l'univers tout entier? Or,
il n'en est rien : car Aristote , en premier lieu , s'élève forte-
ment contre ces philosophes qui n'admettent qu'un seul prin-
cipe pour les êtres corporels ; ils en distingue trois : deux
contraires, la forme et la privation; un troisième qui est sou-
mis aux deux autres, la matière. D'autre part, et quand il
s'agit des causes, Aristote , au lieu d'une, en compte quatre;
II. 5
( 34 )
à savoir : la matérielle dont tout est, la formelle par qui tout
est ce qu'il est, l'efficiente qui produit tout, et la finale pour
qui tout est. Aristote convient d'ailleurs que la fortune et le
hasard sont eux-mêmes causes de beaucoup d'effets; et même
il leur donne la plus grande part à tout ce qui se passe dans
le monde sublunaire , semblant reserver l'attention de son pre-
mier moteur pour ce qui a lieu dans le ciel. Enfin quelque-
fois le chef de l'école péripatéticienne perd de vue ce premier
moteur, et il paraîtrait alors qu'il attribue tout à la nature
Nous étonnerons-nous , après cela , que Straton de Lampsa-
que, sorti de l'école fondée par Aristote, soutienne que tout
s'est fait et se maintient par les seules forces de la nature?
Non , sans doute ; car en concevant îa chose ainsi , il ne fait
que supprimer un ressort entièrement inutile , qui ne tendait
qu'à compliquer la machine. Straton prétend donc que tout
s'est formé, se conserve et se meut au moyen de certaines qua-
lités inhérentes il la matière, sans le concours d aucune intel-
ligence : ainsi, d'après lui, c'est en vertu des lois de la pe-
santeur, et par l'effet d'une force vitale qui est propre à cha-
que parcelle élémentaire, que tous les mouvemens s'exécutent,
et que tous les êtres sont engendrés, puis détruits. Les princi-
pes composans , agissant, dit-il, chacun a leur manière, ont
produit des rencontres fortuites , et , par suite de ces rencon-
tres, des combinaisons de toute espèce, dont les unes, se trou-
vant bien ordonnées , sont restées dans la nature et y ont fondé
des espèces ; dont les autres , ne renfermant pas les accessoi-
res nécessaires pour conserver leurs espèces, ont péri après
avoir eu plus ou moins de durée. Straton pense donc que le
monde est purement et simplement l'ouvrage d'une nature
aveugle et privée d'intelligence comme de sentiment, aux opé-
rations de laquelle le hasard a présidé.
» Ce système est très-simple, il faut en convenir; il pour-
rait se faire toutefois que celui d'Epicure eût le mérite de l'ê-
tre encore davantage. Le monde, s'il faut en croire Epicure ,
s'est formé de lui même par la rencontre fortuite des atomes.
Eternels , indivisibles , ces atomes sont les premiers principes
des choses. Se portant de haut en bas dans le vide, en suivant
une ligne droite dont ils s'éloignent quelquefois par un léger
mouvement de déclinaison, ils se sont rencontrés, accrochés,
ont formé diverses concrétions, d'où sont résultés des mon-
des en grand nombre , et le nôtre en particulier. Ainsi , au
moyen de quelques particules indivisibles, qui n'ont d'autres
qualités que celles qui se rapportent à la figure, la grosseur,
la pesanteur, Epicure, sans le moindre embarras, sans mettre
( 35 )
en jeu aucune cause intelligente , laissant aller le te ut au ha-
sard, arrive à composer, avec le vide et les aton.es, l'univers
en son entier. Cependant il a l'air fie croire qu'il y a des dieux :
mais ces dieux, il les relègue dans un petit coin de l'univei's :
il leur donne la forme humaine avec des corps très-suhtils ,
et il les établit là dans un repos absolu ; libres de soins, dans
une ignorance absolue et heureuse de tout ce qui se passe
ici-bas.
» Ce n'est point à Epicure , du reste, que l'on doit l'inven-
tion des atomes
» De'mocrite avait dit, avant qu'Epicure en parlât, que tout
s'est fait par le hasard des rencontres , sans le concours d'une
cause intelligente. Toutefois De'mocrite semble vouloir attri-
buer quelque sentiment à ses atomes : il va même jusqu'à voir
quelque chose de divin dans les images qui nous arrivent des
objets , ainsi qu'à l'acte de notre entendement par lequel nous
percevons ces mêmes objets. Or , il faut avouer que ce sont
des dieux assez singuliers que les dieux de De'mocrite, qu'il
suppose émaner des objets, voltiger de tous côte's à l'aventure,
pour pe'rir l'instant d'après. Je crois donc Protagoras , lorsqu'il
déclare qu'il ne saurait dire s'il y a des dieux, plus sensé' que
De'mocrite et que bien d'autres ; quant à Diagoras et The'odore
qui nient tout nettement qu'il y en ait, ils me paraissent plus
francs qu'Epicure »
( Le Correspondant , na 23 , tome II. )
DE L'ÉDUCATION DU GENRE HUBSAÏN FAR X.ESSING.
TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE (1).
Les e'crivains , qui veulent avoir bon marche' de la religion
catholique , se sont mis , avec elle , fort à leur aise. Ils ont dit :
le catholicisme est une religion rétrograde ou stationnaire : avec
lui les destinées du genre humain n'avancent pas-, elles s'immo-
bilisent. Ces auteurs se font, de ce qui se meut et de ce qui
ne se meut pas, une opinion bien extraordinaire.
Ouvrez les deux grands livres : celui de l'humanité', et celui
de la nature. L'humanité s'agite dans une sphère de liherte' :
(i) Voir ci-dessus, totn. I, p. ij'2 et 5o3.
( 36 )
dans ia nature au contraire , la loi de la nécessité est partout
empreinte en caractères immuables ; cependant l'ensemble des
destinées humaines n'en est pas moins régi par une divine Pro-
vidence ; quelle que soit la nécessité qui semble planer sur la
nature entière, dès que vous entrez dans son secret laboratoire,
vous y trouvez des affinités qui se recherchent, des antipathies
qui se repoussent, des infiniment petits qui ont leurs amours
et leurs haines , qui s'unissent ou se de'vorent par suite de lois
inhe'rentes à leur nature. Qui nous dira si quelque chose de la
liberté ne pe'nètre pas dans le règne des molécules, de même
qu'il est certain que linstinct de la race animale s'agrandit par
s lite d'une espèce d'éducation que 1 homme lui fait sentir? Il
est impossible de tirer une ligne absolue entre les deux empi-
res de la liberté et de la nécessité, entre le mouvement réflé-
chi et le mouvement irréfléchi.
Si tel est le simple aspect que nous présentent l'humanité et
la nature, ces deux livres destinés à notre instruction éternelle ,
de quel droit certain dogmatisme va-t il pédantesquement s'as-
seoir devant eux , en proclamant que l'humanité suit les règles
d'une progression nécessaire , et que la nature roule constam-
ment dans les limites d'un cercle à jamais achevé •* Qui vous
a autorisé à soumettre exclusivement l'histoire aux lois du dé-
veloppement indéfini , et le monde physique à celle de la fata-
lité? la fatalité au front d'airain dans le livre de la nature!
Quels sont les fondemens sur lesquels portent toutes vos hypo-
thèses? Vous rejetez et avec raison l'histoire anecdotique , qui
ne sait que des passions, ne voit que des faits isolés, et réduit
tout en poussière. Miis l'histoire systématique, telle que vous
1 arrangez, en n'étudiant avec amour aucun détail, en n'appro-
fondissant aucun de ces siècles nombreux dont vous nous re-
tracez la physionomie comme par une espèce de prescience
philosophique, cette histoire est toute aussi infructueuse. Ni
les atomes de l'une, ni les lignes mathématiques de lautre , ne
sont bien réellement de l'histoire vivante. L'homme est un être
si prodigieusement curieux et instructif qu'il vaut bien la peine
qu'on lui donne la même attention, que le naturaliste accorde
aujourd'hui au moindre animal.
Lessing était un esprit ferme et solide; il avait la science
d'un Leibnitz, et la causticité d'un Voltaire, mais il ressem-
blait plus au premier par l'amour qu'il avait pour la vérité ,
qu'il ne ressemblait au second par son génie paradoxal. De son
temps commençait déjà à surgir la grande question de la phi-
losophie de l'histoire , qu'Aristote , dans son livre des Politi-
ques , avait entrevue dans l'antiquité, et que Bacon et Leibnitz
( 37 )
devinèrent dans les temps modernes. Si Lessing n'avait pas épar-
pillé, comme Bayle , une immense e'rudition, son esprit de'gage'
de préjuge's eut pu faire faire a cette science un pas de géant :
malheureusement il avait été trop distrait par la polémique
contemporaine , des entreprises auxquelles son génie semblait
l'appeler. Il y a une vue et une vue très-profonde dans le petit
écrit dont nous nous occupons , mais ses admirateurs font gâ-
tée en y joignant une idée de perfectibilité' nécessaire , que Les-
sing n'y a point du tout mise , du moins explicitement. Lessing
parle, comme Bossuet , de Xéducalion du genre humain : il lui
donne un père et un tuteur. Nos rêveurs de perfectibilité' par-
lent de son émancipation , et considèrent la tutelle comme une
espèce d'enfance prolongée. Ils ne nous entretiennent pas de
Dieu, Être re'el, mais de Vidée dwina, notion purement ab-
straite , et qui a tout lair dune notion purement humaine. Rien
de semblable dans Lessing, qui considère Dieu toujours comme
père, et qui place l'homme en relation directe avec une divi-
nité' tutélaire.
Quand l'on e'tudie de près le paganisme , on voit qu'il se
compose de certaines ide'es et de certains sentimens , dont 1 i-
dolâtre cherche en vain a s'affranchir. Il étudie Dieu exclusi-
vement dans le livre de la nature-: la Providence devient à ses
yeux , une fatalité' et pèse sur les destine'es humaines. Le re-
gard de l'homme s'abaisse alors vers la terre ; quelque chose
de sinistre semble l'accabler et lui interdire la vue des cieux.
Il est sans amour, partant sans espérance. Tout ce que l'hu-
manité renferme d'espoir et d'amour est transporté , par son
imagination , à une époque future. De toute part le libérateur
est annoncé, celui qui ouvrira a l'âme humaine la porte des
cieux.
Le Christ paraît, et pour la première fois il n'y a plus d'es-
claves. Les rapports des hommes avec la Divinité et entre eux
changent complètement. Les puissans de la terre ne sont plus
des tyrans révoltés contre les décrets de la Providence , des
géans qui bravent la foudre , et menacent de s'introniser dans
les cieux; les esclaves, ce sont partout les enfans d'une seule
et même Divinité bienfaisante. Dès que le christianisme parut,
les peuples virent que ce Libérateur, dans l'attente duqml le
genre humain avait poussé un long soupir , était enfin arrivé :
on ne s'imagina rien au-delà; mais on s'imagina une perfecti-
bilité indéfinie dans le sein du christianisme même. C'est de
cette perfectibilité dont ne veulent plus certains novateurs ; ils
traitent le christianisme de suranné; comment, disent-ils, une
religion qui s'est survécue h elle même pourrait-elle fa: îe mon
( 38 )
ter riiomme degré par degré' dans l'échelle de la perfectibilité'?
Mais cette manière de voir ne prouve qu'une seule chose : la
profonde ignorance de ceux qui la soutiennent. Ils ne savent
pas ce que c'est que le christianisme , et ils ignorent pourquoi
il est venu sur la terre.
En effet, le christianisme est l'accomplissement des destinées
futures, ou il n'est rien du tout; il est la voie unique de la
perfectibilité', ou nous vivons encore sous le joug du paganisme :
en d'autres termes, ou le Christ nous a affranchis de la loi de
la ne'cessite' , ou nous avons continué à vivre sous cette loi ,
nous ne sommes pas sortis de l'idolâtrie. L'idolâtrie n'a pas
toujours besoin de se tourner du côte' de la nature ; elle peut
se tourner vers l'homme même, et diviniser la raison humaine.
Les Chinois ont pour dieux Confucius, Laotseu , Mengtseu et
autres savans philosophes : prenons garde que nos dieux ne de-
viennent Voltaire , Condorcet , Condillac , et je ne sais qui en-
core , pour ne pas parler des dieux des e'clectiques, qui sont
aujourd'hui vivans. Les Saint-Simoniens ont e'té plus loin, et
ont récemment /owe' a l'idolâtrie. avec Saint-Simon.
Avant l'e'poque du christianisme, il y avait décadence, et,
par suite de cette de'cadence, esclavage de la rature humaine.
Les sectateurs de la perfectibilité' sont oblige's de nier cette
chute de l'homme , pour appuyer sur quelque chose leur the'o-
rie du christianisme , qui , dans leur système , ne devrait avoir
qu'une existence temporaire. Mais en soutenant cette doctrine,
ils contredisent le sentiment de l'antiquité tout entière , sa ma-
nière de considérer la fatalité et la mort, sa lutte de l'héroïs-
me, qui cherche à se soustraire à des chaînes sous lesquelles
il est forcé de succomber, comme les dieux de race titanique
ont succombé devant les créateurs. Ils contredisent cette attente
d'un Libérateur, qui se reproduit sous toutes les formes dans
les reliçions antiques, et qui s'est symbolisée dans les mystè-
res. H y a plus; ils contredisent le mosaïsme, qui n'a de sens
et de vie réelle que par l'indication toujours renouvelée d'un
Roi de la vie future.
Non contens d'être en contradiction avec le génie de l'anti-
quité , génie de fatalité et de sombre fureur, malgré les roses
dont l'avait orné le sentiment de la beauté de l'art et île la poé-
sie , qui respirait dans les croyances antiques , ces fauteurs d'un
système de perfectibilité rationnelle ont méconnu également
toutes les bases de l'existence moderne, qui est absolument in-
compréhensible sans le christianisme. Si celui-ci n'était que
quelque chose d'extérieur, s'il n'était donné que dans le temps
seulement, d'où lui viendrait cette puissance infinie par la-
( 3j) )
quelle il a brise' toutes les chaînes de l'humanité', et rendu
l'homme à sa libelle P D'où lui viendrait cette puissance de ci-
vilisation progressive, due uniquement à la charité' qui l'anime,
charité' qui n'a de sens qu'en admettant le mystère de l'incar-
nation, la manifestation du Christ sous forme humaine, ope're'e
pour la délivrance du genre humain? Non, encore une fois, si
le christianisme n'est pas la seule religion possible , nous re-
tombons sous le joug du paganisme, et pour celte fois, sous
le joug d'un paganisme sans noblesse et sans grandeur. Un
e'goïsme rétréci, par lequel nous nous divinisons nous-mêmes,
remplacera ce culte de la beauté', ce ge'nie de l'art, cette ri-
chesse de la poe'sie , jointes à cette profondeur de symbolisme,
à cette conception de la nature, à cette exaltation d'une hu-
manité' re'volte'e contre d implacables destinées , qui distinguaient
les beaux jours de l'antiquité'. Il n'y aurait plus d'espérance ,
car il n'y aurait plus de foi, et nous nous tourmenterions vai-
nement entre le vide de la pensée et l'esprit des affaires ; la
perfectibilité en dehors du christianisme ne pouvant plus être
autre chose que celle des machines a vapeur ou des discours
d'académie.
( Le Correspondant , n° o.^ , tome II. )
SUR. Ï.ETAT ACTUEL BU CATHOLICISME ,
Extrait de V ouvrage intitulé : l'Ecole d' Athènes , ou Tableau
des variations et contradictions de la philosophie ancienne ,
par M. de Riambourg.
Nous avons donné (i) le résumé des variations de la philo-
sophie grecque; nous extrayons encore de l'ouvrage de M. de
Riambourg un morceau également remarquable sur l'état ac-
tuel du catholicisme, et sur ces écrivains qui nous répètent
sans cesse qu'il est mort.
« Il est des hommes que fatigue la sollicitude maternelle de
l'Eglise pour augmenter ses enfans , et bien qu'ils essaient d au-
tre part de nous persuader que le catholicisme est gisant par
terre , ils n en persistent pas moins à faire entendre des plain-
tes sur ce qu'ils appellent son prosélytisme ardent.
•> Or, il faut opter : car l'inconséquence ici se montre à dé-
(i) Ci-dessus , ]>. 9.7.
( 4« )
couvert; il faut qu'on se resigne à tenir le catholicisme pour
existant, ou bien qu'on s'abstienne de signaler avec aigreur son
inquiète activité'.
» Oui , le catholicisme est plein de vie; et, quoique chaque
jour on ait soin de re'pe'ter que depuis long-temps il est mort ,
cette assertion n'est que l'expression d'un coupable de'sir; mais
elle est démentie par les faits. Ce n'est pas que nous prétendions
e'iever des doutes sur ce qui n'est que trop ave'ré , h savoir
que , dans la socie'te' europe'enne l'esprit de foi et le sentiment
religieux se sont considérablement affaiblis ; mais nous voulons
constater ce qui n est pas moins certain d'autre part , c'est que
dans la lutte qui s'est établie entre les croyances et l'esprit
d'incrédulité', le catholicisme a figure' toujours au premier rang,
et que seul il soutient l'etfort du combat. On l'a vu, à l'époque
du de'chaînement de l'impie'te' , re'sister courageusement aux
puissances de l'enfer conjurées, et retracer aux yeux de l'Eu-
rope attentive et surprise , l'héroïsme des premiers temps : plus
re'cemment , et dans la personne de son Chef, respectable vieil-
lard , qui ne s était fait connaître jusque-là que par sa mansué-
tnde , il a donne l'exemple d'une fermeté' ine'branlable , lorsque
tout pliait sous la main de cet homme qui portait un cœur
d'acier. Aujourd'hui le zèle du catholicisme prend une autre
direction ; il s'occupe activement et avec fruit à rassemhler sous
la bannière catholique ceux qui , sentant que le sol est ébranle',
cherchent avec inquie'tude un terrain ferme sur lequel ils puis-
sent être en sûreté'. On peut dire en effet que jamais , à partir
du commencement de la re'forme, il ne s'est fait autant de con-'
versions remarquables. L'Allemagne et la Suisse ont offert à la
vraie foi des prémices que l'Eglise peut e'taler avec ostentation ;
le catholicisme s'est introduit en Russie et dans ce pays que la
Providence semble tenir en re'serve pour l'accomplissement de
quelque grand dessein, il a fait d'illustres prosélytes; en An-
gleterre , il marche à grands pas ; aux Etats Unis , il a des suc-
cès prodigieux; enfin, dans la France, dont l'irréligion systé-
matique a fait en quelque sorte sa place d'armes, le catholi-
cisme se maintient nohlement, et il cherche plutôt qu'il ne fuit
la rencontre de son adversaire ; car on le voit se porter avec
empressement partout où le danger se manifeste ; et souvent il
suffit qu'un seul prêtre arrive au milieu d'une grande cité,
pour qu'en peu de jours la foi se ravive , et que l'impiété soit
altérée. Non , le catholicisme n'est point mort : s il était mort,
il ne donnerait pas de signes aussi éclatans de sa puissante éner-
gie ; s'il était mort, 1 esprit des impies ne serait pas monté a
un degré si haut d'irritation; s'il était mort, il ne serait pas
( 4-« >
traduit journellement au ban de la philosophie , pour avoir à
répondre sur l'imputation de prosélytisme , qu'on renouvelle
sans cesse contre lui.
» Le prosélytisme, en effet, quelle que soit du reste sa na-
ture , dénote à tout le moins qu'il y a non-seulement un prin-
cipe de vie , mais encore une surabondance de force dans l'o-
pinion qui cbercbe h se re'pandre. Toutes les sectes religieuses,
dans leur origine, éprouvent le besoin de faire des prosélytes :
mais, par la raison que le prosélytisme des sectaires ne peut
puiser autre part que dans le fond de la nature humaine , l'é-
nergie qui le pousse en avant , ce prosélytisme est ordinaire-
ment passionné. Aussi voit-on que les hérésies ont presque tou-
jours employé, pour se soutenir et s'étendre, des moyens de
ruse et de violence. Ces opinions , du reste , après avoir agité
les esprits , causé du désordre , et fait plus ou moins de bruit
dans le monde , se sont usées peu à peu , et ont fini par s'é-
teindre. Il en est qui ont bouleversé la chrétienté , et qui n'ont
laissé d'autres traces de leur passage , que celles qu'on trouve
dans l'histoire. Voila comment les passions, quand elles se dé-
guisent sous l'apparence du zèle religieux , procèdent et finis-
sent. Le zèle véritable , celui qui prend sa source dans la cha-
rité, suit une autre marche ; il insiste , mais c'est avec douceur ;
il presse , mais il se garde bien de violenter ; s'il rencontre des
obstacles qui soient invincibles , il se détourne , et cherche
ailleurs des cœurs moins rebelles, des esprits moins obstinés;
si les puissances s'élèvent avec fureur contre lui , il ne fléchit
pas ; mais , en résistant , il respecte les droits du pouvoir tem-
porel. C'est ainsi que le christianisme s'est avancé à travers dix.
persécutions successives, sans rien céder, et sans que jamais,
pour se mettre a couvert , il ait fait un appel à la révolte : ce-
pendant on ne dira pas que les chrétiens étaient alors en petit
nombre , on ne prétendra pas que c'étaient des hommes timi-
des. Cette conduite des premiers chrétiens est bien remarqua-
ble ; elle contraste singulièrement avec celle des hérétiques ,
beaucoup plus encore avec la violence des sectateurs de Ma-
homet. Du reste , elle ne s'est point démentie : qu'on suive , h
partir des premiers siècles , ces bommes apostoliques qui ont
porté la foi dans toutes les parties du monde connu , et l'on
verra qu'ils ont marché dans la voie que Pierre et Paul avaient
tracée , tempérant par la douceur évangélique ce que leur zèle
pouvait avoir de vil' cl d'ardent, baignant de leurs sueurs et
quelquefois de leur sang, la terre qu'ils étaient venus fécon-
der. C'étaient assurément des conquérans pacifiques ceux qui
II. C,
( 4* )
ont successivement soumis au joug de l'Evangile les peuplades
du Nord quand elles eurent partagé les provinces de l'empire.
Aussi, et nonobstant l'antipathie qu'elle témoigne aujourd'hui
pour le papisme , l'Angleterre a conserve le souvenir de la mis-
sion d'Augustin, et se rappelle avec attendrissement ce que lit
pour elle, à cette époque, le saint Pontife qui occupait la chaire
de saint Pierre. On pourrait en dire autant de plusieurs autres
contrées où la prétendue réforme s'est établie ; car les préven-
tions que ces peuples nourrissent contre l'Eglise mère , n'em-
pêchent pas que le nom de l'homme apostolique qui avait été
par elle envoyé, et qui a porté chez eux les premières semen-
ces de la foi, ne soit prononcé toujours avec respect. Le pro-
sélytisme catholique, en se rapprochant des derniers temps,
aurait-il par hasard changé de nature? Eh quoi! ce François
Xavier dont la vie retrace celle du grand Apôtre des nations,
ces disciples de saint Ignace, qui se précipitaient a. l'envi dans
les pays nouvellement ouverts à leur zèle , et se jetaient au mi-
lieu des sauvages, pour en faire d'abord des hommes et ensuite
des chrétiens, étaient-ils donc des ennemis de l'humanité? S il
est parfois arrivé que la mission apostolique se soit exercée au
milieu du tumulte des armes et des scènes déplorables que l'a-
bus de la force entraîne après soi, le missionnaire en a gémi
tout le premier; il s'est interposé , autant qu'il l'a pu, entre le
vainqueur et le vaincu; il a pris en main la cause du faible,
cherchant à le soustraire aux rigueurs de l'esclavage, et se plai-
gnant avec amertume des vexations qu'on lui faisait endurer.
Ces missions du Paraguay, dont la mémoire est récente et ne
mourra jamais , avaient-elles un autre but que de rendre les
Indiens du continent de l'Amérique à la fois meilleurs et plus
heureux? Elles fourniraient, à elles seules, une preuve sans
réplique que le prosélytisme catholique a conservé son pre-
mier caractère : et que , jusqu'à ces derniers temps, il ne s'est
point ralenti. Oui, il se présente encore de ces hommes enflam-
més de charité, qui donneraient leur sang, leur vie, pour ga-
gner des âmes a Jésus Christ!
» Tel est le prosélytisme pur : c'est celui que le catholicisme
inspire ; tout autre serait par lui désavoué. Après dix-huit siè-
cles, il s'offre sous les mêmes traits; de plus, il est aussi vif
qu'au commencement. Ce noble sentiment, comme on voit,
n'est autre chose que la charité s'appliquant à étendre l'empire
«le la foi. De même donc que la soeur hospitalière, en se con-
sacrant au soulagement des maladies qui alïligent le corps, pra-
tique une des belles fonctions de la charité; de même aussi le
missionnaire qui se dévoue à la guérison de l'aveuglement spi-
( 43 )
rituel , exerce un ministère charitable et bien relevé' : l'amour
divin en est 1 âme , le bonheur e'ternel de l'homme en est la fin.
C'est donc, à proprement parler, la charité elle-même, dans
une de ses plus belles applications, qu'on voudrait déprécier
et rendre odieuse sous le nom de prosélytisme : mais quelque
nom qu'on lui donne, l'appela ton folie comme au temps des
apôtres , fanatisme comme il e'tait d'usage a la fin du siècle
dernier, le zèle apostolique sera toujours, aux yeux de l'homme
religieux, une vertu surnaturelle et divine; et même pour l'im-
pie , un je ne sais quoi de magnanime et d'imposant. Il y a,
en effet, dans ce dévouement qui comprend une entière abné-
gation de soi-même, dans ce sentiment mêlé d'une force invin-
cible et d'une douceur angélique , quelque chose qui force
l'admiration et fait impression sur les coeurs les plus endurcis.
» Ainsi l'Eglise catholique, bien loin d'avoir à rougir, doit,
au contraire, tenir à honneur de ce qu'on la signale au monde
entier par son prosélytisme ; car ce prosélytisme , tant qu'il
conserve son vrai caractère, ne peut apparaître que comme un
don surnaturel , auquel l'Eglise est redevable du succès de la
prédication évangélique , comme aussi d'avoir soutenu jusqu'à
ce jour son titre d'universelle ou de catholique , qu'elle a porté
dès les premiers temps.
» L'église chrétienne, en effet, était a peine constituée, que
déjà on la désignait généralement sous le nom de catholique ;
les hérétiques eux-mêmes lui donnaient cette dénomination ; et
ceux qui ont paru dans ces derniers temps n'ont pas pu l'en
dépouiller. Ainsi la remarque de saint Augustin trouverait en-
core sa place aujourd'hui; « l'Eglise est catholique, disait-il,
» et elle est appelée catholique , non-seulement par les siens ,
» mais encore par ses ennemis; cela est si vrai, que si un étran-
» ger demande à un hérétique où est l'église des catholiques,
» il lui montrera nos églises et non pas ses temples. »
» Cependant il est des gens qui s'efforcent maintenant de
faire croire que le titre des catholiques est par nous usurpé;
ils voudraient persuader que l'Eglise dont Rome est le centre,
ne saurait être l'Eglise universelle , attendu que ses principes
seraient, suivant eux, incompatibles avec ceux qu'une bonne
législation doit consacrer. « La religion catholique, disent ils,
» convient aux gouvernemens despotiques ; mais partout où le
» pouvoir a reçu des limites et n'est point absolu , elle est
m déplacée , ou pour mieux dire , elle est en opposition directe
» avec les institutions du pays. » Tel est le langage de nos jeu-
nes publicistes.
» Or il Cbl quelque peu singulier qu'on se soit aperçu si
( M )
tardivement que le catholicisme n'a de sympathie qu'avec le
gouvernement ahsolu : la proposition contraire a souvent été
mise en avant , et pouvait être soutenue avec un plus grand
avantage. Il est certain que le catholicisme , par cela seul qu'il
sait maintenir, sous quelque gouvernement que ce soit, son
inde'pendance religieuse , est peu favorable au développement
du despotisme. Qui ne voit par exemple, que, si l'Angleterre
fût reste'e catholique , Henri VIII eût trouve des obstacles qui
l'auraient entrave' dans sa marche , et eussent arrêté le cours
de ses excès de'plorables ? Du haut de la chaire catholique, il
arrive jusqu'à l'oreille des Rois des vérités fortes et des aver-
tissemens salutaires; les princes de la terre, obligés d'ailleurs
de se soumettre , comme les derniers de leurs sujets , à la cen-
sure sévère du tribunal de la pénitence, et de se confondre
dans la foule des fidèles, quand ils sont admis à la Table sainte,
se trouvent dans le cas de se rappeler qu'ils sont hommes ; et
même de reconnaître qu'aux yeux du Maître souverain , s'il y
a quelque différence à faire entre eux et ceux auxquels ils
commandent , cette différence est rarement à leur avantage.
Ainsi le catholicisme serait plutôt un obstacle à la tyrannie,
qu'un moyen d'oppression entre les mains des hommes du pou-
voir. Au surplus les faits sont là ; et tous les sophismes réunis
ne sauraient prévaloir contre eux ; une expérience de près deux
mille ans a parfaitement démontré que la religion de nos pères
s'adapte aisément à tout gouvernement régulier ; que les pres-
criptions de la foi catholique se marient tout aussi bien avec
les institutions républicaines qu'avec les institutions monarchi-
ques ; qu'elles s'allient tout aussi facilement aux principes de
la démocratie qu'à ceux de l'oligarchie ; il n'y a que les maxi-
mes qui tendraient à constituer un état de choses contre na-
ture qui sont en opposition avec la doctrine catholique. Ainsi
la tyrannie qui aurait voulu dominer les consciences, l'anar-
chie qui aurait voulu anéantir l'autorité, ont toujours trouvé
dans le catholicisme un obstacle contre lequel il leur est arrivé
plusieurs fois de se briser. C'est là le secret de cette antipathie
que l'esprit révolutionnaire manifeste à l'aspect du catholicisme ;
c'est aussi par là que s'expliquent bien les dissensions auxquel-
les les prétentions exagérées du pouvoir ont donné lieu : mais,
dans un état bien réglé, le catholicisme, loin de porter aucun
préjudice aux droits acquis, leur donne une puissante garan-
tie , puisqu'il fait de leur conservation un devoir de conscience.
Seulement, et s'il y a dans les institutions quelque vice qui
change la nature des rapports sociaux , à la longue , il le dé-
truit entièrement, ou tout au moins il en atténue les effets.
( 45 )
C'est ainsi que l'esclavage s'est aboli peu à peu : que la condi-
tion des femmes s'est améliorée ; que les états despotiques se
sont convertis en monarchies tempérées ; et que les républi-
ques , jadis en proie aux orages les plus fre'quens , ont pris un
caractère de stabilité' quelles n'avaient pas.
» Ainsi la foi catholique est susceptible de se prêter à tou-
tes les formes de gouvernemens ; celui qui voudrait l'exclure
comme e'tant inconciliable avec les principes d'après lesquels
il se re'git, sans alle'guer d'autre cause, décèlerait un vice in-
lie'rent à sa constitution primitive ; c'est-à-dire un principe de
tyrannie incompatible avec la liberté' des enfans de Dieu ; ou
bien un germe d'anarchie oppose' naturellement à tout ce qui
tend au maintien de l'ordre.
» La religion catholique ne peut donc, et sous aucun rap-
port, être confondue avec ces religions que leur principe con-
stitutif re'duit à ne pouvoir pas s étendre au-delà de certains
localite's ; elle n'est point non plus , comme l'ancienne religion
hébraïque , affecte'e particulièrement à un seul peuple ; elle est
universelle par sa nature, et rien ne limite sa sphère d'activité'.
On l'appelle romaine, il est vrai, en même temps qu'on lui
donne le titre de catholique; mais ce n'est pas pour indiquer
qu'elle doit être circonscrite dans cette partie très-restreinte de
l'Italie dont se compose l'état romain, c'est pour faire connaî-
tre que son centre est à Rome, et que de là ses ramifications
s 'étendent jusqu'aux extre'mite's de la terre habitable. En Eu-
rope , des masses imposantes se groupent autour du Père com-
mun des fidèles ; et dans les parties européennes qui se sont
soustraites à son autorite' spirituelle , il compte encore des en-
fans par milliers ; en Asie , le catholicisme n'est point une re-
ligion inconnue, tant s'en faut; on voit même, que dans les
contrées où les Europe'ens ont de la peine à s'introduire , que ,
dans le vaste empire de la Chine , par exemple , où le com-
merce, maigre' son activité', n'a pu jusqu'ici se faire jour, le
missionnaire catholique a trouve' le moyen de pe'ne'trer ; l'A-
me'rique , dans son immense e'tendue , est couverte de catholi-
ques; l'Afrique elle-même, quoiqu'elle soit inaccessible, four-
nit au catholicisme son tribut. Ainsi des hommes de toutes
langues et de toutes nations, soumis à des maîtres diflérens,
entre lesquels , sous le rapport des mœurs , il n'y a souvent
rien de commun, dont les uns sont encore dans l'état sauvage ,
tandis que les autres ont atteint le dernier degré de la civili-
sation, récitent ensemble le même symbole, sont unis dans la
même foi , et marchent dans les voies spirituelles sous la hou-
lelle du même pasteur. Qui pourrait méconnaître à ces traits
( 46 )
cette grande association qne les apôtres ont eu mission de for-
mer ? Il s'y sont porte's avec ardeur ; l'œuvre a été continuée
par leurs successeurs; et elle sera pousse'e jusqu'à ce que le
nombre des élus soit rempli : car jusque là renseignement ca-
tholique ne doit pas souffrir d'interruption, et l'Eglise de Jé-
sus-Christ ne doit pas cesser de prêcher publiquement. »
( Le Correspondant, n° i^ , tome IL )
DE L'HISTOIRE AU XIX* SIÈCLE.
TROISIÈME ARTICLE (1).
Histoire de la Révolution d'Angleterre , par M. Guizoté
Ht mine, Reges , intelligite ; erudimini , qui judicatis ter-
rain. Il y a cent soixante ans que Bossuet faisait tonner ces
mots au milieu d'une cour, la plus glorieuse peut-être qui
ait ébloui le monde. Mais Bossuet lui-même pouvait-il com-
prendre les prodigieux événemens qui inspiraient ses paroles?
Louis XIV e'tait Roi, Charles II dormait en paix sur ce trône
indignement renversé, miraculeusement rétabli. Qui eut dit
alors que la royauté' , telle qu'on la comprenait encore en Eu-
rope, était chose finie; qu'une puissance était née, impatiente
d'entrer en partage avec elle, et déjà menaçant de s'asseoir à
sa place (2) ? — ■ Vingt ans après , les Stuart avaient cessé de
régner.
Depuis , cette puissance nouvelle , que M. Guizot nomme le
public , a fait de bien autres conquêtes. — Une bien plus vaste
secousse a remué la terre ; des leçons bien autrement décisi-
ves ont été données aux Rois.
Leur ont-elles profité? je ne sais.
L'homme est ainsi fait que , le jour même de la victoire ,
il oublie déjà les périls de la veille, dussent-ils être les périls
de demain. Vienne un revers, au lieu de s'amender, on se dé-
pite; au lieu de se repentir, on récrimine : tout le monde a
compromis la bataille aux yeux de ceux qui l'ont perdue. Li-
(1) Voyez tome Ier, p. 3^6 et 352.
(2) Voir sur ce point de vue les développcmens de M. de Donald ,
( Mélanges , t. 2. )
(47 )
sezdes mémoires sur la révolution Je France. À les croire tous,
elle n'aurait qu'une cause : le de'dain de 1 étiquette, selon ma-
dame Campan ; la réforme des mousquetaires gris , selon d'au-
tres. Ne semble t-il pas à plusieurs que les cliangemens de mi-
nistres ont été à eux seuls toute une re'volution , et que si
Louis X\ I eut garde' dans ses conseils le mare'chal de Broglie
ou M. de Breteuil, tout aujourdhui serait pour le mieux dans
le meilleur des mondes possible ?
Or voici que M. Guizot trouve dans l'histoire un Roi qui n'a
presque pas change' de ministre et qui a porte' sa tête sur un
e'chafaud. « Quand Charles Ir, dit-il, convoqua pour la pre-
» mière fois le parlement, ni le prince, ni le peuple, n'a-
» vaient encore démêlé le principe et mesure' la porte'e de
» leurs présentions; ils se rapprochaient avec le dessein et
» le désir sincère de s'unir; mais au fond leur désunion était
» déjà consommée ; car l'un et l'autre pensaient en Souverain. »
» Ne croit-on pas lire la vie de Louis XVI?
La révolution d'Angleterre n'est qu'un long et tragique dé-
veloppement de cette situation contradictoire, incessamment
compliquée par le caractère et l'ascendant de la Reine , par
des intrigues de cour et des illusions sans fin. D'un côté, un
Roi digne de l'estime des peuples, fort de ses intentions qui
lui déguisent ses actes, et sans cesse trompé sur l'étendue de
son pouvoir; de l'autre, des masses tranquilles, mais haute-
ment mécontentes, une apathie apparente dans les faits, mais
au fond une sourde et active révolution dans les idées , un
grand développement d'industrie, une plénitude de paix , d'a-
bondance et de. prospérité telles qu'aucun autre peuple n'en a
joui pendant un si long période (i); mais des abus, des vexa-
tions de détail plus odieuses que les coups d'état, parce qu'el-
les touchent de plus près les peuples et qu'elles sont à la fois
plus sensible à chacun et bien plus souvent répétées.
Tout-à-coup, au milieu de cette prospérité, de cette paix,
une élection générale est ordonnée , et aussitôt la réaction éclate
de partout. Le premier jour est donné à l'étonnement , le se-
cond à l'espérance et à la victoire. « Sous l'influence de cette
» disposition se forma une chambre des communes contraire
» à la cour, et où prirent place tous les hommes que leur
» opposition avait rendu populaires, mais composée encore
» en majorité de citoyens paisibles , se flattant qu'ils rélbrme-
» raient les abus, sans aliéner le Roi, sans hasarder le^ repos
» du pays. Les sectaires et quelques hommes déjà compromis
(r) Glarcrulon.
( 43 )
» comme chefs de partis nourrissaient seuls des passions plus
» sombres ou des pensées plus étendues. »
De funestes mal-entendus firent bientôt dissoudre cette cham-
bre. Une beure après, poursuit l'historien, Edouard Hyde
(depuis lord Clarendon), rencontra Saint-John, l'un des me-
neurs de l'opposition déjà formée en partie. Hyde était triste.
Saint-John au contraire, qu'on ne voyait jamais sourire, avait
l'air joyeux et les yeux animés. « Qu'est-ce qui vous trouble,
dit-il à Hyde? — Ce qui trouble beaucoup d'honnêtes gens,
la dissolution du parlement. — Bon , reprit Saint-John ! Ce
parlement n'eut jamais fait ce qu'il faut /'aire.
Six mois 'plus tard, ce qu il fallait faire commença; le par-
lement régicide , avait pris séance,
Alors surtout apparaît Cromwell. Son caractère est tout en
action dans le récit de M. Guizot : il se dessine largement dans
le fond du tableau, en attendant qu'il prenne place sur le pre-
mier plan. C'est bien véritablement un homme vivant, un
homme que nous avons vu, que nous connaissons, non par les
paroles de l'historien , mais par les siennes , et par les faits
qui ont , certes , une bien autre portée encore que ces paroles.
C'est bien le même Cromwell que nous montre un écrivain
anglais , M. Hallam : supérieur h tous ses contemporains en
talens militaires, en habileté politique , en fermeté comme en
prudence. Les événemens, à mesure qu'ils se déroulent, ap-
portent de cette supériorité quelque nouvelle preuve , et le
pouvoir tombe dans ses mains parce qu'elles étaient seules ca-
pables de le porter.
En face du conquérant de la révolution , grand déjà , mais
incertain encore de ses destinées, et poussant à la fois sa for-
tune dans toutes les voies, Charles I'r arme et s'agite en vain.
A cette défaillance de volonté, à cette absence de vues fortes
et de résolutions persévérantes, à ces projets pris, quittés,
repris, sans suite, sans ténacité, au défaut de concert entre
les amis du trône, on se rappelle, malgré soi, les premières
années de notre crise sociale : seulement il semble que les
royalistes anglais s'épuraient moins que nous. Le malheur con-
stant de Charles, c'est avant tout d'ignorer son temps, de par-
ler et d'agir comme s'il y avait encore superstition pour la
royauté , quand elle n'a pas même conservé de culte. A la fer-
meté de son langage , on est tenté de lui croire plus d'énergie
qu'à Louis ; mais sa faiblesse éclate à l'instant même dans son
indécision , dans ses ruses , dans les variations de ses plans ;
il sait à peine re'gner sur ses serviteurs. Devant ses juges pour-
tant, l'attitude de l'auguste prisonnier est toute royale : quand
( 49 )
.Bradshaw l'interroge, ses re'ponses tiennent de l'inspiration,
il atteint "vraiment l'idéal de la grandeur. Si l'on s'en tenait à
cette dernière scène pour juger deux princes dont la fin a
rendu les noms inséparables, il faudrait dire que Charles était
plus roi, Louis XVI plus chrétien.
Là s'arrête le récit de M. Guizot. Entraîné par l'immense in-
térêt des événcmens , nous avons cédé au besoin d'en parler
un moment avant de juger son livre. De 1628 à i64o, Char-
les I r paraît certes avoir résolu un grand problème. Il a rallié
à la prérogative l'Hercule de l'opposition, Strafford, et avec
lui Dudley-Digger , Noy , Littleton, trois hommes d'une habi-
leté éprouvée , d'une popularité non-équivoque. Douze années
durant, il lève des impôts sans parlement. Ilampden s'y re-
fuse, mais les juges du royaume condamnent Hampden. Nulle
émeute n'accueille cette décision. La cause de la prérogative
semble gagnée à toujours. Eh bien ! au premier trouble oui
éclate au-dedans, aux premiers bruits de guerre qui grondent
au-dehors, il ne reste plus rien de tout cela. Les juges d'Hamp-
den sont punis , StratFord monte à l'échafaud , le manteau
royal est déchiré pièce à pièce. Vainement l'étendard de la
monarchie est déployé; vainement le Roi gagne des batailles;
vainement la majorité des pairs et les plus éloquentes voix
des communes, Hyde, Falkland , Colepeppes, Capel , Digby ,
Palmer , se pressent autour de lui à Oxford. Rien ne pourra
racheter les torts du passé, compenser les fautes du présent,
conjurer les malheurs de l'avenir. Dès les premiers mots du
drame, on a le cœur serré; on voit que le Roi engagera de
plus en plus sa couronne à la défense d'une cause qui au fond,
n'est pas la sienne, et cette cause on la sent désespérée. Oh!
disons -le, la force n'est pas tout dans le gouvernement des
peuples, et pour avoir puissance sur les hommes, vouloir même
ne suffit pas , il faut d'abord savoir.
Que, si maintenant on passe de l'appréciation des faits à
celle de l'historien , la tâche des tai'd-venus est grande. Com-
ment dire ce qui est partout, et comment trouver mieux?
Comment répéter, comment renouveler tant d'éloges? D'autres
ont fait toucher au doigt dans cette histoire la fidélité de l'é-
crivain à nous rendre les hommes tels qu'il les a vus, à con-
server aux faits l'ordre et la gradation de leurs développe-
mens, avec la rare alliance de deux mérites qui semblent
s'exclure, l'exacte intelligence du publiciste et le vivant pin-
ceau du narrateur. Ceci est vrai surtout du second volume,
frappant témoignage d'un progrès dans le talent de l'auteur.
IL n
( 5o )
D'autres aussi ont montre la supériorité' de son re'cit sur celui
de Hume, qui, au lieu d'embrasser la re'volution d'une Seule
vue, l'a envisagée, comme on la dit, dans le de'tail success.i
des laits, impuissant à la comprendre, parce qu'elle sort de
passions religieuses, et n'en portant que des jugemens décou-
sus et incomplets. Celte supe'riorite' est celle de notre temps.
Le rationalisme e'electique du dix-neuvième siècle borne moins
l'esprit que le scepticisme d'un autre âge. Toutefois ce n'est
point assez encore, et, dans M. Guizot lui-même, le point de
vue de l'historien se rétrécit, son cœur se resserre en raison
directe de l'invasion du rationalisme dans son ouvrage. Eu
concentrant sur l'élément politique de la re'volution tous les
rayons dont il dispose , il a su 1 éclairer d'une nouvelle et écla-
tante lumière. Mais que d'autres points laissés dans l'ombre !
Ne cherchez point dans ce livre de quelle source profonde a
jailli ce torrent religieux qui déborde en Ecosse, envabit l'An-
gleterre , et ne s'en retire qu'après avoir fait crouler un trône.
Le Covenant passe devant vous comme un ouragan. Vous voyez
d'où il vient, où il va. Mais la cause intime qui l'a produit,
mais le secret de son implacable et irrésistible puissance , M.
Guizot s'en inquiète peu. Cette cause, cette puissance, appelez-
les fanatisme , si bon vous semble : mais ne demandez pas à
l'historien ce qui distingue ce fanatisme de tant d'autres , ce
qu'il y avait de propre au calvinisme et au seizième siècle
dans cette croisade protestante, comment l'esprit de foi ( désor-
mais sans règle et cnjièvrè , comme disait Montaigne , partons
les rêves de l'exaltation individuelle ) , se déchaîna en utopies
apocalyptiques et en insurrections populaires , comment le pu-
ritanisme religieux enfanta et nourrit de son lait le puritanisme
politique, comment enfin le principe de contradiction né avec
la réforme et caché dans ses entrailles, avait armé de dogmes
irréconciliables et de haines acharnées, épiscopaux, presby-
tériens et indépendans , pour se dévorer les uns les autres
jusqu'à extinction de toute vie religieuse en Angleterre.
Tous ces débats ne sont qu'en surface dans l'œuvre histori-
que de M. Guizot. 11 n'est pas assez croyant pour aller ainsi au
fond des choses, et l'ai'minianisme , comme les autres dogmes
qui soulevèrent tant de tempêtes, loin que l'auteur en appro-
fondisse la nature et la portée, se laisse à peine entrevoir dans
les premiers livres, et ne se grave point en traits fixes et du-
rables dans la mémoire du lecteur.
Dans ces premiers livres cependant , ce ne sont pas des hom-
mes, ce sont bien des principes qui agissent. Ce qui préoccupe
l'écrivain, ce n'est pas l'histoire d'un peuple, mais le déve-
( 5i )
loppetnent d'une doctrine. On dirait par fois qu'il prend au
mot ce paradoxe de M. De Bonald , qu'en pourrait e'crire l'his-
toire sans noms. C'est encore là un. de'faut de le'cole rationa-
liste; elle efface trop les hommes en faveur des ide'es , les peu-
pies en faveur de l'humanité'. Ouvrez {'Histoire de la révolution
(l 'Angleterre , et dites si le caractère national de cette révo-
lution en ressort nettement, si vous voyez ce qui fait qu'elle
est anglaise, profonde'ment anglaise. 11 y a eu des sectaires et
îles princes absolus en Allemagne. D'où vient que ces princes
èjt ces sectaires se sont accorde's, et que l'Allemagne protes-
tante n'a pas eu sa re'volution politique ? Voilà ce que M. Gui-
zot aurait mis en relief , s'il n'e'tait avant tout un doctri-
naire, qui voit la re'volution d'Angleterre à travers la nôtre,
hien qu'il ait proclame' ailleurs que les the'ories ont l'ait la se-
conde, et que les faits dominent et ont maîtrise' la première.
Qu'il nous soit permis de le redire, dans la pense'e de cette
école, quelque modifie'e qu'elle soit par l'e'clectisme , la the'o-
logie, le mysticisme, la nationalité', sont choses re'elles sans
doute, mais secondaires : ce qui importe, c'est le côte' ration-
nel de l'histoire, ce sont les formules et les idées.
Aussi, qu'un grand caractère soit rebelle à la doctrine que
M. Guizot met en scène, il ne sait plus nous le faire compren-
dre. Voyez Strafford. L'historien lui rend assurément plus de
justice que des e'trangers célèbres , MM. Hallam, Godwin,
iiingard. Mais cette grande figure historique n'en est pas moins
incomplète dans son tableau des premières anne'es du règne
de Charles. Il le nomme en passant dans une revue parlemen-
taire, lui emprunte plus bas une phrase vigoureuse, puis,
tout à coup, sans explication, le jette des rangs de l'opposi-
tion dans le conseil, donne une page à son administration
d/Irlande, n'en parle plus que pour rappeler en les isolant
quelques traits hautains, des paroles violentes ou passionne'es,
puis enfin nous le montre dans son immortel procès, seul pen-
dant dix-huit jours en face de treize accusateurs , force de ré-
pondre à l'improviste à des faits envenimes avec art, à des
questions longuement pre'me'dite'es , opposant tant d'éloquence
::ix de'clamations de ses ennemis , tant de présence d'es-
prit, tant de raison à leurs sophismes, une grâce si touchante
i leurs grossièretés , une modération si accablante à leurs in-
jures, qu'on se demande si c'est bien le même homme, si celte
nie qui nous apparaît si noble et si tendre est bien celle de
ce ministre despote, emporte, aveugle même, et qui pour-
, ;ii va mourir tout a L'heure avec la sérénité il un martyr.
D'ailleurs, si M. Guizot peint les hommes tels qu'il les a
( 52 )
vus, il ne les voit pas toujours tels qu'ils sont. Une sympathie
manifeste le ramène sans cesse au mouvement populaire ; en-
core tliscourt-il parfois sur les hommes et sur les choses, au
lieu de les faire mouvoir sous l'œil du lecteur. M. Guizot a un
faible décide' pour le portrait, et vraiment il y excelle ; ce
n'est point ainsi toutefois qu'on voudrait faire connaissance
avec les partis, avec leurs chefs, avec des hommes tels que
Pym et Hampden. Le Roi seul et Cromwell font exception ;
nous l'avons vu. Mais ailleurs aussi il y avait du mouvement
et même de la vie. Ne point le taire ne suffît pas , il faut nous
rendre le mouvement royaliste , il faut Je peindre, ou vous ne
dites pas toute la ve'ritë : la réalité historique n'est que partielle.
Quoiqu'on ait dit à la louange de M. Guizot, le côté poéti-
que des caractères le frappe en général fort peu. La prodigieuse
activité' de la Reine parmi de tels revers lui échappe presque.
Il ne dit mot de ces quatre lords , Richmond , Hertforth ,
Lindesay , Southampton , qui , lorsque Charles est devant ses
bourreaux, se rappellent qu'ils ont été ses ministres, confes-
sent lui avoir conseillé tout ce qu'il a fait, et offrent leur tête
pour sauver la sienne. Montrose enfin, un de ces hommes,
dit le cardinal de Retz , qu'on ne retrouve plus que dans Plu-
tarqùe, nous est à peine montré par M. Guizot. Ainsi n'a point
fait l'auteur de Wawerley, ni M. de Barante dans les entraînans
Mémoires de madame de la Rochejacquelein. Tous deux com-
prennent le dévouement, royaliste , et le font comprendre; ils
font plus, ils le font aimer.
De semblables pages manquent trop à M. Guizot, et pour-
tant l'homme qui se dévoue ne doit point passer inaperçu : il
est toujours digne de l'histoire, car il fait honneur à l'huma-
nité. Pour nous un profond saisissement nous attire vers tous
ces courtisans d'une royauté défaillante ou proscrite, Hyde,
Capel, Falkland, soldats dévoués, conseillers sincèx'es qu'on
n'a pas vus à White-hall aux jours d'imprudence, et d 'erreur ,
mais qu'on trouve a Oxford dès qu'il n'y a plus qu'à se faire
tuer pour une noble cause (car, si la cause des abus était sans
excuse, celle de la royauté était sainte). Ceux-là aussi avaient
aimé, avaient défendu la liberté; ils l'aimaient encore : mais
ils la voulaient pure du sang de Strafford, dans lequel Hamp-
den lui-même avait mis la main. Ils la voulaient pleine d'or-
dre et d'harmonie, monarchique pour qu'elle fût chère au
Roi, armée de garanties pour qu'elle lut secourahle aux peu-
ples, tolérante avant tout et conciliante, dégagée enfin de
I enthousiasme bilieux des indépendans et des passions sèches
et haineuses des pieshvtériens,
( 53 )
Il est amer de le dire : le sang de ces loyaux serviteurs
coula en vain. Mais nous eussions aime' vivre avec de tels
hommes , assister à leurs pe'rils , rendre leurs noms sacre's à
nos ge'ne'rations e'nerve'es ; car rien ne soutient dans les luttes
civiles, rien ne calme , rien ne fortifie, rien ne cause une foi
sainte , inépuisable , comme de tels exemples , et dans de mau-
vais jours, nous envierions de pareilles morts.
( Le Correspondant y n° 26, tome II, )
HISTOIRE DES ORDRES MONASTIQUES, ETC.,
Par le P. Hélyot. Nouvelle édition , publiée par M. le baron
de Roujoux.
Une des plus utiles entreprises de librairie qu'on ait peut-
être conçu depuis long-temps , vient de recevoir un commen-
cement de publication : c'est la réimpression de l'histoire des
Ordres monastiques , par le P. Hélyot , enrichie de plus de
800 figures, représentant les costumes de ces différens ordres
tant religieux que militaires.
Parmi les merveilles qu'a produites le christianisme , il n'est
rien qui présente un spectacle à la fois plus sublime et plus
touchant que l'institution des ordres monastiques, leur gouver-
nement intérieur , leurs travaux , leurs accroissemens , l'in-
fluence qu'ils ont exercée sur les sociétés chrétiennes , les ré-
volutions diverses que la suite des siècles leur a fait éprouver.
Des chrétiens qui voulaient mener une vie plus parfaite con-
çurent et exécutèrent d'abord le dessein de se séparer des hom-
mes, afin de rendre plus intime leur société avec Dieu. Ainsi
se peuplèrent de solitaires les déserts de l'Orient , et particu-
lièrement ceux de la Thébaïde , quelques uns de ces saints per-
sonnages , et ceux-là mêmes qui étaient le plus avancés dans
les perfections de cette vie contemplative, reconnurent bientôt
que, parmi leurs imitateurs, il en était un grand nombre dont
les forces de corps et d'esprit n'égalaient pas la piété et le zèle ,
et qui se trouvaient ainsi hors d'état de supporter- long-temps
cette solitude et ces austérités. Afin de les maintenir dans ht
résolution qu'ils avaient prise de se séparer du momie, ces pa-
triarches du désert conçurent la pensée d'adoucir ce que celle
séparation pouvait avoir de trop rude en réunissant plusieurs
de ces solitaires dans une môme habitation, oit ils se livraient
( 54 )
en commun an travail , à la prière, à toutes les pratiques d'une
vie e'vangélique. Ainsi commencèrent les e'tablissemens des re-
ligieux ce'nobites , qui de l'Egypte se répandirent dans tout le
monde chre'tien, se multipliant à mesure que de nouveaux peu-
ples étaient conquis au christianisme; et, qui, place's , pour
ainsi parler, entre le monde et la solitude, purent se livrer
aux œuvres d'une charité' plus active envers le prochain , sans
perdre aucun des fruits de cette vie contemplative , principal
objet de leur vocation. On vit donc, chez ces peuples nouvel-
lement chre'tiens et la plupart encore plonge's dans la barbarie,
les moines se faisant tout-à-coup laboureurs , artisans , mécani-
ciens, architectes, peintres, sculpteurs, etc., introduire par-
tout où ils formaient un nouvel établissement, les arts utiles
et agréables, qui, améliorant la situation des hommes, con-
tribuent si efficacement à adoucir leurs mœurs ; et en même
temps que ces hommes apostoliques rendaient l'existence de
leurs néophytes plus heureuse et moins précaire , on les voyait
travailler avec encore plus d'ardeur à développer leur intelli-
gence, ouvrant de toutes parts des écoles, où. ils enseignaient
à la fois et les lettres profanes , dans lesquelles ils se montrè-
rent constamment plus habiles qu'aucun de leurs contempo-
rains, et la science de la religion, qui de tout temps compta
parmi eux ses plus doctes interprètes. Ainsi l'on peut dire que
l'histoire des ordres monastiques est , spécialement pour les
peuples de l'Europe moderne ,, l'histoire même de leur civi-
lisation.
Telle a été, dans l'Eglise, leur importance et leur utilité,
qu'il n'est presque pas d'historiens ecclésiastiques et de théo-
logiens qui ne se soient plus ou moins étendus sur leurs origines
et leurs fondations : quelques écrivains profanes en ont égale-
ment fait l'objet de leurs travaux et de leurs recherches ; et
plusieurs ont entrepris le travail plus considérable d'en écrire
1 histoire.
Il était impossible que ceux qui , les premiers conçurent le
projet de rassembler les matériaux d'une semblable histoire ,
immense dans ses détails, souvent obscure dans ses antiquités,
et dont les élémens étaient dispersés dans presque tous les
écrits qui traitent de matières religieuses , pussent faire autre
chose qu'un travail fautif, incomplet, et dont ils devaient lé-
guer la continuation et le perfectionnement aux écrivains la-
borieux qui voudraient accepter un semblable he'ritage. C'est
en effet ce qui est arrivé à Middendorp, puis à Paul Morigia ,
auquel succéda Sylvestre Marule; après celui-ci vinrent Paul
Crcscen/c, Annibal Canule , Louis Beurier, Etienne Binet, Dod-
( 55 )
well , Dngdoll, le chevalier Marsham, etc. ; enfin le P. He'lvot,
qui , rassemblant tous ces tre'sors cl érudition amassés avant lui ,
et y ajoutant ce que son zèle, sa patience et son excellent dis-
cernement purent lui l'aire découvrir et vérifier de faits échap-
pés aux investigations de ses devanciers , eut la gloire , après
vingt-cinq ans de veilles assidues , de mettre la dernière main
à ce grand monument.
Et en effet, pour l'exactitude et l'abondance des faits, pour
l'ordre et la clarté dans leur classification , son ouvrage l'em-
porte sans comparaison sur tout ce qu'ont publié ceux qui l'ont
précédé : son style, sans être élégant, a de la douceur, de la
naïveté, et ce charme que fait éprouver tout écrivain qui a
foi en ce qu'il dit. La lecture de la vie des Saints, qui fait les
délices de tant de personnes pieuses, n'a pas plus d'agrément
que celle des ordres monastiques , et est sans doute moins fé-
conde en aperçus intéressans pour lhistoire des temps moder-
nes , et particulièrement de ceux qu'on appelle le moyen âge.
Tel est l'ouvrage dont on s'est proposé de donner une nou-
velle édition dans le format plus agréable de l'in-8 , les deux
éditions qui en ont été publiées à d'assez longs intervalles
l'ayant été dans le format in-4°.
Cette publication présentait deux problêmes à résoudre. Il
y a du charme, nous venons de le dire, dans la lecture de
l'ouvrage du P. Hélyot, et nous en avons trouvé la cause dans
la naïveté du style et dans la candeur de l'écrivain. Toutefois
on ne peut disconvenir que cette naïveté ne dégénère quelque-
fois en une trop grande simplicité , que la phrase n'y soit sou-
vent négligée et d'une diffusion qui la rend lourde, commune,
embarrassée , enfin qu'il n'y ait dans ce livre beaucoup trop de
ces défauts de nos vieux auteurs , qui blessent les oreilles un
peu dédaigneuses des lecteurs de nos jours. M. le baron de
Roujoux , aidé des conseils de plusieurs ecclésiastiques , s'est
chargé de faire disparaître ces défauts d'un aussi excellent li-
vre. L'auteur de la traduction de l'histoire d'Angleterre de Lin-
gard a sans doute dans sa manière d'écrire , tout ce qu'il faut
pour y réussir.
Il a fait plus, et c'est, selon nous, une des idées les plus
heureuses qu'il fut possible de concevoir et de mettre en œu-
vre pour établir la supériorité, et par conséquent le succès de
cette nouvelle édition : on reprochait au P. Hélyot des digres-
sions quelquefois fatigantes , et qui , jetées trop souvent au mi-
lieu de ses récits, en interrompaient la suite , et y répandaient
de l'obscurité; plusieurs même pensaient qu'il était convena-
ble de ne pas le réimprimer sans en retrancher ce qu'ils ap-
( 56 )
pelaient des longueurs et des superfluite's. M. de Roujoux en
a autrement juge'; un examen attentiflui a fait reconnaître que
ces longueurs n'étaient autre chose que les pièces originales ,
les documens historiques et autres témoignages que l'auteur
apporte à l'appui de ses re'cits , qu'il a seulement ignoré l'heu-
reux artifice , si souvent employé' de nos jours , de les rejeter
dans des notes (et en effet il n'y a pas une seule note dans tout
l'ouvrage), et qu'en faisant pour lui ce travail qui est indique'
presque à chaque page du livre , on y répandrait , comme par
enchantement , ce qui y manque quelquefois , la clarté et la
rapidité. C'est ce qu'il a fait, dès cette première livraison, et
avec heauconp de succès. Ainsi il n'y aura pas une seule ligne
de retranchée dans tout l'ouvrage ; et , grâce à ces notes , le
texte y paraîtra ahrégé de plus d'un tiers , dont il était comme
surchargé. C'est ainsi que la première difficulté a été résolue.
La seconde difficulté consistait dans la reproduction d'un
aussi grand nombre de costumes d'ordres monastiques , opéra-
tion dont le résultat devait êti*e , ou une avance de fonds con-
sidérable et périlleuse , si l'on voulait donner de bonnes gra-
vures , ou des images médiocres et même rebutantes à l'œil ,
si l'on cherchait à ménager la dépense. C'est le célèbre auteur
du Musée des antiques , M. Bouillon , qui s'est chargé de la
résoudre.
Il dessine lui-même , et fait graver à l'eau forte , sous sa di-
rection , les huit cents figures dont se compose cette rare col-
lection. Le plus grand nombre de ces dessins est achevé ; nous
les avons vus , et nous ne craignons pas de dire que ce sont
autant de petits chefs-d'œuvre de dessin, de goût, de senti-
ment. C'est la première fois que l'on aura su donner une juste
idée de cette variété prodigieuse des costumes monastiques ,
religieux et militaires , presque tous remarquables par leur no-
blesse, leur élégance, leur richesse ou leur simplicité; l'ou-
vrage du P. Hélyot, monument de la science la plus étendue
et la plus profonde , deviendra ainsi un monument précieux
des arts du dessin. Voilà bien des raisons pour recommander
cet ouvrage à nos lecteurs : c'en est une de plus que la modi-
cité de son prix, qui le met à la portée des fortunes les plus
médiocres.
( Le Correspondant, n° 27 , tome II. )
( 57 )
X.ZS riAKTCÉS ,
Histoire milanaise, du X.VIIa siècle , par M. Alex. Manzoni (i);
traduction de M. Rey Dussueil. Deuxième édition.
Cet article ne rend pas compte d'un livre nouveau : il y a
déjà plusieurs anne'es que les Fiancés ont paru ; mais c'est
toujours le moment de parler d'un ouvrage inte'ressant , que
son titre de roman a peut-être empêché dêtre lu d'un grand
nombre de personnes. N'est-ce pas rendre service à ces per-
sonnes que de leur prouver qu'elles trouveront dans les Fian-
cés une lecture à la fois agréable et utile, riche en scènes du
plus touchant intérêt, et en leçons d'une morale vraiment
chre'tienne ? C'est là une bonne fortune qui ne se rencontre pas
assez souvent pour ne pas en faire jouir tous ceux à qui elle
peut être offerte. Peut-être aussi , en lisant les Fiancés , quel-
ques-uns de nos jeunes e'crivains n'apprendront pas sans profit
qu'on peut, même dans un roman, intéresser au suprême de-
gré en respectant les lois de la décence et de la religion , ou
même en plaçant dans la religion et les mœurs tout le secret de
son art.
Ce qui frappe d'abord dans le roman de Manzoni, c'est la
manière dont il fait ressortir les circonstances historiques au
milieu desquelles il a placé ses personnages , ainsi que les mœurs
sociales sous l'influence desquelles leurs diverses caractères se
développent. « Sir Walter Scott, dit très-bien le traducteur des
» Fiancés , passe par l'histoire pour » arriver au roman; c'est
par le roman que « M. Manzoni arrive à l'histoire. » En effet,
le romancier écossais s'attache à dépeindre une époque histo-
rique; son plan arrêté, il y jette une intrigue. L'auteur italien
imagine d'abord sa fiction , et fait choix de l'époque la plus
favorable à ses développemens. De cette manière différente
d'envisager leur sujet, naît, chez ces deux écrivains, un eni-
(i) Alexandre Manzoni, petit-fils de Beccaria par sa mère, est l'homme
le plus remarquable de l'Italie contemporaine. Goethe fait profession d'ad-
mirer ses tragédies , et le reconnaît comme le plus grand lyrique et le
meilleur prosateur de ce pays. Manzoni a été ramené au catholicisme
par sa femme , née protestante. On assure qu'il a traduit en italien
\ Essai sur l'indifférence en matière de religion.
II. 8
( 58)
ploi nécessairement différent des qnalite's qui leur sont com-
munes , et, pour n'en citer qu'un exemple, tous les deux
excellent clans le dialogue ; mais Walter Scott s'en sert le plus
souvent dans la peinture des mœurs et dans ses scènes histo-
/riqiïes. M. Manzoni au contraire consacre le re'cit a l'histoire
et re'serve toujours le dialogue au roman.
Une discussion approfondie sur ces deux romanciers serait
d'autant plus de'place'e ici, qu'elle se lie à d'autres questions
de haute critique litte'raire que ce n'est pas le moment de
traiter. Il suffit donc d'avoir signale' le point de vue particulier
dans lequel chacun d'eux s'est renferme', et nous allons suivre
M. Manzoni dans le développement des divers caractères qu'il
nous présente, dans leurs rapports avec les mœurs sociales de
l'e'poque où il s'est transporte'.
Soumis à la domination espagnole, gouverne's par des chefs
étrangers qui se reposaient des soins de l'administration sur des
magistrats auxquels ils transmettaient , de loin en loin, des or-
donnances presque toujours intempestives ou impuissantes , les
peuples des états milanais se trouvaient presque sans de'fense
contre la tyrannie arbitraire de seigneurs corrompus, et con-
tre les audacieuses entreprises de brigands qui de'solaient la
contrée sous le nom de Bravi. On conçoit encore que les po-
destats des divers territoires , les hommes de loi , et , ge'ne'ra-
lement, tous les individus que leurs fonctions rangeaient im-
me'diatement au-dessus du peuple et sous la de'pendance des
prépotenti, e'taient merveilleusement dispose's à servir d'instru-
mens subalternes au despotisme seigneurial. Il ne restait à la
niasse, ainsi asservie, que deux ressources, celle de sa propre
force dont elle menaçait de se servir dans le premier moment
d'effervescence ; et l'appui beaucoup plus sûr du cierge' et des
corps religieux dont les seigneurs eux-mêmes respectaient le
caractère et les vertus, mais dont ils redoutaient l'influence.
L'ordre des Capucins ilorissait alors dans cette partie de l'I-
talie. Plusieurs religieux qui en faisaient partie , n'étaient pas
toujours reste's étrangers au monde. Us savaient encore , quand
leur devoir les y rappelait momentane'ment , en prendre le lan-
gage et les manières. Ils entraient avec la même aisance sous
le toit du paysan , et dans le château du prépotenti. Partout
ils e'taient accueillis ; ici avec cordialité , là avec des e'gards
commande's par la politique. Les classes inférieures imitaient
plus volontiers les vertus de leurs bienfaiteurs , que les vices
de ceux qui les opprimaient. En voulant représenter la faible
humanité dans une de ces situations où elle se trouve aux pri-
ses avec les grandes infortunes de la vie , M. Manzoni n'a donc
( fa )
point choisi cette e'poque au hasard; et cette combinaison par
laquelle il fait mouvoir le ressort religieux en opposition avec
les passions les plus violentes, annonce quil a creuse' profon-
tle'ment dans la nature humaine. Il prend fantaisie à un homme
sacrilège de ravir une jeune fille à sa mère et ù son futur époux;
tous les moyens humains sont mis en œuvre pour consommer
ce projet; il doit re'ussir. Mais il y aune chose à laquelle l'homme
du crime n'a pas songe' : la religion s'avance avec ses grands
caractères de charité' et de justice , et, s'interposant entre lui
et sa victime, lui dit : Voilà la limite de ta puissance; tu n'i-
ras pas plus loin !
Dans le voisinage du hameau des deux fiancées , e'tait situe
le château d'un de ces prépotentf, le seigneur don Rodrigo. De
la hauteur de ce repaire, cet homme abominahle, promenait
un œil avide sur toute la contrée.
Ceux qui n'ont pas encore lu les Fiances liront cet ouvrage ,
et sauront que don Rodrigo a re'solu d'enlever Lucia , fianece
de Renzo. Mais intervient le R. P. Cristoforo, Capucin et con-
fesseur de la jeune fille : Homme intrépide , il avait passe
toute sa jeunesse dans le monde, maître dune grande fortune,
et plus d'une fois il avait eu l'occasion de re'duire au silence
les grands seigneurs qui se servaient de leur pouvoir pour mo-
lester le pauvre peuple. Maintenant cette âme si hautaine et si
fière , e'tait courbée sous le joug de la pe'nitence et de la mor-
tification; son œil, plein d'audace et de feu, s était baisse' vers
la terre. Toutefois, quand il s'agissait de repousser l'injustice,
son ancien caractère se re'veillait , et alors il se faisait un sin-
gulier mélange d'allures militaires et de mœurs religieuses.
Une corde autour du corps , couvert du capuchon , la croix
sur la poitrine , il se présentait à travers les pe'rils avec des
paroles prophe'tiques de condamnation ou de misc'ricorde.
Cristoforo se transporte dans le château de don Rodrigo,
et tâche d'abord de le ramener à de meilleurs sentimens , en
lui inspirant de la compassion pour ses victimes.
« Eh bien! dit D. Rodrigo, puisque vous croyez que je puis
faire beaucoup pour celte personne , puisque cette personne
vous tient tant au cœur, conseillez-lui de se venir mettre sous
ma protection. Il ne lui manquera rien, et personne n'osera
1 inquiéter, ou je suis indigne d'être chevalier.
« L'indignation du frère, réprime'e à grande peine , éclata il
cette réponse. Tous ses beaux projets de prudence et de pa-
tience s'évanouirent. Le vieil homme se trouva d'accord avec
le nouveau, et dans de telles circonstances, Fra Cristoforo en
( 6o )
valait assurément deux. « Votre protection ! s'écria-til, » recu-
lant de deux pas , se posant fièrement sur le pied droit , met-
tant la main droite sur la hanche , levant la gauche avec l'inr
dex tendu vers D. Rodrigo , et lui plantant sur la face deux
yeux enflammes; « votre protection! il est heureux que vous
ayez parlé ainsi , que vous m'ayez fait une telle proposition.
Vous avez comhlé la mesure, et je ne vous crains plus. —
Comment parles-tu, frère? — Je parle comme on parle à
qui est abandonné de Dieu, à qui ne peut plus faire peur.
Votre protection ! Je savais Lien que cette innocente était sous
la protection de Dieu ; mais vous me le faites sentir mainte-
nant avec tant de certitude que je n'ai plus besoin de ména-
gemens pour vous en parler. Lucia, dis-je; c'est de Lucia que
je parle. Voyez comme je prononce ce nom , la tête haute
et les yeux immobiles. — Comment, dans ma maison...! —
J'ai pitié de celte maison ; la malédiction de Dieu y plane et
s'y appesantit. Pensez-vous que la justice divine reculera de-
vant quatre pierres et quatre brigands armés ? Vous avez cru
que Dieu avait fait une créature à son image pour vous don-
ner le plaisir de la tourmenter ! Vous avez cru que Dieu ne
saurait pas la défendre! Vous avez dédaigné ses avertissemens ;
vous vous êtes jugé. Le cœur de Pharaon était endurci comme
le vôtre , et Dieu a su le briser. Lucia est a l'abri de votre
puissance : c'est moi qui vous le dis , moi , pauvre frère. Et
quant à vous , écoutez bien ce que je vous prédis : un jour
viendra... »
Quand Rodrigo entendit la prédiction tonner sur sa tête ,
une secrète et mvstérieuse épouvante se joignit à sa colère ;
il interrompit le frère et le renvoya.
Après celte entrevue, ces deux hommes se trouvent encore
une fois en présence l'un de l'autre. Mais quelle différence de
situation! la terrible prédiction du religieux s'était accomplie.
Une main divine s'était appesantie sur le coupable ; Rodrigo
était attaqué de la peste; étendu sans connaissance dans une
cabane du lazareth de Milan, il touchait à son heure suprême.
Un frère Capucin l'assistait dans ces derniers momens; c'était
Cristoforo; mais il meurt impénitent, et son dernier soupir
est recueilli par celui dont les dernières paroles avaient été :
un jour Tiendra!
Nous savons déjà que le P. Cristoforo n'avait pas toujours
été dans les ordres. Ce n'était même que depuis son entrée au
couvent qu'il avait pris le nom que nous lui connaissons : il
se nommait Ludovico. Fils d'un honnête marchand que le coin-
( 61 )
merce avait enrichi , son humeur impe'tueuse et la générosité
de son caractère l'avaient porte' à se constituer le protecteur
des opprime's. Un ancien commis de son père ayant nom Cris-
toforo, père de huit enfans , rivait de ses libéralités et l'ac-
compagnait dans ses expéditions en qualité' de majordome.
Dans une rencontre qu'il eut avec un gentilhomme qui le pro-
voqua, Ludovico eut la douleur de voir son fidèle e'cuyer
tomber sous le fer de son adversaire. Il ne put retenir sa fu-
reur et il plongea son e'pe'e clans le corps de l'agresseur. Blesse'
lui-même, il fut transporte' dans le couvent des Capucins voi-
sin du lieu où s'e'tait livre' le combat. On sait que les maisons
religieuses étaient dans ce temps un asile inviolable. Cet évé-
nement fut pour Ludovico une révélation de sentimens incon-
nus ; il se consacra à la vie du cloître. Il laissa tous ses biens
à la veuve et aux enfans de son majordome , et , pour se rap-
peler éternellement sa faute , il prit le nom de lia Cristoforo.
Après sa guérison , ses supérieurs lui ordonnèrent d'aller faire
son noviciat au couvent de ***. Mais avant de partir, il obtint
la permission d'aller demander pardon au père et à la famille
du gentilhomme qu'il avait tué. Ce père que ce meurtre avait
irrité, consentit, fixa l'heure, et pour que la réparation fût
publique , il appela chez lui ses parens et ses amis. A l'heure
indiquée, le religieux se dirigea vers l'hôtel du gentilhomme,
satisfait de commencer sa nouvelle carrière par ce grand acte
d'humilité.
« L'air et la contenance de Cristoforo dit clairement à tous
les assistans qu'il ne s'était pas fait moine , et qu'il ne venait
pas subir cette humiliation mû par une crainte humaine; et
cela commença h lui concilier tous les esprits. Quand il vit
l'offensé , il doubla le pas , se jeta à ses pieds , croisa les mains
sur la poitrine, et, relevant sa tête rase, il lui dit : Je suis
le meurtrier de votre frère. Dieu sait si je voudrais pouvoir
vous le rendre au prix de tout mon sang; mais ne pouvant
vous faire que de vaines et tardives excuses , je vous supplie
de les accepter pour l'amour de Dieu.... » Quand fra Cristo-
foro se tut, il s'éleva dans la salle un murmure de compassion
et de respect. Ce gentilhomme, se tournant vers le suppliant:
Levez -vous, dit-il, d'une voix altérée, je ne le puis nier;
mon frère était un homme un peu prompt, un peu vif, mais
tout arrive par la volonté de Dieu. Qu'il n'en soit plus ques-
tion Mais, mon père, vous ne devez pas rester dans cette
attitude. Et l'ayant pris par le bras , il le releva. Fra Cristo-
foro, debout, niais la tête inclinée, reprit : « .le puis donc
( 62 )
espérer que vous m'ayez accorde' votre pardon ! Et si je l'ob-
tiens de vous , de qui n'ai-je pas droit de l'espe'rer ? Oh ! si je
pouvais entendre de votre bouche ces mots : je vous pardonne! »
— « Pardon ! dit le gentilhomme , vous n'en avez pas besoin ;
mais toutefois, puisque vous le souhaitez, oui, oui, je vous
pardonne du fond de mon âme, et tous. — Oui, tous, tous!»
crièrent d'une voix unanime les assistans. Le visage du moine
s'ouvrit à une joie reconnaissante, sous laquelle perçait une
humble et profonde compassion pour le mal que la re'mission
des hommes ne pouvait réparer. Le gentilbomme, vaincu par
cet aspect, ému de lémotion ge'ne'rale, jeta ses bras autour du
cou de Cristoforo, et lui donna et en reçut le baiser de paix....
Mon père, lui dit-il après, acceptez quelques rafraîchissemens ;
donnez-moi cette preuve d'amitié. Ces sortes de choses ne sont
plus faites pour moi , dit Cristoforo, en résistant avec une sorte
de cordialité' aux politesses du gentilhomme; mais que le ciel
me préserve de refuser vos dons! je vais me mettre en voyage.
Daignez me faire apporter un pain, afin que je puisse dire
que j'ai joui de votre charité, que j'ai mangé de votre pain ,
et obtenu une marque de votre pardon. » Le gentilhomme,
touché jusqu'aux larmes , ordonna que cela se fît ainsi.
Le Capucin sortit et se mit en route. Il mangea avec ravis-
sement un morceau de ce pain au premier endroit où il s'ar-
rêta pour prendre quelque nourriture. Il conserva le reste
toute sa vie. Seulement, à sa dernière entrevue, si inopinée,
avec Renzo et Lucia au lazareth de Milan , portant déjà la
mort dans son sein, après avoir dégagé la jeune fiancée du vœu
qu'elle avait fait, il leur donna à tous deux ce pain du par-
don , comme le souvenir le plus précieux qu'il pût leur laisser.
Nous pourrions également insister sur une foule de situa-
tions non moins intéressantes, non moins admirables par la
soudaine intervention de la puissance religieuse , par le
contraste de ces grandes figures du sacerdoce chrétien en
présence de ces redoutables oppresseurs de l'innocence , de ce
monstre surtout, tellement séparé de la société des hommes,
qu'on ne le désignait que sous le nom de l'inconnu; situations
dans lesquelles l'auteur s'élève à toute la hauteur de la mo-
rale du christianisme , et descend tour à tour dans les profon-
deurs les plus secrètes du cœur humain.
Aux grandes afflictions privées viennent se joindre des fléaux
terribles qui désolent une immense population , et générali-
sent, sans l'affaiblir toutefois , l'intérêt jusque là concentré sur
deux personnages. Source féconde de beautés littéraires, ces
( 63 )
nouvelles calamités fournissent à l'écrivain le re'cit anime' des
faits qui les ont amenées , la peinture vive et e'nergique des
douleurs publiques , de l'exaltation de la multitude , de ses
fluctuations, de la mobilité' de ses volonte's toujours détermi-
ne'es par les intérêts prësens, de ses violences et de ses dévoue-
mens , de ses terreurs et de son enthousiasme , de ses résolu-
tions désespérées et de ses confiances passagères, du despotisme
des magistrats et de leurs concessions timides. Et lorsque ces
mêmes magistrats sont a leur tour abattus sous le poids des
misères publiques , il met sous nos yeux cette effrayante réac-
tion des haines de la populace qui se relève forte de son e'ner-
gie physique , et , comme si les progrès toujours croissans de
la de'tresse géne'rale , ne suffisaient pas au triomphe de ses
vengeances, elle se livre avec une joie féroce, aux plus bru-
tales représailles. Il y a ici, outre une grande connaissance
des hommes et des choses , un rare instinct de l'ordre e'tabli
de Dieu sur la terre et des desseins de sa providence.
Jamais , du reste , les détails de la vie humaine , les mœurs
domestiques , les mœurs de la chaumière , n'ont été' représen-
te's sous des couleurs plus vraies et plus gracieuses. Jamais ces
conversations toutes de foi et entremêlées d'idées superstitieu-
ses, de préjugés populaires et de saine raison ; de propos risi-
bles et de paroles attendrissantes ; jamais lexpression craintive
d'un premier sentiment qui, pour la première fois , se fait
jour dans une jeune âme, n'ont e'te' rendus avec plus de bon-
heur et de charme. Un art infini préside a tous les développe-
mens de l'action principale. A cet égard , une observation :
lorsqu'un drame ou un roman doit avoir une fin tragique ,
l'auteur ne laisse pas échapper l'occasion de faire entrevoir
quelque lueur d'espérance pour rendre le dénouement plus
terrible et pour laisser dans l'esprit du lecteur l'impression du
désespoir. Mais lorsque l'action se termine d'une manière con-
solante , l'auteur en agit tout autrement ; dès que l'un des pau-
vres fiancés vient d'échapper à un péril imminent, M. Manzoni
ne nous laisse pas long-temps jouir de cette sécurité passagère.
Tout-à-coup le nœud se complique , une nouvelle crise se pré-
pare , et , sans nous faire perdre haleine un seul instant , l'au-
teur nous conduit à travers un perpétuel flux et reflux d'inquié-
tudes et d'espérances au moment de cette union si ardemment
désirée.
Quelquefois la vie des personnages, et, ce qui est plus pré-
cieux que la vie, l'honneur d'une jeune fille, ne tiennent qu'à
un fil ; mais ce fil est entre les mains de Dieu. La religion joue
un rôle dans la plupart des romans ( nous ne parlons pas de
( 64 )
ceux où elle est indignement outrage'e), parce que le senti-
timent religieux vit dans presque tous les hommes. Mais quel
est ce rôle? A quoi se réduit-il? A un sentiment confus et va-
gue de la Divinité , dont chacun se rend compte comme il
veut, et dont chacun est juge. Avouons-le; cette contemplation
de 1 homme abandonné à ses propres forces , he'las ! à sa pro-
pre faiblesse; luttant, seul, sans espoir, contre l'adversité', a
je ne sais quoi de pénible qui flétrit et dessèche l'âme. Mais
quand la religion parle avec toute l'autorité de ses pontifes ,
avec la douceur de son caractère; quand elle descend dans la
profondeur des cachots , loin de tout secours humain , pour
verser à l'âme qui souffre des joies ineffables ; quand on assiste
à ces scènes mystérieuses où l'âme espère , parce que Dieu est
présent; où la vierge du miracle fait à Dieu le don de ce qu'elle
a de plus cher sur la terre , et , confiante dans sa prière , s'en-
dort paisiblement sous le verrou du ravisseur ; quand tout-à-
coup , ce pécheur, vaincu par le remords, tombant aux pieds
de sa victime , pleure et prie pour obtenir son pardon ; quand
la victime pleure et prie pour elle et son persécuteur; quand
le prêtre pleure et prie avec l'innocence et le repentir, alors
il n'y a pas de paroles pour exprimer tous les sentimens qui
se remuent au fond du cœur; ce frémissement d'admiration,
ces élans sublimes, ces palpitations ravissantes!
On le voit : cet ouvrage n'est pas , ainsi que tant d'autres du.
même genre , le fruit d'un caprice ou comme une concession
bénévole au goût du siècle. Le génie et la religion sont ici
d'intelligence pour donner aux hommes un grand enseignement
applicable à toutes les conditions de la vie. De plus, tout l'in-
térêt du roman s'y joint à une haute leçon historique. En voilà
assez pour placer ce livre au premier rang des chefs-d'œuvre
dûs au génie romancier. J. O.
( Le Correspondant, n° 28, tome II. )
65 )
PORTRAIT D'O'CONNEL ,
Extrait des Scènes populaires en Irlande , par Slieil.
« S'il t'arrive par hasard , ami lecteur , étranger à Duhlin ,
d'aller visiter cette somptueuse capitale, et que, l'oubliant dans
quelque partie gaie, tu ne rentres que vers les cinq a sis. heu-
res du malin, 1 hiver ; en traversant Merrion Square du côté
du midi, tu ne manqueras pas d'observer que l'un de ces hô-
tels splendides est habite' par une personne dont la manière de
vivre diffère évidemment de celle de ses brillans voisins. Le
volet du parloir demi-ouvert, et la lumière de l'intérieur, an-
noncent que le temps de celui qui y demeure est trop précieux
pour qu'il ne se lève qu'avec le soleil. Si la curiosité te pous-
sant, tu montes les degrés du perron, et à la faveur de l'obs-
curité , tentes de reconnaître l'intérieur , tu verras un grand
homme, d'un embonpoint respectable , devant un pupitre, et
plongé dans un solitaire travail. Sur la muraille qui lui fait face
pend un crucifix. Cette circonstance , l'attitude calme de l'in-
dividu , et une certaine rotondité monastique dans son col et
dans ses épaules , pourront d'abord te faire supposer que ce
doit être quelque pieux dignitaire de 1 Eglise de Rome, absorbé
dans ses dévotions matinales. Mais celte conjecture sera rejetée
aussitôt que formée; l'œil n'a pas plus tôt parcouru d'un re-
gard les autres meubles de l'appartement, la bibliothèque char-
gée de volumes simplement reliés en veau , les in-octavo à
couvertures bleues, épars sur la table et sur le plancher, les
liasses de manuscrits, de formes oblongues, liés d'un ruban de
fil rouge, qu'il devient évident que celui qui médite au milieu
de pareils objets est plus occupé de la loi que des prophètes-.
Sans aucun doute , c'est un homme du barreau ; immanquable-
ment il est enrôlé parmi ces braves érudits de cabinet , dont le
travail sent la lampe , qui labourent du matin au soir pour re-
gagner par l'assiduité ce qui leur manque en intelligence, et
qui tressaillent et sont debout avant que l'oiseau du matin ait
sonné la retraite des fantômes. Arrivé h cette conclusion , ta
poursuis ta route au logis, bénissant ton étoile, chemin faisant,
de n'être pas homme de loi , et plaignant du fond de lame le
sédentaire souffre douleur que tu as surpris enseveli dans son
ingrat travail.
» Mais si , dans le cours de la même journée , il t'arrivait
IL 9
( G6 )
d'aller flâner aux Quatre-Cours (i), tu ne seras pas peu surpris
de voir l'objet de ta pitié' miraculeusement transforme' de l'aus-
tère reclus du matin , en l'un des plus affaires , des plus im-
portais et des plus joyeux personnages de celte scène mouvante.
Là , tu es sûr de le rencontrer rayonnant de santé' et de vie ,
le maintien libre et dégagé , et portant , serré contre sa poitrine ,
avec une tendresse toute paternelle , un large sac , tellement
rempli que son robuste bras peut à peine le soutenir. Une pa-
lissade vivante de clients et d'avoués l'entoure , le col tendu ,
les oreilles et la bouebe ouvertes , ils cherchent à attraper à la
volée quelque opinion qu'on a chance d'extorquer du conseil-
ler en l'enjôlant , ou s'efforcent d'entendre , ce que les clients
savourent le plus (parce qu'à tout événement, cela ne peut
jamais tourner en épices), ses débordemens de plaisanteries
joyeuses et familières ; et quand il est monté sur un ton plus
sévère et plus haut , ses assurances prophétiques que l'heure
de la rédemption d'Irlande est proche : tu juges alors tout d'un
coup que c'est un grand avocat populaire que tu as rencontré,
et si tu prends la peine de suivre ses mouvemens durant une
couple d'heures , à travers les différentes cours , tu ne peux
manquer de découvrir les qualités qui lui ont valu ce titre : ses
connaissances en droit, ses habitudes d activité, le caractère
ardent qui fait de lui moins l'avocat que le partisan de son
client, sa finesse, son abondance de pensées et de langage, sa
bonne humeur inaltérable, et, par-dessus tout, sa mobilité.
Sur les trois heures , quand les juges lèvent le siège, le voyant
se démêler rapidement à travers un dédale d'affaires , dont la
préparation et la conduite suffiraient pour user une constitu-
tion ordinaire, tu supposeras naturellement que, de toute né-
cessité , le reste du jour est consacré à la récréation et au re-
pos ? Mais en cela encore tu seras dans l'erreur, car si tu te
trouvais disposé, en revenant du palais, à te rendre à quel-
ques-uns des meetings , qui , presque tous les jours , à propos de
quelque chose ou à propos de rien , se tiennent dans notre
bonne ville , très-certainement tu y trouveras le conseiller. Là ,
tu verras devant toi, « esprit qui préside à l'orage et galope
dans le tourbillon, » diriger l'ouragan des débats populaires
avec une force de poumons, un redouhlement d'énergie, comme
si, dans l'instant même, il s'élançait, tout frais, aux travaux
de la journée! et il reste dans l'assemblée jusqu'à ce que, à
force de vigueur ou d'adresse , il ait emporté chaque point dé-
(i) Les Quatrp-Cours ( Four Courts) , le Palais de justice de Dublin.
( «7 )
battu. Partant Je là, si tri le suis à la fin d'un, jour si plein,
tu auras vraisemblablement à l'accompagner dans un dîner pu-
blic , d'où , après s'être conduit en digne acteur de la turbu-
lente fête du soir , et avoir lance' une demi-douzaine de discours
à la louange de l'Irlande, il se retire à une heure tardive pour
re'parer le wear et le tear , le porté et Yusê du jour, par un
court intervalle de sommeil; et le lendemain le retrouvera im-
manquablement, avant l'aube, a son poste solitaire, recommen-
çant la routine de cette vie sans repos. Maintenant, quiconque
a vu une fois cette personne multiple, à large corps, à large
esprit, se remuant, agissant, parlant dans les situations que
j'ai décrites, peut-être un autre, lui, « l'orgueil de Kerry ,
la gloire de Munster, » le renomme' , l'infatigable Daniel O'Con-
nel!
» Cette vivacité', cette surabondance de vie perce dans tou-
tes les actions , dans tous les mouvemens dOConnel ; et comme
c'est une qualité' populaire et nationale , elle le recommande
fortement au peuple irlandais. Mobilitate vîgens , vigoureux de
mobilité', il est, corps et âme, dans un état d'insurrection per-
manente. Voyez le courir les rues , et vous jugerez de suite que
c'est un homme qui a fait serment que les injures de sa patrie
seraient venge'es. Un jury de Dublin, s'il était habilement choisi,
le condamnerait à vue comme coupable de haute trahison par
construction, tant toute sa tournure et chacun de ses gestes
sont imprégnés de ce sentiment national : « l'indépendance de
» l'Irlande ou la combustion du monde. » En allant au palais,
il porte son parapluie sur l'épaule comme une pique. Il lance
un pied factieux devant l'autre , comme si , brisant déjà ses
fers, il chassait devant lui la suprématie protestante, tandis
que de temps en temps le mouvement d'épaule démocratique
de son large buste semble un vigoureux effort pour rejeter au
loin l'oppression de sept cents.
» Cette sensibilité nationale profonde est le trait le plus sail~
lant du caractère d'O'Connel : car ce n'est pas seulement dehors
et sous les regards populaires que les affaires de l'Irlande sem-
blent peser sur son cœur ; le même entrain patriotique le suit
dans les détails les plus techniques de ses occupations de bar-
reau. Donnez-lui à soutenir le point de droit le plus sec , le
plus abstrait que vous puissiez imaginer, le plus éloigne' de la
violation des articles de Limerick , ou du rapt du parlement
irlandais, et je parie dix contre un qu'il trouvera moyen d'y
entremêler quelque épisode patriotique sur ces deux échantil-
lons de la tyrannie bretonne. Le peuple n'est jamais absent de
sa pensée; sa vigoureuse réplique est l'aile au nom d'Irlande,
( 68 )
et il empoche des arrhes de l'air d'un homme qui se dévoue à
son pays
» On s'adresse plus particulièrement à M. O'Connel dans les
cas de jury : c'est la son e'ie'ment. Après la harpe de sa patrie ,
un jury irlandais est l'instrument sur lequel il se dëlecte le plus
à jouer ; nul n'en connaît mieux les qualite's et la porte'e. J'ai
parle' de sa mobilité' ; cest ici quelle se déploie. Sa force ,
comme avocat , est moins dans la perfection de ses moyens de
persuasion , que dans leur nombie et dans son habileté à les
choisir et à les adapter aux besoins de chaque cas en particu-
lier. Il a une connaissance complète de la nature humaine et
sur-tout de la classe d'hommes qu'il a h manier. Je ne sais per-
sonne qui montre une perception plus vive et plus sûre des
particularités du peuple irlandais ; et ce n'est pas seulement
dans leurs passions qu'il les comprend, quoique d'une adresse
inouie à les ménager. 11 est capable d'enjôler une douzaine de
misérables fragmens de corporation , et de leur persuader qu'en
leurs personnes est concentré l'honneur de la patrie. Sa ma-
nière d'agir en pareil cas est quelque chose d'admirable. Peu
lui importe leur bassesse et leur stupidité , et l'antipathie po-
litique dont on les a saturés contre lui : il cache son dédain ,
son mépris sous lapparence d'une confiance illimitée, s'adresse
à eux avec la déférence qui serait due aux jure's de l'esprit le
plus droit et le plus élevé. Il leur parle des regards de toute
l'Europe , de la reconnaissance présente de l'Irlande , et des
bénédictions que la postérité leur prépare , avec le plus per-
fide, le plus imperturbable sang-froid. Bref, à force déloges
non mérités, il les amène à penser qu'après tout ils pourraient
bien avoir une réputation à soutenir , et les berce de l'espé-
rance de la gloire dont un verdict , rendu selon 1 évidence ,
doit faire briller leur nom.
» A cet art de chauffer les passions de ses auditeurs, au point
de les rendre malléables , M. O'Connel ajoute une puissance
d'observations autre, et d'un genre plus élevé : il connaît cette
étrange modification de 1 humanité , l'âme irlandaise, non-seu-
lement sous ses faces morales, mais dans ses particularités mé-
taphysiques. Jetez-le au milieu de quelques classes d'hommes
que ce soit , et vous pourrez croire qu il a passé avec eux toute
sa vie, tant il sait bien accommoder sa façon d'argumenter a
leur mode de raisonnement et de pensée. Il connaît la quantité
juste de logique serrée qu'ils peuvent supporter ou compren-
dre. Alors, quand cela peut servir à ses desseins, au lieu de
les traîner à sa suite de gré ou de force, par une chaîne de
démonstrations suivies , il a l'adresse de leur faire penser que
( 69 )
leurs mouveniens dépendent de leur seule volonté'. Il fait à leur
capacité' le compliment de ne pas rendre les choses trop clai-
res. Familier avec la manière de proce'der de leur esprit , il se
contente d'y jeter plutôt des semences de raisonnement que de
raisonnemens tout faits. Il connaît le sol , et sème des ide'es
avec la certitude qu'ils croîtront où et comme il veut , et pro-
duiront les conclusions qu'il attend. Cette me'tliode a le désa-
vantage, comme éloquence , de rendre le style des discours de
jury de M. O'Connel plus lâche et plus irrégulier; mais le
client, 'pour qui seul il travaille , y gagne de toute façon. D'ail-
leurs , en ne se livrant point à une démonstration rigoureuse
sur les points où la vérité est évidemment de son côté , l'avo-
cat a l'avantage de laisser ce qu'il veut dans 1 obscurité, et de
ne point exciter de soupçons en passant sous silence le côté
faible de sa cause.
» Ce n'est pas Ta l'invariable manière de M. O'Connel; car il
n'en a point d'invariable ; mais un échantillon de sa dextérité
à accommoder des moyens particuliers à une fin particulière,
d'où Ion peut inférer la variété de ses talens comme avocat. Il
a aussi son accent d'autorité et d'énergie , pour arracher un
verdict. Doux et conciliant comme je l'ai dépeint, quand les
circonstances l'exigent, lorsqu'il le peut avec sûreté, il n'hé-
site pas à apprendre aux jurés dont la probité lui est suspecte ,
l'opinion qu'il en conçoit; et assez fréquemment il les défie,
dans les termes le moins équivoques, d'hésiter un instant en-
tre leurs préventions coupables et l'irrésistible, la claire, l'ir-
révocable justice de la cause
» Il y a maintenant ving-buit ans qu'O'Connel s'agite , acteur
affairé de cette scène mouvante, pendant ce laps de temps , il
n'y a pas de caractère public qui ait été exalté avec plus d'en-
thousiasme , dégradé avec plus de haine que le sien. Qu'y at il
d'excessif, le blâme ou la louange? Aucun des deux n'est -il
mérité? C est en plaçant la question à ces points de vue extrê-
mes que des juges, trop passionnés ou trop intéressés à la so-
lution pour être impartiaux , font débattue : elle sera facile à
résoudre pour celui dont rien, en ce qui regarde O'Connel , n'a
provoqué une exagération d'admiration ou de haine. Après avoir
examiné toute la carrière politique du héros de l'Irlande, un
observateur impartial dira que c'est un homme à forte capa-
cité, à senti mens plus loris encore; incessamment occupé, et
presque toujours sans préparation, de questions ardues, dans
lesquelles le plus sage aurait peine à discerner le point juste
entre une soumission servile et une importunilé factieuse; par-
tisan par nécessité, toujours fidèle à sa cause, constant dans
( 7û )
son but, quoique souvent incertain clans le choix des moyens
pour y parvenir; et qui, clans sa longue course politique, a
force' les esprits les plus lumineux de l'Angleterre à mettre en
doute qu'il y eût pour avancer les inte'rêts de son corps une
marche plus modérée que celle qu'il a suivie. En mettant de
côté l'aiguillon politique , et ne nous occupant que des provo-
cations personnelles auxquelles il est journellement en butte,
je dirai qu'il est impossible qu'il soit autrement que violent.
Eefuser a O'Connel le titre et le privilège de conseiller, bar-
rister, est une injustice criante; elle n'est pas pe'nible seulement
the'oriquement , elle le fatigue dans tous les détails pratiques
de sa vie judiciaire, et de manière à irriter au dernier point
un homme qui a la conscience de sa force et un caractère am-
bitieux. Il a la mortification de se voir continuellement rap-
peler que , depuis des anne'es, sa fortune est en e'chec , tandis
qu'il se voit passer sur le corps des hommes entrés dans la
carrière en même temps que lui et plus tard , dont aucun ne
lui est supe'rieur, et beaucoup sont au-dessous; foule que la
faveur pousse devant lui , et e'iève à des honneurs et à des e'mo-
lumens auxquels il lui est de'feridu d'aspirer.
» Le plus ferme des adversaires des usurpations des papistes
doit admettre qu'il y a là de quoi irriter : et pour ma part,
loin de juger avec témérité l'esprit que l'injustice entraîne à
l'opposition , j'honore bien plutôt l'homme qui lutte jusqu'au
bout avec le système qui l'e'crase ; et si parfois sa résistance
prend une forme en apparence coupable, je ne suis pas fâche',
pour le salut de la liberté' et celui de la nature humaine , de
voir une preuve de plus que des lois intole'rantes ne peuvent
être exe'cute'es sans inconve'nient. Mais en général , et pour par-
ler vrai, la vengeance cVO'Connel n'est pas d'un caractère très-
redoutable. Il est, après tout, homme de bonne et tendre na-
ture; et lorsque les intérêts généraux de sa patrie ne sont pas
lésés, il prend son parti sur les injures qui lui sont purement
personnelles avec beaucoup de modération. On doit lui savoir
d'autant plus de gré de sa patience a cet égard , qu'elle ne
trouve point de retour. Les admirateurs du Roi Guillaume n'ont
point de merci pour un homme qui, dans ses boutades sédi-
tieuses, a eu l'insolence de dire à l'univers que leur idole n'é-
tait qu'un « Aventurier hollandais. » Voyez d'ailleurs ses in-
tolérables succès dans une carrière ou plusieurs bons protestans
sont condamnés à mourir de faim, et son hôtel fashionable
dans Merrion Square , et, ce qui offusque encore bien davan-
tage tout œil orthodoxe , son brillant et révolutionnaire équi-
page, sa voiture verte , ses livrées vertes, et ses turbulens cour-
( 7" )
siers papistes galopant d'une façon toute fringante sur un pave'
protestant , au grand chagrin et dommage des protestans pié-
tons. Abomination qui, dans les bons vieux jours, aurait e'te'
foudroyée par un acte du parlement.
»> Ces provocations , et d'autres également publiques , ont
expose' le savant le'giste à la haine profonde et irre'vocable d'une
nombreuse classe de sujets irlandais de Sa Majesté protestante ,
partie haineuse de la race , et ce sentiment se fait jour quoti-
diennement. La loyale presse de Dublin géinit sous les plus
étonnantes imputations contre son caractère et ses projets , fa-
briquées par les faiseurs de libelles périodiques. M. O'Connel
est un de ces points de ralliement auquel on revient sans cesse.
Tous s'y acharnent, depuis le ministre caduc, écumant de rage
dans son appréhension que ses dîners soient supprimés , jusqu'à
l'imberbe écolier politique du collège qui, au lieu d'essayer
son génie naissant sur les vertus cardinales , ou l'équité qu'il
y avait à tuer César, passe ses heures de loisir classique à la
tâche plus louable de démontrer , aux grands applaudissemens
des clubs organistes , que « l'avocat O'Connel entretient traî-
» treusement une correspondance criminelle avec le capitaine
» Rock. » Mais l'avocat qui connaît un peu mieux les lois en
matière de haute trahison que ses accusateurs, se moque d'eux
et de leurs menaces, de la corde et du bourreau.
Maintenant que toutes tentatives directes contre sa vie ont
été abandonnées , O'Connel prend son parti sur le reste avec
une patience vraiment chrétienne et un profond dédain. Et
quand quelques-uns de ses diffamateurs se repentent in extre-
mis, et meurent bons catholiques, comme il est arrivé aux
plus bigots d'entre eux. O'Connel, j'en ai toute certitude, non-
seulement leur pardonne et libelles et mensonges, mais encore
contribue libéralement à faire dire des messes expiatoires pour
le salut de leurs âmes. »
( Le Correspondant , n° 18 , tome II. )
( 7* )
INSUFFISANCE X>E IA PHILOSOPHIE ÉCOSSAISE.
QUATRIÈME ET DERNIER ARTICLE (1).
La nature humaine se présente sous la forme d'an assem-
blage très-compliqué : c'est un compose' d'élémens divers et
même héte'rogènes , qui semblent n'avoir aucun rapport entre
eux; tout cela cependant, en dernière analyse, vient se fondre
dans l'individualité' et se re'soudre dans limite'. Cette indivi-
dualité une et mixte offre un phénomène bien remarquable.
Mais ce qu'il y a de plus inexplicable dans la nature de
l'homme, c'est l'opposition des élémens qui la composent; ce
sont les contrariétés qui se manifestent dans ce qu'elle a de plus
intime : car ce n'est pas seulement le corps et l'esprit qui sont
opposés l'un à l'autre ; l'âme elle-même est en proie à une
guerre intestine , qui n'admet ni paix ni trêve , et à la faveur
de laquelle le mal ordinairement prévaut.
Enfin, et par une sorte de dérogation à la loi qui régit tous
les êtres, l'homme a des fins déterminées, et cependant il en
est détourné; la nature lui marque un but; mais ce but, il
ne peut pas l'atteindre.
Que s'est-il donc passé lors de la création , ou depuis ? Car
il est certain que l'homme, tel qu'il est aujourd'hui constitué,
n'est plus un être harmonique en lui-même; et ce fait primi-
tif une fois constaté, il importe den rechercher la cause.
Les philosophes qui ont pris ce soin n'ont rien pu décou-
vrir : le problème est resté pour eux insoluble ; laissons donc
à l'écart les hypothèses de tous genres que leur imagination
leur a suggérées ; consultons les annales sacrées du peuple
chrétien.
Or il résulte de ce que disent nos livres saints que la na-
ture humaine, en sortant des mains du Créateur, était exempte
d'imperfection, et offrait une harmonie parfaite.
Us nous apprennent, en effet, que, sur les degrés de cette
échelle immense , le long de laquelle tous les êtres sont dis-
tribués, le Créateur avait assigné a l'homme un rang honora-
ble; car il se trouvait immédiatement placé au-dessous des
esprits purs , et devait jouir comme eux du privilège d'être
en rapport direct avec Dieu : toutefois , et par suite de cette
(i) Voir tome I, p. 216, 374 et 497-
( 73 )
infinie variété que le grand ordonnateur des choses a intro-
duite dans les œuvres de la création , les hommes devaient
naître successivement les uns des autres, à la différence des
anges du ciel qui ont été' créés simultanément.
Ainsi le genre humain , dans l'origine , était renfermé dans
un seul couple, et même il fut un moment où l'humanité tout
entière se trouvait contenue dans Adam. De l'homme Dieu fit
sortir Eve d'abord, et les deux sexes furent distincts; puis la
loi de la génération ordinaire, ayant été constituée , le genre
humain s'est multiplié sous l'influence de cette loi, par le rap-
prochement de l'homme et de la femme.
Pour former le corps d'Adam, Dieu avait employé le limon
de la terre; quand il s'est agi de créer l'âme, il a soufflé sur
la face tle l'homme, et l'âme humaine, esprit pur, a rayonné.
Cette âme immatérielle portait le cachet de son auteur;
image et ressemblance de la Divinité, elle devait en retracer
les traits principaux, et comme il y a en Dieu trois hypostases,
il devait se trouver dans l'homme quelque chose d'analogue.
En effet, il y a dans l'homme quelque chose qui se rap-
porte à la Majesté du Très-Haut , quelque chose , en outre ,
qui correspond h la vérité éternelle, quelque chose enfin qui
est en relation avec le divin amour. Ainsi les trois hypostases
se réfléchissaient dans l'âme humaine, comme dans un miroir
fidèle , et si l'homme eût toujours , usant de sa liberté con-
venablement, dirigé vers le but auquel elles devaient tendre
toutes les puissances de son âme , s'il eût continué, à rendre à
Dieu le triple hommage d'adoration , de croyance et d'amour ,
dont aucune créature en rapport direct avec le grand Être ne
saurait être dispensée, jamais il n'eût éprouvé le remords, il
n'eût jamais été malheureux.
Mais l'homme s'est volontairement détourné de son principe,
et de concert avec la femme , il a enfreint la loi qui leur était
commune ; de ce moment il y a eu dans la nature humaine
équilibre rompu , germe de corruption introduit , guerre in-
testine soulevée; misère, affliction et mort s'en sont suivies :
les rapports de l'homme avec Dieu ont changé ; l'humanité
dégradée a perdu ses prérogatives et ses droits.
Car le vice que nos premiers parens ont contracté par leur
révolte s'est transmis h tous leurs descendans ; et bien que la
raison ait peine à concevoir comment cette transmission s'est
faite, et continue d'avoir lieu , l'expérience, pleinement d'accord
avec la révélation sur ce point, confirme de plus en plus que tous
II. 10
( 74 )
les hommes naissent enclins au mal et qu'à leur entre'e clans
le monde ils sont destinés à souffrir.
Ainsi la nature humaine a ëte' corrompue dans sa source;
l'homme , jeté loin de sa sphère , a perdu de vue le centre
vers lequel il devait graviter : tout en lui et hors de lui offre
l'aspect du de'sordre : la terre est devenue stérile; les ani-
maux, ont méconnu leur Roi; le corps s'est soulevé' contre l'es-
prit; le bonheur a fui; enfin les plus nobles puissances de
l'âme, de'vie'es de leur route , e'gare'es dans le vague, cherchent
inutilement le terme où naturellement elles devaient ahoutir.
Ainsi ces trois grandes faculte's d'admirer, de connaître et
d'aimer, qui devaient être dirigées constamment vers l'Être
souverain en qui re'sident sublimité', sagesse et bonté', se sont
de'tourne'es de leur fin e'ieve'e pour s'incliner vers la terre.
Elles se sont replie'es sur le moi , et se sont abîmées dans la
profondeur de légoïsme : si parfois elles s'élèvent du fond
de ce gouffre , c'est pour se répandre sur des créatures impar-
faites , ou se disperser au loin sur les êtres inanime's.
Par suite , le besoin d'aimer a produit la volupté ; le besoin
de connaître a donné naissance à la vaine curiosité, et le be-
soin d'admirer s'est fixé particulièrement sur le moi. Sensua-
lité, curiosité, orgueil, voilà ce qui donne le mouvement à
la vie, et ces grandes passions, qui absorbent toutes les au-
tres, parce que toutes les autres s'y résolvent, bouleversent
sans cesse le monde. Ce sont là ces trois concupiscences dont
parle saint Jean , qui vicient la nature humaine , et la rendent
méconnaissable ; ce sont là ces trois racines de péché qu'il faut
extirper, et dont saint Augustin, à plusieurs reprises, marque
d'un trait le caractère; se sont là ces trois grands fleuves, dont
Bossuet, dans son Traité de la Concupiscence , trace le cours,
et décrit les ravages ; fleuves de feu qui embrasent la terre
plutôt qu'ils ne l'arrosent, a dit Pascal, rappelant, à ce
sujet, les paroles de l'Apôtre , à savoir, que tout ce qui est au
monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des
yeux, ou orgueil de la vie, libido sentiendi , libido sciendi ,
libido dominandi. Malheur donc à ceux qui se laissent entraî-
ner à ce qui peut flatter les sens, et qui ne sont occupés que
des moyens de les satisfaire ; ils sont emportés bien loin de
cette félicite' qu'ils se proposaient d'atteindre ; le passé est pour
eux un sujet de remords, le présent ne leur offre aucune jouis-
sance re'elle; la pensée de l'avenir les effraie. Malheur égale-
ment à ceux qui se consument en recherches inutiles et vai-
nes; leur ardente curiosité se dissipe en mille objets, se repaît
de sciences frivoles ; et même en ce qui regarde les sciences
( 75 >
véritables , elle ne sait pas les mettre à profit. Malheur enfin
à ceux que possède l'esprit d'orgueil ; l'envie les tourmente ,
l'ambition les de'vore ; ils troublent le monde, ils se rendent
malheureux , et à la fin , dussent-ils parvenir au sommet de la
gloire, quelle récompense auront-ils? Une récompense aussi
vaine que leurs projets; vani vanam.
C'est ainsi que les Augustin, les Pascal, les Bossuet, en
commentant le texte dé saint Jean, sont entres dans les pro-
fondeurs de la corruption humaine , et ont mis à de'couvert
les racines des dispositions vicieuses que l'homme abandonne'
de Dieu nourrit dans son sein. Ils ont pe'ne'tre bien plus avant
que tous les philosophes ensemble , dans le sanctuaire de la
science du cœur humain , et cependant ils n'ont pas suivi
d'autre e'oole que celle du fils de Ze'be'de'e. Où donc avait-il
pris ces belles choses, ce barbare, dira peut-être quelque phi-
losophe de nos jours , aussi infatué' de sa science que l'était le
platonicien Amelius dont j'emprunte ici les paroles? Je réponds
qu'il les avait puisées à la source même de la vérité ; c'est-à-
dire , que Jean, pauvre pêcheur de la Judée, fils de Zébé-
dée , pêcheur comme lui , avait appris de son divin Maître
que l'homme avait été mis au monde pour aimer Dieu et di-
riger tontes les puissances de son âme vers cet Etre incompa-
rable; pour l'aimer de tout son esprit, en l'embrassant comme
la vérité pure; de tout son cœur, en voyant tout ce qu'il y a
d'aimable en lui ; de toute son âme , en s élevant à la contem-
plation de son infinie grandeur; mais que l'antique serpent
ayant tenté l'homme par les voies de la curiosité, de l'orgueil,
de la sensualité, et l'homme ayant succombé, le mal alors
s'est répandu sur la terre par ces trois sources empoisonnées
que le péché de nos premiers parens a malheureusement ou-
vertes; que l'esprit de ténèbres ayant essayé dans des temps
plus rapprochés , d'attaquer par les mêmes moyens le nouvel
Adam dans le désert, il est resté confondu : qu'enfin le graud.
sacrifice qui devait opérer la rédemption, ayant été consommé,
la nature humaine est rentrée dans ses droits. Jean a donc
connu la grandeur primitive de l'homme, sa chute déplora-
ble, la raison des contrariétés qui s'y trouvent, la cause des
maladies qui le travaillent, et le remède qui devait y être ap-
porté. Ainsi la science de cet homme était grande et de plus
en prêchant la doctrine qu'il enseignait, il pouvait se rendre
à lui-même témoignage que tout ce qu'il annonçait était vrai :
et scimus quia veruni est testimonium ejtis.
Mais ce n'est pas seulement le disciple bien -aimé qui a été
initié à ces grands mystères, tout chrétien a le privilège d'y
( 76 )
être admis. Il n'en est aucun a qui on laisse ignorer ce qu'il
importe qu'il sache sur son origine et sur sa fin. Il ne s'e'tonne
pas de se trouver à la fois si grand et si mise'rable , car il
connaît à quoi tient le malaise qu'il e'prouve , et comment ce
de'sordre peut être re'pare'. Il sait que s'il marche dans la voie
des commandemens du Seigneur, que s il lui rend exactement
ici bas le culte de foi par lequel l'esprit se soumet à la vérité
éternelle, le culte d'amour par lequel le cœur se livre à celui
qui est tout aimable , le culte d'adoration par lequel lame
s'incline devant la toute-puissance divine , il sera mis en pos-
session et pour toujours de la suprême félicité. Alors commen-
cera ce jour qui n'aura pas de soir, dans cette patrie qui n'aura
pas d'ennemis. Oui, c'est là, dit saint Augustin, c'est dans la
Jérusalem céleste , que nous nous réposerons et que nous ver-
rons , que nous verrons et que nous aimerons , que nous aime-
rons et que nous louerons. Nos pencbans se dirigeront avec une
incroyable vivacité vers Celui qui, sans le péché, en aurait
toujours été l'objet , vers Celui qu'on verra sans fin , quon
aimera sans dégoût, qu'on louera sans lassitude. L'ordre le
plus parfait régnera dans la cité sainte ; il n'y aura plus de
combats à soutenir , plus de misères à supporter : la vertu
sera facile , le bonheur l'accompagnera toujours ; et ce bel or-
dre ne sera jamais troublé. Voilà ce qui sera à lajin , voilà
ce qui cera sans jin.
Telles sont les révélations importantes que reçoit le chrétien
sur ses destine'es futures : et Ion peut voir, cl après ce court
exposé, combien la religion pousse l'homme en avant dans la
connaissance de sa propre nature. La science inductive ne le
conduira jamais jusque la ; et lors même qu'elle arriverait un
jour h se rendre compte des contradictions du cœur bumain ,
et à décrire d'une manière exacte toules les conséquences de
ce phénomène étrange, il lui resterait a en découvrir la cause;
or c'est ce qu'elle ne fera pas, disons mieux, c'est ce quelle
ne peut pas même essayer de faire, d'après les principes qu'elle
a posés.
En effet, et d'après ce qu'elle a toujours professé, la phi-
losophie écossaise ne peut pas s'étendre au-deia des faits pri-
mitifs; il lui arrivera souvent de rester en arrière ; mais elle
ne doit jamais les dépasser; son enseignement sous ce rapport
laisse donc un grand vide à remplir; toutefois, et comme,
science préparatoire, elle est susceptible de prendre de l'inté-
rêt; puis en s'associant à une philosophie plus relevée, elle
peut acquérir un degré d'importance qu'elle n'atteindra pas
sans cela.
( 11
Du reste ce n'est point avec l'ontologie , qu'elle a signalée si
souvent, et avec juste raison, comme une science hasardeuse
qui tre'buche à chaque pas, qu'elle peut essayer de s'associer;
mais la religion qui offre des garanties incontestables , au moyen
des titres qui autorisent sa mission , lui servira de guide dans
le labyrinthe de la psychologie; elle la dirigera dans cette voie,
puis s élèvera avec elle quand il s'agira de pe'ne'trer dans les cieux.
Si le secours de la religion est par elle de'daigne', la philo-
phie e'cossaise ne sortira point du cercle étroit dans lequel elle
s'est elle-même renferme'e , et cette science ste'rile ne répondra
point aux besoins de l'humanité. Réduite à ses propres for-
ces, elle cheminera à peine jusqu'au dogme de l'immatérialité
de l'âme, et dans tous les cas, elle ne pourra jamais établir,
que sous forme d'hypothèse, le principe de son immortalité;
ainsi l'origine et la fin de l'homme, la raison des contradic-
tions qui sont le propre de la nature humaine , telle qu'elle
est aujourd'hui faite, resteront perpétuellement en dehors du
cercle de ses investigations : elle sera d'ailleurs dans l'impuis-
sance d'établir un code de morale complet et basé solidement:
enfin elle sera toujours incapable de poser les principes d'un
système religieux quelconque.
Il s'agit donc de savoir si M. Jouffroy et M. Damiron , qui
voudraient transplanter en France cette philosophie étrangère,
laquelle dépérit au lieu même qui l'a vue naître, compren-
dront la nécessité qu'il y a , pour la ranimer , de souffler sur
elle l'esprit de vie.
Or il ne paraît pas qu'ils aient senti jusqu'ici combien cette
nécessité est impérieuse, puisqu'au lieu d'appeler au secours
de la philosophie écossaise la religion chrétienne et la foi, ils
ont imaginé d'insinuer en elle le principe de l'éclectisme. Il
est vrai qu'ils ont abandonné depuis ce projet inexécutable,
mais ils sont toujours fort éloignés de concevoir que la philo-
sophie écossaise , pour marcher avec quelque assurance et
fournir une noble carrière, ait besoin de la religion. Pleins
de cette idée que les écossais, en adoptant l'usage exclusif de
la méthode d'induction ont enfin trouvé ce critérium véritable
à la poursuite duquel la philosophie s'est épuisée jusqu'ici vai-
nement, ils essaient de soumettre à l'épreuve de cette méthode
les hypothèses qui ont été faites sur la nature de l'homme; et
tous les jours ils désapprennent quelque chose. Ainsi leur mar-
che , au lieu d'être progressive est au contraire rétrograde. Il
est certain, par exemple, que M. Jouffroy est beaucoup moins
avancé que ne l'était Reid , puisqu'il tient pour insolubles des
questions vitales que le fondateur de l'école écossaise s'était
( 7« )
permis de décider. Dirons-nous que M. Jouffroy est blâmable
en cela? Non, car il nous paraît que pour re'soudre ces grands
problèmes , Reid n'avait point assez de donne'es : mais on peut
reprocher à M. Jouffroy comme à M. Damiron de s'aveugler
sur l'insuffisance de la science qu'ils veulent constituer , et de
se me'prendre l'un et l'autre sur la vraie nature de 1 esprit phi-
losophique. Inquiet et toujours agite' , l'esprit philosophique ne
peut pas demeurer stationnaire ; il faut qu'il marche , et de
nos jours il se pre'cipite : quel est l'homme qui pourra l'arrê-
ter ? Quel est l'insensé' qui se flattera de le faire reculer ?
M. Cousin a mieux apprécie' 1 état des choses : il a vu que le
sensualisme était épuisé, que le spiritualisme avait été poussé
jusqu'à sa dernière conséquence ; il s'est jeté dans l'éclectisme :
c'était là , en effet , que l'esprit humain tendait ! entraîné par
sa fougue M. Cousin dès lors a montré qu'il jugeait avec dis-
cernement ce qui pouvait convenir à son siècle. Il aura la gloire
d'avoir accéléré le mouvement qui pousse le philosophisme à
son terme , c'est-à-dire , au scepticisme. Lorsque tout est vrai ,
il n'y a plus rien de vrai : lorsque tout est bien , il n'y a plus
rien de bien. Ainsi l'éclectisme n'est qu'une derrière illusion.
Mais ce n'est point ici le lieu d'entrer dans l'examen de ce sys-
tème , ayant l'intention de traiter sous peu la matière au fond.
Quand à l'insuffisance de la pliilosophie écossaise , il nous pa-
raît qu'elle est démontrée. R g.
( De Correspondant , n° 3o ; tome II. )
DE NOTRE AVENU! RELIGIEUX;
TROISIEME ARTICLE (1).
Du Mysticisme et du Méthodisme en Allemagne et en Angle-
terre. Du Protestantisme français. De son avenir.
Nous avons vu dans un précédent article ce qu'est devenu le
protestantisme en Angleterre et en Allemagne, comment il y a
abouti d'une part à un indifférentisme complet, masqué d un
respect extérieur, d'autre part, à une doctrine philosophique
toute négative. Toutes ces sectes si fanatiques . si entichées de
leurs dogmes sont venues se perdre dans le déisme comme les
(i) Voir tome I, p. -juG et ^03.
( 79 )
fleuves dans la mer. Mais, à mesure que l'esprit critique allait
décimant chaque jour les ve'rite's du christianisme , il y avait
des hommes qu'effrayait sa tendance destructive, et une lutte
s' établit contre lui dans le sein de la re'forme. Dès le commen-
cement du dernier siècle , une sorte de re'volte fut organise'e
contre le principe d'examen : on se rattacha avec forpe au prin-
cipe de foi : on s'efforça , si non de remonter le courant , au
moins de jeter l'ancre où l'on était , et de sauver du naufrage
ce qui restait de dogmes clire'tiens. Pendant que la dialectique
des the'ologiens philosophes menait la re'forme si grand train ,
des hommes pieux qui comprenaient qu'une religion est autre
chose qu'une opinion , et qu'on n'est pas chre'tien comme on
est platonicien , s'efforçaient de re'veiller dans les âmes le sen-
timent religieux, d'y ranimer la foi et l'amour. Tels furent en
Allemagne les fondateurs des sectes mystiques , des pie'tistes ,
des hernhutes, etc.; tels les premiers méthodistes en Angle-
terre. Ce n'étaient pas en ge'ne'ral de grands logiciens : leur
inconséquence sautait même aux yeux ; mais c'était une noble
inconséquence. Il y a dans le cœur humain un besoin profond
de religion auquel les plus beaux argumens du monde ne peu-
vent faire prendre le change : ils s'adressèrent à ce besoin in-
time. Leurs convictions étaient fortes et ardentes; elles allaient
souvent jusqu'au fanatisme ; mais le fanatisme même est un
signe de force et de vie : ils parlaient plus au cœur qu'à l'es-
prit , ils lui donnaient ces émotions dont il est si avide, et dont
l'esprit raisonneur avait tari sa source : cela suffit pour leur
donner des prosélytes.
Il n'est pas de notre sujet de faire ici l'histoire de ces diver-
ses sectes : nous ne les considérons que sous un seul point de
vue , comme réactions du sentiment religieux , et nous cher-
chons plutôt à nous rendre compte de ce qu'elles ont de com-
mun qu'à déterminer leurs caractères particuliers. On peut les
désigner sous la dénomination générique de mysticisme et de
méthodisme. Quoique les protestans rationalistes , en les com-
battant, se servent indifféremment de ces deux mots, il y a
cependant une distinction à faire. Ainsi le mysticisme appar-
tient plus spécialement à l'Allemagne , le méthodisme à l'An-
gleterre. Rien de plus exalté et de plus rêveur que les ima-
ginations allemandes. Le génie des sectes modernes y a été
généralement tendre et contemplatif; la religion y est devenue
une pure affaire de cœur : on n'a plus aspiré qu'à l'union in-
time de l'âme avec Dieu, à l'intuition immédiate, à une sorte
de vision béatifique anticipée : de là l'illuminisme , le swéden-
borgisme et leur merveilleux ; de là aussi cette religiosité un
( So )
peu vague dont se sont teintes la poe'sie et même la philoso-
phie allemandes, cette sentimentalité', cet amour d'e'raotions
qui a souvent fait tourner les yeux avec regret vers les pom-
pes touchantes du culte catholique. Il y a dans la tendance re-
ligieuse des Allemands quelque chose qui ressemhle au quié-
tisme : le méthodisme anglais au contraire se rapproche heaucoup
du jansénisme. D'ahord c'est la même manière de conside'rer
les dogmes de la grâce et de la prédestination , le même pen-
chant à ane'antir la liherte' humaine. Un autre point de res-
semblance, c'est le rigorisme, la séve'rite' outre'e et minutieuse
de la morale : contradiction bizarre qui , après avoir fait en
quelque sorte de la volonté' de l'homme un agent passif, l'es-
clave irresponsable dune fatalité' invincible, lui impose les rè-
gles les plus strictes, et lui demande un compte aussi rigou-
reux de ses moindres faiblesses que si tout en elle dc'pendait
d'elle. La justification par la foi seule, 1 inutilité' des bonnes
œuvres pour le salut, tel est le dogme capital du me'thodisme :
la multiplication de ces œuvres à l'infini , telle est sa morale.
Il y a, comme on le voit, dans les sectes anglaises quelque
chose de moins vague , de moins doux que dans les sectes al-
lemandes : leur caractère ge'ne'ral est au contraire positif et dé-
termine' : le ge'nie national les a marque'es de son empreinte.
Le mouvement me'thodiste a été' grand en Angleterre et on au-
rait tort de croire que ce pays est reste ce qu'il e'tait au temps
de Hume et de Gibbon : il v a eu une sorte de restauration
pour le calvinisme et le puritanisme. Ce n'est pas que les mé-
thodistes ne soient en minorité, mais leur nombre est grand
et leur action s'est fait sentir hors de leurs congrégations par-
ticulières et jusque dans l'église anglicane. Ils ont montré dès
leur naissance beaucoup d'activité et d'esprit de prosélytisme ;
c'est leur esprit qui a donné naissance a cette foule d associa-
tions religieuses qui couvrent la surface de l'Angleterre, socié-
tés bibliques , sociétés des missions , soit pour les idolâtres ,
soit pour les chrétiens du continent , sociétés pour répandre
des traités religieux, etc., etc., etc. Ce zèle, il est vrai, n'a
pas été aussi productif qu'il veut le faire croire, et s'il faut
s'en rapporter aux protestans non-méthodistes, il y a eu dans
tout cela plus d'éclat et de bruit que de grands résultats.
Résumons -nous en quelques mots sur l'état des deux pays
dont nous avons entretenu nos lecteurs. Pour la grande majo-
rité , le christianisme est h peu près anéanti : là où il n'y a pas
incrédulité raisonnée , il y a au moins indifférence pratique;
dans un petit nombre d'hommes , le sentiment religieux s'est
réveillé; on s'y efforce de retenir le christianisme, mais ces
( 81 )
efforts louables sont médiocrement efficaces. Arrivons h la
France, où nous retrouverons le protestantisme avec ses deux
formes rationaliste et mystique. Le protestantisme français a
produit au seizième siècle de grands hommes et de grands évé-
nemens. De'truit , comme puissance politique, par le cardinal
de Richelieu, il a brille' encore au dix-septième siècle, par les
théologiens et les controversistes célèbres sortis de son sein :
les plus grandes lumières de la réforme étaient alors en France,
et Bossuet y trouva des adversaires capables de lui disputer
quelques instans la victoire. L'église réformée de nos jours n'a
pas fait beaucoup parler d'elle, soit parce que la révocation
de ledit de Nantes a interrompu les traditions, et enlevé les
moyens d'instruction , soit plutôt à oanse de l'abandon général
des questions théologiques. Mais il est certain que le protes-
tantisme chez nous est plus sage que partout ailleurs. Ou s'ob-
serve en présence de l'ennemi ; ce n est pas au milieu des
catholiques qu'on se laisse aller aux extravagances et aux exa-
gérations, et qu'on pousse ii toutes leurs conséquences ses prin-
cipes ou ses seutimens. Néanmoins , c est peut-être dans les
écrits des protestans de France qu'on peut le mieux juger îe
protestantisme en général'. 11 y a dans l'esprit français une jus-
tesse et une netteté particulière. Plus précis que l'esprit alle-
mand, plus étendu que l'esprit anglais, il sait généraliser les
questions sans se perdre dans le vague et les circonscrire sans
les rétrécir. C'est un avantage immense pour faire marcher les
^discussions. Comme leurs coreligionnaires étrangers, nos com-
patriotes sont divisés en rationalistes et mystiques , en philo-
sophes qui détruisent la Bible par l'exégèse , la révélation par
le raisonnement, et mènent le christianisme, quoi qu'ils en
disent , a un pur naturalisme, et en dévots qui cherchent à ré-
chauffer le sentiment religieux en dépit de la logique, se rat-
tachent aux anciens formulaires calvinistes, pour avoir foi à
quelque chose , et repoussent ces systèmes trop conséquens où
le cœur se trouve entièrement à sec.
J'insiste a dessein sur cette division , parce qu'elle me sem-
ble constituer un véritable schisme dans le protestantisme. Les
deux partis se proscrivent la où ils peuvent, comme on la va
récemment à Genève et à Lausanne : là où ils ne le peuvent
pas, ils se livrent une guerre de plume fort vive; nulle part
ils ne se traitent fraternellement. Au commencement de ce siè-
cle, un théologien allemand, effrayé des progrès du nêopro-
teslantisme , proposait de faire une séparation entre les anciens
et les nouveaux chrétiens : cette séparation exi ;te de fait au-
II.
( 82 )
jourcVlmi. La Revue protestante , organe de la doctrine ratio-
naliste en France , l'établit fort clairement dans son numéro de
janvier 1800, lorsqu'elle divise ses corre'ligionnaires en rétro-
grades et progressifs, hommes de Y ancien régime et du nouveau
régime. Le me'thodisme , autant qu'on en peut juger, ne lui
semble guère supe'rieur au catholicisme : il n'est pas plus en
harmonie avec ce qu'on appelle les besoins de l'époque. « Il
est étroit , sectaire , pénétré d'horreur pour tout progrès dogma-
tique ; il conserve même quelque bonne volonté d'intolérance.
M. Vincent, pasteur à Nîmes , et auteur d'un ouvrage assez re-
marquable intitule' : Vues sur le protestantisme en France ,
quoiqu'il aille moins loin en rationalisme que la Revue, n'est
pas plus favorable au me'thodisme. 11 observe avec beaucoup
de raison que la réforme ne fut d'abord que le catholicisme
changé de place , et qu'on en peut dire autant de ceux qui veu-
lent remettre en vigueur le calvinisme primitif. Leur tendance
lui paraît grosse de tempêtes et destructive des progrès cl de la
liberté de tous. Quand donc les hommes de cette école nous
montrent le protestantisme marchant à la conquête du monde ,
il est évident qu'ils entendent parler d'une marche en sens in-
verse du mouvement mystique et méthodiste. Voyez avec quelle
complaisance ils nous entretiennent du peu de succès qu'ont
obtenu les institutions religieuses fondées de nos jours par Yes-
pril ancien ; ce sont des sociétés de parti qui ne peuvent avoir
aucune action. Propagatrices d'une théologie qui Jinit , elles
ri ont rien en elles , à part leurs intentions , qui fasse à nos in-
telligences un appel qui puisse être entendu. Comment, en ef-
fet, des gens qui croient encore, entre autres choses, à l'exis-
tence du diable, à la damnation éternelle, au péché originel,
à la Trinité , etc., peuvent-ils espérer d être écoutés dans notre
siècle (i)? Il faut convenir que les protestans progressifs ont
beau jeu contre ceux qui veulent maintenir une orthodoxie
calviniste : leur inconséquence est si claire, si palpable, elle
saute tellement aux yeux ! Dès que la liberté d'examen est po-
sée en principe, il est absurde de vouloir lui poser des limi-
tes. Car « les valentiniens ont le même droit que Valentin , les
» marciouites le même droit que Marcion de modifier la foi à
» leur gré (2). »
Qu'il y ait incompatibilité radicale entre le protestantisme
des méthodistes et celui des rationalistes, c'est ce dont on ne
peut douter quand on lit la controverse des deux partis. Il y a
(1) Voyez la Revue protestante de janvier i83o.
(2) Terlullien.
( 33 )
deux ans , la Revue protestante essaya Je poser les bases de ce
qu'elle appelait la grande unité' protestante; mais le méthodisme
refusa tout net son adhésion à ces vues conciliatrices : aussi
la Revue assure-t-elle que l'esprit ancien déteste cordialement
l'esprit nouveau. Nous citerons un passage de la critique que
fit de son plan de réunion un recueil méthodiste, les Archives
du christianisme. On pourra juger de quelle nature sont les di-
vergences qu'il s'agissait de fondre ensemble : « Voyons un
» peu , dit ce journal , quelle est cette unité et cette confor-
» mité. Vous , vous dites que l'homme naît bon ; moi , je dis
» qu'il naît mauvais : nous voilà d'accord. Vous , vous dites que
» le Rédempteur est une créature et même un homme; moi,
» je dis qu'il est le Créateur et Dieu. EU bien , est-ce que cela
» ne revient pas tout-à-fait au même? Ne vous avais-je pas dit
» que nous étions dans la plus parfaite , la plus profonde uni-
» té?... » Et ailleurs : « Si le Christ est Dieu , c'est une impiété
» de ne pas l'adorer; s'il est une créature, c'est une idolâtrie
» de le faire D'après le système d'unité qu'on a mis en
» avant, il sera facile de prouver notre unité avec la religion
» du grand Turc , etc. , etc.... »
Voilà donc deux doctrines opposées : l'une fondée sur làjbi
et même sur l'autorité, ayant une théologie dogmatique que
ses partisans regardent comme le fond même du christianisme,
et qu'ils défendent contre tout changement, contre toute mo-
dification; l'autre, fondée sur l'indépendance absolue de la rai-
son , repoussant tous les dogmes indémontrables , soumettant la
vieille théologie à linévilable loi du progrès , ou plutôt la re-
jetant avec mépris comme une forme surannée , une enveloppe
obscure et incompréhensible de la vérité. Laquelle de ces deux
doctrines est le vrai protestantisme , celui auquel l'empire du
monde est promis? Il laut bien que l'une des deux absorbe
l'autre : car il est évident que les progrès du mysticisme n'au-
raient lieu qu'aux dépens du rationalisme, et que ce dernier ne
prévaudrait qu'en faisant disparaître l'autre. Avant de prétendre
à des conquêtes extérieures, il faut que cette querelle intestine
soit vidée. Lequel triomphera donc de Y esprit ancien ou de Yesprit
nouveau P Le premier a pour point d'appui ce besoin de foi et
d'amour, ou, comme dit la Revue, de conviction sëntirru ntide,
si vif et si énergique dans l'âme humaine, et qui s'attache par-
tout où il peut : il doit gagner à lui les imaginations ardentes,
les âmes tendres, les femmes, tous ceux à qui il faut une re-
ligion du cœur : mais le rationalisme, a de son côté la logique
et la science; en lui e^t le véritable esprit du protestantisme;
il ne fait que s'abandonner à sa pente, continuer le mouve-
( 84 )
ment donné ; enfin il est plus en harmonie avec le siècle et ses
lumières. Ce sont la de terribles avantages de position. Aussi
sommes nous de l'avis de la Revue sur l'avenir du me'thodisme :
nous le croyons impuissant à produire aucun effet durable, du
moins en France, et nous ne sommes pas surpris, maigre' tout
le mouvement qu'il s'est donne', que ses institutions n'aient eu
que d'assez minces résultats. A considérer les choses sous un
certain point de vue, nous le regrettons; car nous nous sentous
plus de sympathie pour les méthodistes que pour leurs adver-
saires. Ii y a parmi eux de grandes vertus, et il en est beau-
coup auxquels nous dirions volontiers ce que Bacon disait aux.
Jésuites : Cwn talis s' s, ut'nam nosicr esses. Dans ce parti il y
a au moins sentiment religieux et sentiment chrétien, choses
que la tendance rationaliste doit effacer tous les jours davan-
tage. Or c'est ce rationalisme , cet esprit nouveau qui domine
dans l'église réformée de France , si nous en croyons M. Vin-
cent, et nous sommes portés à le croire. Comme il n'a rien de
gênant, qu'il s'accommode facilement avec les doctrines phi-
losophiques du dernier siècle et avec l'indifférentisme, il doit
plaire à tous ceux qui aiment leurs aises, et ce doit être la
grande majorité dans l'église protestante comme partout ail-
leurs. Mais qu'est-ce que la religion rationnelle , quelle est sa
valeur, quelle est son influence possible sur l'avenir de ce pays?
Le rationalisme a la prétention d'être une forme du christia-
nisme comme une autre; mais c'est, à notre avis, une préten-
tion bien mal fondée. Ce système n'est qu'un équivalent du
déisme, ou , si on l'aime mieux, du mahométisme , qui regarde
aussi Jésus-Christ comme un grand et saint législateur. Pour
sa divinité, on pense bien qu'il n'en peut plus être question.
L'idée même de révélation surnaturelle semble oiseuse à la
Revue protestante. Voici comment elle 1 envisage : « Que Ion
» dise que Dieu a produit le christianisme par l'intervention
» générale et constante de sa providence, ou qu'il l'a produit
>• par une intervention spéciale et exceptionnelle; ces deux as-
» sériions nous paraissent revenir absolument au même. » Et
ailleurs, « C'est parce que nous voyons dans le christianisme
» le plus magnifique système de vertu et d'immortalité qui ait
» paru sur la (cire, que nous en reconna:ssons la divinité (i). »
Eoussenu a dit aussi , sans rue cela tirât à conséquence : « La
» mort de Socrate est celle d'un homme, la mort de Jésus est
» celle d'un Dieu. » L'Évancile est divin pour les rationalistes,
comme Homère est divin , parce que tout ce qui est beau, tout
[\) Revue Protestante,
( 85 )
ce qui est vrai vient de Dieu en dernière analyse. Dieu s'est
re've'le' dans la Bible, comme il s'est re'véle' dans le Phe'don;
parce que partout où on avance une belle proposition , où on
pose un beau pre'cepte , il y a révélation. J'avoue que je ne
puis de'couvrir quelle nuance sépare du de'isme pur un pareil
christianisme. Tous les principes que vous mutiez en avant, les
de'istes vous les accorderont ; et s il y a contestation entre eux
et vous pour le terme de divin , ce sera pour le coup une pure
dispute de mots.
Mais, voulez vous connaître ce qui fait le fond même du ra-
tionalisme : on va vous l'expliquer. Il y a, nous dit-on, deux
manières d'être protestant : la première est de repousser cer-
tains dogmes de 1 Eglise romaine , pour mettre les siens à la
place : la seconde de ne plus vouloir la tyrannie spirituelle de
Rome , ni de personne (i), ou, en d'autres termes, de repous-
ser toute espèce de dogmes positifs. Gest en effet la l'essence
du nouveau protestantisme, il se re'duit à un seul principe :
la liberté' de croyance et d'examen; « sous l'Evangile » , ajoute-
t-il, ce qui serait déjà une contradiction, si, grâce à {'exégèse,
l'Evangile n était pas devenu aussi flexible, aussi variable, ou,
si l'on veut, aussi perfectible que tout le reste. Le symbole est
donc très-simple , et peut se formuler de la manière suivante :
vous croirez ce que vous voudrez.
Vous croyez peut-être qu'avec ces symboles il n'y a plus de
société' possible, plus de communion, plus d'église protestante;
mais vous êtes dans l'erreur : « la liberté des sectes produit
» une unité profonde qui se dérobe à l'œil du sectaire » , et
voici comment : « partout où la voix du peuple retentit et ré-
» clame, partout où le joug de l'autorité est rompu par l'exa-
» men , partout, dans ces endroits et aces époques, il y a intro-
» duction de réforme et commencement de protestantisme (2). »
Aussi ne s'inquiète-t on pas des restes de vie que le catholicisme
a retrouvés dansées derniers jours : on dit aux Romains , comme
Tertullien le disait aux païens : Nous sommes partout hors dans
vos églises (3). Ce sont là de faciles conquêtes, mais sont-elles
bien glorieuses. Sans doute qu'il y a partout des hommes qui
brisent le joug de l'autorité et proclament l'indépendance de
leur raison : ainsi font l'athée et le déiste, le matérialiste et le
panthéiste; si pour être dans le protestantisme, il su/lit do
n'être pas catholique, sans doute qu'il y a beaucoup de pro-
(1) Vues sur le. Protestantisme, loin. 1 , pag. lio.
(•>.) Revue protestante.
(3) Vues sur le Protestantisme } tom. i , |>
( 86 )
testans , mais ce n'est pas là-dessus qu'il faut calculer ses for-
ces. Pour être quelque chose dans les destine'es de la socie'te',
il faut avoir une croyance positive, et vous le reconnaissez vous-
mêmes. 11 ne suffit pas « d'être une ne'gation, il faut avant tout
» être une religion , c'est -à-dire , posse'der les moyen'' de du-
» rer , et d'e'difier les hommes par la propagation d'une doc-
»> trine bienfaisante et chrétienne Voilà le problème diffi-
» cile, hic opus , hic labor est (i). » Oui, sans doute, voilà la
difficulté'; si vous vous contentez de fraterniser avec tous ceux
qui proclament la souveraineté' de la raison , ne parlez plus de
vos agrandissemens , ni de vos conquêtes : car ce ne sont pas
les philosophes qui viennent à vous, c'est vous qui allez aux
philosophes.
Vous êtes force' d'avouer que le protestantisme , en tant que
liberté' d'examen , n'est « qu'une forme de l'intelligence , une
» loi pour arriver à la science , » une me'thode enfin ; mais
vous ajoutez que c'est encore une religion et une « religion
» vivante et pure : c'est une source intarissable de religiosité',
» puisqu'il est fonde' sur l'Evangile. » Ce sont là des affirma-
tions bien vagues. Si nous vous demandons des faits , vous nous
citez l'Angleterre et son réveil religieux ; vous nous présentez
d'un air triomphant cette contrée protestante où régnent « la
» pie'te' la plus éclairée et la plus douce , la religion la plus
» profonde et la plus vivante. » Mais, admettons que l'Angle-
terre soit redevenue l'île des saints, à qui doit elle la restau-
ration de la vie religieuse chez elle? N est-ce pas au me'tho-
disme , à l'esprit ancien? N'est-elle pas en proie au dogmatisme ,
à l'intole'rance , à l'esprit sectaire , à tout ce que vous réprou-
vez, à tout ce que vous travaillez à de'truire? Voulez-vous donc
propager cette forme de la liberté religieuse (celle des sectes
indépendantes), « où le zèle se porte avec bien plus d'ardeur
» sur les dogmes distinctifs de la secte que sur le christianisme
» lui-même , où il y e.-.t toujours accompagne' d'un esprit d'ex-
» clusion qui dégénère facilement en fanatisme , etc. (2). »
Mais vous vous récriez quand on vous traite d'ariens, de so-
ciniens ; vous repoussez avec horreur l'opprobre d'être sectaires.
Vous voulez pourtant « satisfaire le besoin de religion inhérent
à l'homme. » Mais sous quelle forme? « Je n'en sais rien, ni
» personne, dit M. Vincent. » « Le protestantisme est une in-
» stitution progressive , dit de son côte' la Reçue... Tout a e'te'
» change' par les ide'es. 11 faut que la thc'ologie subisse , à son
(i) Revue protestante.
(a) Vues sur le protestantisme.
( 8? )
» tour , 1 inévitable loi du progrès , il faut qu'elle la subisse
» ou qu'elle meure. Le progrès , c'est même Dieu , qui ouvre
» aux peuples une carrière perfectible , et qui a voulu que les
» vérités révélées eussent sans cesse la tendance de s'unir et
» de se confondre avec les plus hautes ve'rite's de la raison. »
Voilà donc à quoi le protestantisme réduit sa partie posi-
tive, le progrès. Il y aura une religion , mais elle n'est pas ne'e :
un culte; mais l'avenir le produira. Le voilà donc rentre' dans
la cate'gorie de ces sectateurs de la grande inconnue , de ces
chercheurs de la pierre philosophale , des saint simoniens, des
e'clectiques, des disciples de M. Cousin ; car eux aussi prennent
volontiers 1 Evangile pour point de départ , et le regardent
comme le plus grand pas qu'ait fait jusqu ici le genre humain.
En se confondant avec ce système , le protestantisme s'an-
nule , s'anéantit ; il perd tout caractère : aussi ne sommes-nous
pas de ceux qui craignent que la France devienne protestante.
Peut-être tel ou tel gouvernement pourrait-il vouloir essayer
d'un schisme, et nous examinerons ailleurs cette hypothèse •
mais que ferait-il , dans l'intérêt de sa politique , de doctrines
comme celles que nous venons d'analyser? Quant aux indivi-
dus, vous aurez beau classer dans vos rangs tout ce qui n'est
pas catholique, vous aurez beau appeler vos frères les indiffé'-
rens ; les sceptiques , les mate'rialistes , ils n'accepteront pas ce
nom. Ceux qui se de'tacheront de nous , n'iront pas se joindre
à vous : ils ne feront pas abjuration en votre faveur. Que leur
donneriez-vous donc qu'ils n'aient de'jà? Le principe de la li-
berté' d'examen appartient à tout le monde : ils ne verront pas
pourquoi le protestantisme veut en faire sa propriété, s'en at-
tribuer le monopole : ils resteront de'istes ou voltairiens. Mais
savez-vous ce que fera votre religion rationnelle ? Elle de'truira
parmi vous les nouvelles sectes , comme elle a de'truit les an-
ciennes ; elle laissera dans le vide toutes les âmes religieuses ,
ou plutôt elle les poussera de force dans le catholicisme. Quanti
le mysticisme, le méthodisme auront de nouveau succombé,
quand vos argumens auront dissous leurs églises, il se fera
dans le monde une grande division : ceux qui veulent une re-
ligion seront d'un côté , ceux qui n'en veulent pas seront de
l'autre. Or une seule Eglise sera debout, l'Eglise catholique,
que vos pères n'ont pas entamée , et que vous n entamerez pas.
Elle ouvrira ses bras à tous ceux à qui il faut un Dieu vivant,
et non pas une sèche abstraction , à tous ceux qui veulent
croire , prier et adorer, et ils s'y précipiteront en foule, et il
n'y aura plus pour tous les cœurs religieux qii un Dieu, qu'une
foi , ([u'uu baptême. Ainsi se consommera cette grande réunion
( 88 )
des chrétiens , tant de fois projete'e , mais qui restait impossi-
ble tant que les e'glises protestantes conservaient un reste de
vie, et dont les ravages du rationalisme hâteront le moment.
A.
( Le Correspondant , n° 3 1 , tome II. )
SE Ii 'ÉTAT RELIGIEUX ET ÏVÏÛF.A2. DE LA GBECE.
PREMIER ARTICLE.
Nous avons extrait l'article suivant d'un article plus e'tendu
inséré dans le premier numéro tle la Ravue trimestrielle orien-
tale de Londres. Les détails curieux qu'il renferme sur la
Grèce, envisagée sous le point de vue religieux et moral, se-
ront sans doute parcourus avec intérêt par nos lecteurs. Dans
le de'sir que nous avions de leur offrir ici tout ce qui rapporte
a létat présent de ce malheureux pays, nous avons cru devoir
omettre les considérations générales de fauteur sur 1 histoire
passée de l'Eglise grecque. Naturellement ces considérations
ne pouvaient offrir le même attrait, et d'ailleurs nous devions
les omettre avec d'autant plus de raison, qu'elles sont très-for-
tement imprégnées de l'esprit anglican sous l'influence duquel
l'article a été écrit. Notre tache s'est trouvée encore assez dif-
ficile pour débarrasser de L'alliage qui s'y rencontre, la partie
véritablement neu^e que l'on va lire. Nous ne pouvons cepen-
dant nous flatter d'avoir réussi complètement à cet égard; il
eût fallu trop dénaturer les idées de l'auteur; mais il suffira
que nos lecteurs en soient prévenus, pour qu'ils soient moins
choqués de quelques propositions mal sonnantes, dans la bou-
che d'un écrivain qui n'est pas catholique.
« La lutte soutenue contre la puissance ottomane pendant les
neuf dernières années , a développé d'une manière extraordi-
naire les talens, l'énergie et la faiblesse des Grecs. Aujourd'hui
que cette lutte est enfin terminée, et que l'indépendance de
ce peuple est désormais assurée , nous pouvons détourner nos
regards des malheurs de la guerre pour les reporter vers l'a-
venir qui se prépare, et contempler le magnifique spectacle
d'une nation qui , se dégageant du chaos de l'ignorance et de
la barbarie , se hâte de venir occuper sa place dans le grand
svstème de la civilisation.
». Que la révolution sociale des Grecs s'accomplisse maintenant
( 89 )
quand elle pourra, toujours est-il qu'elle doit sortir de la re'-
forme de leur constitution religieuse. En Grèce plus que par-
tout ailleurs cette constitution a servi à former le caractère
national tel qu'il existe de nos jours ; et cela parce que , depuis
la conquête ottomane, la seule institution, dont le peuple de
ce pays ait pu véritablement se glorifier comme lui étant pro-
pre, c'est son e'glise. Affranchie, plus que tout le reste, de
l'intervention des Turcs, cette e'glise s'est toujours e'ieve'e comme
une barrière entre lui et ses oppresseurs -. aussi, maigre' qu'elle
soit corrompue , maigre' qu'elle ait e'te' souvent faconne'e en
instrument de tyrannie , les Grecs sont toujours demeure's at-
tache's à elle avec une constance dont on trouverait à peine
un autre exemple dans les annales de l'histoire.
» La grande majorité' des chre'tiens d'Orient fait partie de
l'église grecque : car, outre ceux de la Valachie, de la Mol-
davie , de la Servie et les Grecs proprement dits, il y en a des
milliers qui , sous ce dernier nom , professent une même foi
dans toute l'e'tendue de la Bulgarie , de la Rome'iie , de l'Al-
banie et de l'Asie-Mineure. On en rencontre aussi de mêle's ,
mais en petit nombre, avec les he're'tiques de la Syrie, de
l'Egypte et de l'Assyrie. Ces derniers sont divise's par les the'o-
logiens grecs en quatre classes , les Arme'niens , les Cophtes ,
les Maronites et les Nestoriens. On accuse les Arme'niens et les
Cophtes de partager les erreurs des Monophysites : mais quoi-
que ce reproche soit vrai des uns et des autres, il s'applique
plus particulièrement aux seconds. Les Maronites habitent la
Syrie , et surtout le mont Liban , où ils professent la religion
catholique romaine. On ignore cependant jusqu'à quel point
ils retiennent dans toute leur pureté' les dogmes de cette Eglise ;
on sait seulement d'une manière positive qu'ils reconnaissent
la supre'matie du Pape , et qu'ils adoptent les formes de son
gouvernement. On trouve dans la Cbalde'e , la Me'sopotamie et
la Perse , quelques restes de Nestoriens. Ces derniers ont tou-
jours e'te' considere's comme la portion la plus estimable des
chre'tiens d'Orient. On observe, au reste, fort peu de ditfc'rence
entre ces diverses branches schismatiques et la religion gi*ee-
que d'où elles de'rivent. Quant aux articles de croyance qui
séparent les Grecs eux-mêmes de l'Eglise de Rome , on peut
les re'duire facilement a quelques points importons. Ainsi ils
nient que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, et ils te
font proce'der du premier seulement, lis n'admettent point la
supre'matie et l'infaillibilité' du Pape , la doctrine du purga-
toire et des indulgenoeSi Dans le baptême lis pratiquent trois
11.
( 9° )
immersions, et rejètent la confession auriculaire comme di-
vine. Tout en croyant a la transsubstantiation ou plutôt à la
consubstantiation , ils refusent de l'adorer sous les espèces. Ils
souffrent les tableaux des Saints dans leurs e'glises, mais ils en
Lanissent les statues et les bas-reliefs. Ils permettent le ma-
riage, une seule Ibis aux membres du cierge' se'culier, et deux
fois aux laïques. Enfin leur calendrier diffère essentiellement,
de celui de Rome , et dans le nombre de leurs fêtes , et dans
celui de leurs Saints. Outre le carême catholique, ils ont un
second jeûne depuis la Pentecôte jusqu'à la Saint-Pierre , un
troisième depuis le 3 jusqu'au i5 août, en l'honneur de l'As-
somption, et un quatrième durant les quarante jours qui pré-
cèdent la Noël. Dans les monastères on en ajoute un cinquième
pendant les quatorze premiers jours de septembre, en com-
me'moraison de 1 exaltation de la sainte Croix. Durant ces di-
vers jeûnes, à l'exception de celui qui pre'cède la Noël, l'ab-
stinence la plus se'vère est prescrite et généralement observe'e ;
mais en revanche , dans les jours nombreux de 1 année où l'on fête
solennellement le patronage de quelque Saint, les Grecs ne man-
quent pas de se dédommager de leurs mortifications par l'intem-
pérance la plus opposée. Les prêtres, qui imposent le premier
de ces excès, prennent très-peu de soin de re'primer le second.
Les revenus de l'église grecque proviennent de deux sour-
ces principales; des fonds verse's par chaque pre'lat à l'époque
où il est élu , et des contributions annuelles établies pour le
soutien de son établissement. Mais ces revenus ont si souvent
et si considérablement varié depuis la conquête turque, qu'il
serait impossible aujourd'hui d'en faire une estimation ap-
proximative. Datis ces derniers temps, ils ont aussi été entra-
vés par beaucoup d'embarras et de difficultés de la part des
Turcs qui, tour à tour empruntant et faisant des dépôts dans
le trésor du synode, ont fini, selon leur coutume en pareille
occurrence , par séquestrer le tout. Le revenu du patriarche
est fondé actuellement sur la nomination aux honneurs ecclé-
siastiques, sur les biens des moines et des étrangers dont il
hérite naturellement, et sur les honoraires attachés à ses fonc-
tions , pour recevoir les testamens , et tenir les registres de
1 état civil. C'est parce que ce sont la des sources précaires de
revenu que ce dernier varie beaucoup toutes les années. Ce
pendant malgré sa modicité, il a toujours permis au patriar-
che de tenir son rang d'une manière honorable. Les émolu -
mens des archevêques, des métropolitains et des autres pré-
lats reposent en partie sur les allocations faites par chaque
diocèse, et en partie sur les offres volontaires qui leur sont
( y )
adressées par les fidèles. Dans ces derniers temps il a faliu
recourir à des contributions" leve'es sur les monastères , et à
des droits exorbitans dont on avait grève' l'administration des
sacremens et les cérémonies de la religion. Quant au bas clergé,
il ne peut compter que sur les dons éventuels qui lui sont
faits dans l'année , et sur les présens qu'il reçoit ordinairement
aux époques de fêtes et de jeûnes.
Le gouvernement de l'église grecque est confié à un synode
de prélats composé des quatre patriarches de Constantinople,
de Jérusalem, d'Antiocbe et d'Alexandrie, ainsi que des évê-
([ues et archevêques de plusieurs diocèses dont lélection est
soumise à des formalités requises , quoique ce ne soit au fond
qu'une affaire d'intrigue et de simonie. Le patriarche de Con-
stantinople, après avoir été nommé officiellement par le même
corps , reçoit son investiture et sa commission des mains du
sultan, avec le titre de patriki-roum ou de patriarche des Ro-
mains , et celui de despote et de très-saint. Comme évêque de
!a capitale , il exerce une juridiction civile sur les rayahs grecs;
et comme président d'un tribbnnal institué à cet effet, il peut
condamner un criminel à l'amende , à la prison , et même à
!a peine capitale. En sa qualité de chef de l'Eglise, il possède
le choix nominal , et même la direction ecclésiastique des trois
autres patriarches; mais, comme le ùérath du sultan est tou-
joux's nécessaire pour confirmer la nomination , l'influence du
patriarche à cet égard est h peu près illusoire. Immédiatement
après lui , se range le patriarche d'Alexandrie , mais la pré-
séance de ce dernier se fonde plutôt sur son ancienneté que
sur son pouvoir réel. Sa pauvreté est telle qu'il ne peut guère
se soutenir que par la munificence de ses collègues , ou la
charité des hérétiques d'Egypte. La juridiction ou l'influence
du patriarche d Antioche est également réduite à fort peu de
chose, et de plus il est obligé de diviser son autorité avec les
chefs des Maronites et des Monophysiles de son diocèse. Le
patriarche de Jérusalem ne jouit guère d'un pouvoir plus étendu,
quoiqu'il soit en possession d'un titre plus respecté. Ainsi là
place et les prérogatives de tous les quatre sont soumises à bien
des chances, ce qu'il faut attribuer, soit aux intrigues de la
capitale, soit h l'avarice du divan, qui est toujours tenté par
i appât d'une somme de 20 ou 3o,ooo dollars, exigée à l 'élé-
vation de chacun d'eux. Aussi les dépositions se sont quelque-
lis succédées d'une manière si rapide, que l'on a vu jusqu'à
> ingt quatre patriarches , savoir quatorze à Constantinople ,
quatre à Alexandrie, et six a Jérusalem, payer à un même
sultan l'hommage de leur investiture.
( [P )
Les archevêques et les prélats d'un rang inférieur sont élus
aussi par le synode avec des formalités voulues. Ils jouissent
dans leurs arrondissemens respectifs, d'un pouvoir civil et
d'une juridiction qu'ils ont conservée depuis le moyen âge.
Outre qu'ils sont exempts des impôts et des lois somptuaires
établis par la Porte , ils partagent encore une foule de préro-
gatives. Lune des principales est de ne ressortir d'aucun autre
tribunal que de celui du sultan ou d'une cour de pairs.
( Le Correspondant , n° 32 , tome II. )
rA M. le rédacteur du Correspondant , au sujet d'un passage
de la préface , mise par M. Cousin en tête du Manuel de
l'Histoire de la philosophie de Tennemann.
Monsieur le Rédacteur ,
Quoiqu'appartenant à cette université attaquée par vous avec tant
d'ardeur , bien que je trouve , soit dit en passant , ces attaques
un peu vagues , et que l'on puisse , à mon avis , désirer quelques
développemens plus positifs sur le mode d'exercice de cette liberté
que vous réclamez, cependant, lecteur assidu de votre journal, de-
puis longtemps j'avais à cœur, de vous témoigner combien je sym-
pathise avec vous quant à l'ensemble de vos doctrines : depuis
long-temps , poussant , jusqu'à la témérité peut-être , le zèle pour
îa cause que vous défendez, je voulais solliciter l'honneur d'être
admis à coopérer à votre œuvre.
Votre journal aspire à un rôle bien difficile , bien décrié de nos
jours, celui de médiateur au milieu de toutes les folies, de toutes
les fureurs des partis. Félicitons ici Y Association pour la défense
de la religion catholique sous les auspices de laquelle vous com-
battez ; elle s'honore par ce noble patronage qu'elle accorde à cette
modération pleine de force; elle montre celte intelligence des temps
qui peut seule faire triompher la religion en lui rendant sa popu-
larité perdue.
Avec la restauration avait paru cette école justement fameuse ,
; qu'il a plu d'appeler théocratique j fière de montrer sur sa ban-
nière les noms des De Maistrc, des De Ronald , des La Mennais.
À côté de cette école , mal comprise en philosophie ; et en politi-
; que , signe de contradiction aux yeux d'un siècle inquiet et turbu-
lent., nous avons aimé à voir s'élever, dans le Correspondant,
j une nouvelle espérance pour la religion et la monarchie , un nouvel
organe d'une môme vérité,
( 93 )
Ami de la discussion calme et consciencieuse ; ouvert et affable
à ceux même qu'il combat ; ne croyant pas qu'il y ait lieu de rou-
gir en leur présence pour dire : Je suis chrétien ; cherchant à
comprendre ses adversaires ; heureux de leur applaudir quand il
le peut , sans jamais les flatter ; ingénieux à distinguer dans le ri-
che héritage de ses prédécesseurs les principes dont l'application
peut se modifier selon Fexigeànce des temps , des principes éter-
nels et immuables que ceux-ci ont si éloquemment proclamés ; tel
nous a paru se développer le Correspondant , depuis le commen-
cement de son existence , avec un succès toujours croissant : ayant
déjà fait beaucoup , puisqu'il a commencé , puisqu'il a ouvert la
carrière où se presseront bientôt tous les défenseurs de la religion
et de la monarchie : toutefois , particulièrement cher à la bonne
cause par les espérances qu'il fait concevoir.
Pour le présent , en effet , sachez ne pas vous faire illusion. Si
tous les amis de la religion se plaisent à encourager vos efforts ,
cependant , il n'est que trop vrai , votre existence est à peine
soupçonnée par ceux que vous combattez , loin d'avoir été prise
encore au sérieux. Aux yeux de ces superbes adversaires , l'école
que vous continuez est morte tout entière : M. Cousin , dans sa
préface au Manuel de l'histoire de la philosophie de Tenne-
mann, vient de pousser la générosité jusqu'à Finhumer de ses pro-
pres mains , et à coup sûr , sans se douter que qui que ce soit au
monde ait songé à se constituer héritier. Voici comment il s'exprime :
« Quel est le fondement de l'altière polémique de la théocratie
» contre la philosophie? Tout le monde le sait aujourd'hui; un
» paralogisme. C'est avec la raison qu'ils attaquent la raison , in-
» voquant ainsi l'autorité même qu'ils combattent , et qu'ils en-
» treprennent de convaincre d'impuissance? Un peu de rigueur
» et de conséquence a conduit l'école théocratique à réprouver non
» plus tel ou tel système philosophique , mais l'esprit commun de
» tous les systèmes, c'est-à-dire la philosophie elle-même. Plus de
» rigueur et de conséquence encore la pousserait au scepticisme
» absolu , ou la ramènerait à la philosophie. Mais aujourd'hui l'ap-
» pel à la foi aveugle par la raison même est convaincu de n'être
» qu'un paralogisme pusillanime, et cette seule vérité rendue ma-
» nifeste protège la philosophie, et arrêtera les déserteurs (1). »
Avant de faire aucune réflexion sur ce passage , observons que
M. Cousin , quelques lignes plus bas , s'irrite d'avoir été rualcoui-
pris , d'avoir été réfuté sans rigueur, sans conscience. Il est vrai :
un homme s'est élevé parmi nous , qui sans avoir encore bcau-
(i) Voyez la préface du Manuel de. l'histoire de la philosophie, traduit
de l'allemand de Tcnncuiann , par Victor Cousin ; à l'aris , chez Sau-
lelet et compagnie, rue de Richelieu, u° j/J-
( LH )
coup vécu, a déjà cependant consacré de longues années à rendre
en France à l'enseignement philosophique son importance et sa di-
gnité. Qu'il ait erré oui ou non, je ne préjuge rien encore. Mais,
j'en rougis pour notre pays, quelle résistance sérieuse et honorable
a-t-on opposée au prétendu danger de ses doctrines ? Quelques bouf-
fons sont montés sur des tréteaux pour débiter aux oisifs , en guise
de réfutation, les lieux communs d'un matérialisme usé (1); pla-
tes et ignobles critiques , au mauvais goût desquelles on ne sau-
rait comparer que la faiblesse et l'inexprimable laugueur de celles
qui ont été officiellement lancées par l'université (2).
Mais M. Cousin, si votre longanimité philosophique est près de
vous abandonner à la vue d'une telle injustice, si vous vous plai-
gnez d'avoir été calomnié , pourquoi vous exposer à vous voir ren-
voyer à votre tour l'épithète de calomniateur ? ou plutôt , comment
un |écrivaiu , d'ailleurs si consciencieux , réserve-t-il à la religion
et à ses défenseurs d'aussi incroyables légèretés?
La philosophie peut être considérée sous deux points de vue :
ou comme méthode, lorsqu'elle constate les principes des connais-
sances humaines, les conditions de la certitude, les procédés de
notre esprit dans l'investigation ou l'exposition de la vérité ; ou
comme science positive, lorsqu'elle aspire à systématiser l'ensemble
des causes et des effets dans l'univers.
Or , à considérer la philosophie comme méthode , seul point de
vue sous lequel il nous convienne de l'envisager ici , nous nous
faisons fort de prouver que le point de départ, pour M. Cousin
et pour l'abbé de La Mennais , est tout-à-fait commun , et que ce
n'est qu'après que chacun d'eux a suivi assez long-temps une li-
gne parallèle qu'ils commencent à se séparer , et à se repousser
comme les contraires. S'il en est ainsi , comment se fait-il qu'il
n'ait pas été donné à M. Cousin de pénétrer la pensée de l'auteur
de V Essai sur V indifférence , jusqu'au point du moins où cette
pensée est tout-à-fait la sienne?
L'abbé de La Mennais veut être apologiste de la religion : quel
procédé assigne-t-il à l'esprit humain pour arriver à revêtir le
, christianisme du caractère de la certitude ? Il constate d'abord un
j fait; c'est que le genre humain vit de foi : c'est-à-dire que la né-
cessité d'acquiescer à mille et mille vérités dans l'ordre intellec-
I tuel , physique et moral, sans examen préalable, et sur le témoi-
gnage de la raison générale ou du sens commun, est aussi positive
pour l'homme , être intelligent , que la nécessité de respirer pour
l'homme , être sensible et organisé. Ainsi donc , soit que l'abbé
(1) Voyez Y Examen critique de M. Marast.
(a) Voyez les Réflexions de M. Valette sur renseignement de la phi-
losophie à la faculté des lettres.
( 9*)
de La Mennais considère le sens commun dans l?'ordrc intellectuel
et moral , comme transmettant d'âge en âge un ensemble de véri-
te's traditionnelles, fondées sur la révélation primitive ; soit que,
dans les sciences et les spéculations purement humaines , il consi-
dère le sens commun comme l'ensemble des témoignages ayant au-
torité sur la matière donnée , l'acquiescement de notre sens privé
au sens commun lui paraît être avec raison la loi primitive et
générale des intelligences.
Que les philosophes ,\ avec leur puissance de réflexion dont ils
sont si fiers , s'irritent , oui ou non , de ce fait ; toujours est-il
que la philosophie ne constitue , dans l'espèce humaine , qu'une
aristocratie très- restreinte.
Le genre humain vit de foi , disons-nous ; voilà le fait : mainte-
nant peut-on convertir le fait en droit? En d'autres termes, la
foi aux croyances générales peut-elle être regardée comme un
principe légitime de certitude ? Nul doute : car , si tant est qu'il
existe une vérité que l'homme est tenu de connaître et de prati-
quer , il faut bien que le moyen qui est échu au simple et à l'igno-
rant dans l'ordre de la Providence, lui soit suffisant pour par-
venir à cette vérité. Le nier serait un outrage à la Providences
et le renversement de l'ordre intellectuel et moral.
On peut objecter que la foi à l'autorité induit souvent l'homme
en erreur; car enfin les symboles des dillërens peuples ne sont pas
les mêmes ; et les contraires ne peuvent être vrais à la fois.
Oui ; la foi à une autorité plus on moins restreinte , plus ou
moins locale, peut induire eu erreur, mais à l'autorité universelle,
jamais. Les symboles des peuples, leurs mythes", leurs théogonies,
leurs cosmogonies varient sans doute ; mais ils ont bien des points
communs. Or la règle est facile, nous a dit Aristote, ainsi que
tant d'autres avant et après lui : Prenez ce qui est commun , et
vous aurez ce qui est vrai; et en général, à mesure que l'au-
torité qui vous attestera quelque chose s'étendra davantage, soyez
certain que vous serez plus près de la vérité ; et aussitôt , consta-
tant l'unité, la perpétuité, l'universalité des croyances chrétiennes,
au milieu des erreurs et des superstitions locales , l'auteur de l'Es-
sai sur V indifférence nous fait entrer h pleines voiles dans le
catholicisme, légitimant, sans pétition de principe, la foi du chré-
tien de nos jours par l'Eglise , la foi à l'Eglise par le sens com-
mun , par les croyances générales dont l'Eglise n'est que dépositaire
et interprète.
A la rigueur , l'abbé de La Mennais aurait pu borner là son apolo-
gie , et personne ne l'aurait attaquée , personne n'aurait pensé à lui
reprocher de fonder son apologie sur l'anéantissement de la raison
humaine. Oui : mais la philosophie aurait toujours conservé ses frau-
(9^ )
chises, le droit de se constituer une puissance indépendante et en
dehors de la religion , libre conséquemment de l'insulter encore
quand bon lui aurait semblé , ou de lui jeter dédaigneusement qu'elle
est faite pour le peuple. L'abbé de La Menuais n'était pas homme à
vouloir échapper à la critique par une telle concession : cette rai-
son, qui se trouvait sur ses côtés , avec sa morgue et ses prétentions
hautaines , l'offusquait considérablement. Ne pouvant donc résister
à son impatience, il lui porte, en passant, la plus rude atteinte
qu'elle ait jamais reçue depuis Biaise Pascal; voyez le fameux trei-
zième chapitre.
Aussitôt clameur générale ; et voilà M. Cousin lui-même qui
vient faire chorus avec tous les badauds de la science ! « 0 pa-
» ralogisme ! fonder la foi sur l'anéantissement de la raison ! at-
j> taquer la raison avec la raison ! soyez donc sceptique. »
Un écrivain peut se tromper sans doute : mais il est de telles
absurdités qu'on ne saurait les prêter à un écrivain tel que l'abbé
de La Mennais , sans s'exposer à se voir renvoyer rudement son
propre bien. Quoi ! l'abbé de La Mennais aurait sérieusement re-
nouvelé la mauvaise plaisanterie de ses sceptiques qui prétendaient
prouver qu'il n'y a rien de certain ? Oui , s'il avait avancé que
la raison nous trompe invinciblement et toujours. Mais évidem-
ment qu'a-t-il voulu dire autre chose si non que la raison isolée
de l'homme est faillible , obligée de chercher un guide , un ap-
pui ; que la raison générale de fait et de droit était ce guide
nécessaire , et le sens général le critérium du sens privé ? jUors ,
je le demande , où est le paralogisme ?
M. Cousin insiste : toujours est-il vrai que l'abbé de La Men-
nais impose à la raison uue autorité qui lui est supérieure. « Or
» de deux choses l'une , ou ma pensée ne comprend pas cette
» autorité, et alors cette autorité est pour elle comme si elle n'existait
» pas ; ou elle la comprend , elle s'en fait une idée , et l'accepte
■» à ce titre , et alors c'est elle-même qu'elle prend pour mesure ,
» pour règle, pour autorité dernière (i). »
Si cet argument vaut quelque chose contre l'abbé de La Men-
nais , il n'a pas moins de force contre M. Cousin , qui se trouve
lui-même sous le poids de sa propre objection , et va être sommé
tout-à-l'heure , d'y répondre pour son compte.
Constatant les élémens de notre intelligence , quel est l'élément
fondamental que M. Cousin reconnaît antérieurement même à la
réflexion? cet élément, c'est la foi. <c Les masses qui seules exk-
» tent vivent dans la même foi , dont les formes seules varient :
)> elles n'ont pas le secret de leurs croyances la vérité n'est
(i) Première leçon de 1828. pas
( 97 )
» pas la science : la vérité est pour tous ; la science est pour
» peu (i). »
Comprenons bien tout le sens de ces paroles : celte foi de la-
quelle vivent les masses suffit pour les conduire à la vérité , à
toutes les vérités qu'il importe de connaître. « Car non-seulement
» aucune époque de l'humanité, mais pas même un seul individu,
» le premier pas plus que le dernier, n'a été déshérité de la vé-
» rite (2) un pâtre, le dernier (les pâtres, en sait autant que
» Leibnitz sur lui-même , sur le monde et sur Dieu (3). »
Ce premier élément de la foi étant bien constaté, l'élément qui
suit immédiatement, selon M. Cousin, est la réflexion, l'exercice
de la raison.
Or quelle est la raison à laquelle M. Cousin en appelle pour
créer la science? est-ce à la raison individuelle, à la raison, en
tant qu'elle s'isole, se renferme dans un système exclusif? Non,
à-coup-sûr; pour celle-là M. Cousin, malgré sa vaste complaisance
pour toutes les opinions , ne laisse pas d'avoir aus.si des paroles
amères. En preuve de ce que j'avance , voyez dans la préface de
Tennemann, dont-il est ici question, de quelle manière il s'exprime
sur le rationalisme, le sensualisme, et la philosophie du sentiment,
en tant que systèmes exclusifs ; comment il nous les montre atteints
et convaincus de contenir d'intolérables erreurs , attérés par la
polémique accablante qui a passé sur eux, criblés , percés à jour (4).
« C'est, j'en conviens, reprend-il bientôt, une ressource un peu
» désespérée ; mais pour moi je n'en vois pas d'autre ; il serait
» bizarre qu'il n'y eut plus que le sens commun qui pût faire
» quelque effet sur l'imagination des hommes ; mais il est certain
» que tout autre prestige paraît bien usé » .... (5) ; et dans une
de ses leçons : « Vous avez vu que nous en appelons sans cesse
» à l'autorité des croyances générales qui constituent le sens com-
» mun du genre humain : il faut partir du sens commun , il
» faut revenir au sens commun (6). »
Maintenant que répondrait M. Cousin à quelque partisan effréné
de l'individualisme , qui viendrait lui dire : « Que me fait ce
» sens commun devant lequel vous voulez faire plier ma raison
» comme devant une autorité supérieure ; de deux choses l'une
» ( Voyez V argument ci-dessus. ) Votre sens commun n'est donc en
» dernière analyse rien autre chose que ma raison individuelle : ma
(1) Fragmens, préface, pag. xliv.
(2) Deuxième leçon de 1828 , pag. 16.
(3) Deuxième leçon, pag. 17.
(4) Préface du Manuel , pag. îx.
(6) Préface du Manuel, p. \\\.
(G) Treizième leçon de 1828, p. 29.
II. i3
( 9» )
» raison individuelle est donc la lumière des lumières , C autorité
» des autorités. »
Quant à nous, cet argument nous semble également puéril soit
qu'on le produise contre M. Cousin , soit que M. Cousin le pro-
duise contre l'auteur de Y Essai. Quoi ! parce que la raison gé-
nérale , le sens commun , est en rapport avec la raison inviduelle
qui le perçoit et l'accepte , c'est un paralogisme de dire que le sens
commun soit distinct de la raison inviduelle , et le sens com-
mun est la même chose que cette raison individuelle. M. Cousin dira
donc aussi que la lumière, est la même chose que Yœil qui est
frappé par elle ; que ^instrument est la même chose que la main
qui l'emploie , et le moyen la même chose que Y agent. Ainsi donc
(qu'on me permette cette supposition) , si Dieu apparaissait à M.
Cousin, souverain législateur de l'éclectisme, et lui faisait enten-
dre les oracles de la vérité trois fois sainte , ce témoignage n'au-
rait pas pour lui plus de valeur que celui de sa raison indivi-
duelle , parce que ce serait avec ses yeux qu'il aurait vu , avec ses
oreilles qu'il aurait entendu , avec son intelligence qu'il aurait perçu !
Laissant de côté cette ridicule logomachie, félicitons -nous de
voir M. de La Mennais et M. Cousin , l'un après la plus violente
sortie contre la raison humaine, l'autre après les hymnes les plus
magnifiques en son honneur, aboutissant à une appréciation exac-
tement la même de la réflexion relativement à la foi , et après
s'être tous deux posés dans le christianisme , préludant à la créa-
tion de la science philosophique.
En effet , nous dira M. de La Menuais , et sans craindre d'em-
prunter les propres] paroles de M. Cousin : « Si le sens commun
» est le point de départ et la fin nécessaire de toute philosophie,
» ce n'est pas le procédé de la philosophie , et la science est loin
» d'être achevée , quand les croyances communes sont consta-
» tées (i); » et pour ne pas se borner aux paroles, pour mon-
trer que , s'il a un peu rudoyé la raison humaine , il est prêt à
lui faire réparation , et lui rend véritablement dans le fond tout
l'honneur qu'elle mérite, voilà l'abbé de La Mennais qui, au fond
de la solitude , ne travaille à rien de moins qu'à une métaphysi-
que d'après laquelle on pourra voir si la méthode de l'auteur tend
à éteindre les facultés , et à comprimer l'essor du génie.
Ce sera , sans doute, un grand spectacle de voir cet illustre écri-
vain , parti du sein de l'orthodoxie chrétienne , s'élancer dans les ré-
gions de la pensée pour aller contempler, à une hauteur où l'esprit
humain n'atteignit peut-être jamais, non-seulement les lois les plus
générales du monde physique et intellectuel, mais même les saints mys-
tères de notre divine religion. En effet, que sont, après tout, ces
(i) Treizième leçon de i S :î 8 , p. iG.
( 99 )
mystères , sinon des lois d'un ordre plus relevé , des rapports évi-
demment naturels, dont les deux termes seuls nous sont connus,
sans que nous puissions saisir la chaîne par laquelle ces termes
sont unis ? Combien ne serons-nous pas ravis en voyant cet astre
lumineux poursuivre une carrière aussi majestueuse que hardie ,
dans les champs de l'infini , sans cesser de graviter jamais vers
le centre commun de la foi ; et si toutefois il arrivait qu'il fût
entraîné à quelque aberration dans sa course , si le génie de l'é-
crivain pouvait devenir dangereux à la foi du chrétien , combicu
ne serions-nous pas édifiés en voyant ce génie altier , docile à
la voix du Chef de l'Eglise , s'humiliant devant le trône de Saint-
Pierre , se frappant la poitrine , et courbant son front dans la pous-
sière , comme le dernier des enfans de l'Eglise.
Courage donc, grands et sublimes esprits! hâtez-vous de con-
sommer votre œuvre ; rendez au Créateur l'hommage qui lui est
dû par le noble usage de vos facultés ; expliquez-nous les choses
du ciel et de la terre ; pénétrez au sein de l'Etre des êtres ; abî-
mez-vous dans son immensité ; allez lui ravir la pensée qui l'anima
au jour de la création....; et, après que vous vous serez épuisés en
ces vastes et brillantes conceptions , après que vos puissans systè-
mes auront été quelque temps le sujet des discours des hommes ,
dépossédés de la domination des intelligences , ils iront prendre
place à côté des rêves de Platon ou des rêves du Portique : non
pas, à-coup-sûr, pour être ensevelis dans un injurieux oubli: con-
signés eu eflét en leur lieu et place au vaste répertoire des opi-
nions humaines , ne leur sera-t-il pas encore donné quelquefois de
charmer le désœuvrement de la pensée , monumens impérissables
de la grandeur et de la faiblesse de notre raison !
Telles, et peut-être plus amères encore, doivent être les réflexions
de l'illustre auteur de V Essai sur l'indifférence , au milieu même
des profondes méditations métaphysiques qui l'absorbent en ce
moment. Hélas! il n'est que trop vrai! cette science prétendue po-
sitive de la philosophie , qu'est elle autre chose qu'une aspiration
de l'àmeà un but auquel il ne lui est pas encore donné d'atteindre?
et le supplice de notre humanité est de tendre invinciblement à
ce but , semblable à cet infortuné de la fable , condamné à rouler
sans cesse vers le haut d'une colline l'énorme rocher sous le poids
duquel sans cesse il retombait vaincu.
Mais telles ne sont pas à coup sûr les réflexions du chef pré-
somptueux de l'éclectisme moderne , quoique cependant sa philo-
sophie soit bien autrement aventureuse que celle de l'auteur de
V Essai , parti du christianisme et toujours renfermé dans le chris-
tianisme. C'est pardessus tout en la philosophie que M. Cousin fait
acte de foi. La religion est pour lui un fait qu'il accepte, mais un
fait qui désormais appartient à l'histoire. La religion renferme ,
( !00 )
à ce qu'il croit, toute vérité sous ses symboles sacrés ; mais la pen
sée peut elle s'arrêter à des symboles? Il s'agit maintenant de faire
passer la religion du demi-jour du symbole à la lumière pure de
Pidée ; il s'agit de faire prendre à l'espèce humaine la robe viri-
le , de lui faire voir clair à une multitude de choses où jadis des
ténèbres respectables étaient devant elle (i); il s'agit enfin de
faire succéder à l'ère religieuse la grande ère de la raison....
Oui, sans doute, MM. les sectaires ; mais il s'agirait aussi de sa-
voir si le Chef de l'Eglise est aussi disposé à vous céder son trône ,
que vous êtes disposés à l'envahir : la foudre dort, mais n'est pas
éteinte au Vatican. -•
La portée de l'éclectisme moderne est, comme on voit, effrayante
en spéculation Elle l'est également dans ses applications
politiques. Où peut tendre cette apothéose de la raison humaine ?
On sait où en sont les illuminés de l'Allemagne. . . Après tout, ne
soyons pas trop prompts à nous alarmer : l'éclectisme n'est pas aussi
inquiétant qu'il peut le paraître au premier abord. La conscience
et la probité philosophique de ses partisans doivent nous rassurer
contre la hauteur et la témérité de leurs prétentions : M. Cousin
nous l'a dit en leur nom et au nom de la philosophie. Il aime la
religion d'un attachement filial; « il est heureux de voir les mas-
» ses du peuple , c'est à dire à peu près le genre humain tout en-
» tier dans les bras du christianisme; il se contente de lui tendre
» doucement la main ', et de l'aider à l'élever un peu plus
» haut encore (2). » Soyons tranquilles encore une fois : il y a
loin d'ici à ce que la religion de l'éclectisme soit promulguée ,
qu'elle ait son culte et tfes pontifes. Qu'arrivera-t-il en attendant ?
Que ceux qui étaient déjà chrétiens remercieront M. Cousin des
nouveaux argumens qu'il a fournis à leur croyance , et que beau-
coup de fervens disciples qui s'étaient aventurés à sa suite sur les
voies de l'éclectisme , las de tant d'égaremens , reviendront , do-
ciles enfans de la religion , se replacer sous son aile protectrice.
Eh! mon Dieu! tout chemin mène à Rome, a-t-on dit depuis
long-temps , et tel y aboutira par les circuits de l'éclectisme , qui
n'y serait jamais parvenu par la ligne droite de V Essai sur V In-
différence.
Je me hâte , M. le Rédacteur , de mettre fin à cette lettre déjà
beaucoup trop longue, me proposant, au reste, si vous croyez que
ma collaboration puisse vous être de quelque utilité , de reprendre
dans une série d'articles ces importantes discussions.
H. G., agrégé de l'université.
( Le Correspondant, n° 33 , tome II. )
(1) Première leçon de 1828 , p. 23.
(2) Deuxième leçon , p. ^o.
( loi )
ROME.
LA FETE DE l'ÉPIPUANIE ET l' ACADEMIE DE LA PROPAGANDE»
Une des institutions curieuses de Rome moderne est la congré-
gation de Propagande! Ficle, fondée par Grégoire XV (1622) et
Urbain VIII (1627), pour répandre la religion chrétienne et pour
éteindre les hérésies. Le jour où cette congrégation se montre dans
toute sa splendeur, et dans ce qui la caractérise spécialement, est
la fête de l'Epiphanie. Nous allons donner une courte description,
de celte fête, telle qu'elle est solennisée dans l'église de la Pro-
pagande , et d'après le récit d'un voyageur qui y a assisté.
Les fondateurs de la Propagande ont, avec beaucoup de raison,
choisi l'Epiphanie pour la fête principale de l'église de celte con-
grégation. Une étoile heureuse avait conduit les sages de l'Orient
sous l'humble toit de Bethléem , où ils adorèrent le Sauveur nou-
veau-né , entre les bras de sa sainte Mère. L/Ecriture-sainte se
borne à nous apprendre qu'ils s'en retournèrent; mais il est certain
qu'ils devinrent dans leur pays les premiers apôtres de l'avène-
ment du Seigneur. Le jour consacré à la mémoire de ceux par qui
le Sauveur des hommes a été dès sa naissance annoncé, manifesté
aux Gentils , est donc évidemment celui qui convenait le mieux
pour la fête d'une institution qui est destinée à perpétuer cette
manifestation de Je sus- Christ au milieu des infidèles , et à pour-
voir à ce qu'il y ait toujours des apôtres prêts à marcher sur les
traces de ceux à qui il a été dit : Allez, enseignez toutes les na.-
lions. Tout ce qu'on voit dans l'église de la Propagande le jour de
l'Epiphanie rappelle ce grand objet qui embrasse le monde entier.
Qui ne serait frappé de l'accomplissement de celte parole prophé-
tique : Depuis le lever du soleil jusque son coucher , mon nom
est grand parmi les nations ,• et l'un sacrifie en tout lieu , et
une ablation pure est offerte à mon nom (1), en voyant ce
jour là, dans l'église de la Propagande, des piètres appartenant
aux nations les plus éloignées, offrir, dans les langues les plus di-
verses, cette oblation pure, le saint Sacrifice de la messe? L'église
delà Propagande est assez petite, il n'y a en tout que cinq autels,
mais elle est ce jour-là plus intéressante qu'aucune autre. Pendant
qu'à un autel on dit la messe en syriaque, on la dit à un autre
en chaldéen , au troisième en kopte , au quatrième en arménien,
(1) Malach. 1, 11.
( 102 )
au cinquième en grec , et c'est ainsi que les prêtres et les langues
se succèdent pendant toute la matinée. Les costumes et les rits sont
aussi différens les uns des autres que les langues. Les e'trangers ne
manquent jamais de visiter cette église le jour de l'Epiphanie ; ils
ne se lassent pas de regarder , jusqu'à midi où les messes finissent ,
et les célébraus attirent tour-à-tour toute leur attention.
Je n'entrerai pas dans des détails sur les divers rits, costumes ,
etc. : il faut voir de telles choses pour s'en former une idée exacte.
Les habits sacerdotaux des prêtres d'Orient sont riches et magnifi-
ques , et la longue barbe qu'ils portent ajoute , en quelque sorte , an
respect qu'inspire leur ministère. La messe du patriarche de Sy-
rie est sur-tout remarquable. J'ai vu en même temps plusieurs évê-
ques et patriarches d'Orient dire la messe dans leurs langues et leurs
rits respectifs. Ce qu'il y a de plus curieux , c'est un Abyssinien ,
qui dit la messe en kopte : une grande chasuble en argent couvre
tout son corps , en sorte qu'on ne voit que son visage ^et ses mains
qui , noirs comme le charbon , contrastent singulièrement avec la
couleur de ses habits pontificaux.
La veille de la fête, un évêque officie à vêpres, les élèves de l'in-
stitution , très-nombreux en ce moment , forment le choeur et psal-
modient ; il y en a quelques-uns qui chantent fort bien , car ils ont
fait de grands progrès dans le chant grégorien sous la direction de
M. Lorenzo Berti. Les offices du jour de la fête se terminent aussi par
les vêpres et la bénédiction du Saint-Sacrement.
Le dimanche de l'octave , a lieu l'assemblée de l'Académie. Une
salle assez vaste est décorée à cet effet ; les élèves de l'institution
occupent une suite de banquettes placées en amphithéâtre , au
milieu est une table à laquelle s'assied celui qui doit prononcer
le prologue dont je vais parler. En face sont les fauteuils des cardi-
naux de la SS. congrégation de Propagande Fide ; dernière eux
se placent les patriarches , archevêques , évêques et autres prélats ;
le reste de la salle , occupée par le public , ne suffit point , vu la
grande affluence des curieux.
L'Académie se tenant à l'occasion de l'Epiphanie , on n'y récite
que des poèmes relatifs au sujet de la fête ; mais ce qui lui donne
tant d'intérêt , c'est la multitude et la variété des langues qu'on y
parle, la Propagande réunissant dans son sein des élèves de presque;
tous les peuples de la terre , et les auteurs récitant leurs poèmes ,
pour la plupart , dans leur langue maternelle. Un court prologue en
prose latine ouvre la séance ; c'est ordinairement une dissertation sur
les mages , leur voyage , leur patrie , ou quelque autre sujet analo-
gue à la circonstance. Vient ensuite une églogue en latin; un tri-
logie entre trois bergers , puis les autres poèmes , en hébreu , en
chaldéen (langue écrite et langue vulgaire), en grec (ancien et mo-
( io3 )
derne), en syriaque, en arabe, en persan, en arménien (langue
écrite et langue vulgaire , comme pour l'arabe), en illyrien , en éthio-
pien , en géorgien, en albanais, dans les langues des Bulgares, des
Valaques, des Serviens, des Kurdes, enfin en turc, en anglais, en
écossais , en flamand , en polonais , etc.
Les applaudissemens universels qu'on accorde chaque année aux
orateurs prouvent le vif intérêt que cet exercice inspire à tous ceux
qui y assistent.
( La Revue catholique, Juillet i83o. )
PHILOSOPHIE INDIENNE.
SECOND ARTICLE (1).
Système sanc'hya.
( Continuation. )
Nous avons dit, en finissant l'article pre'ce'dent, que les prin-
cipes des choses sont , suivant le système sanc'hya , au nombre
de vingt-cinq.
i. La nature (Pracriti, la racine ou l'origine plastique de
toutes choses , l'être principal, la cause universelle, mate'rielle,
identifiée par les cosmogonies des Puranas (dans plusieurs
desquels la philosophie sancltya est suivie) avec Maya ou l'il-
lusion, et, par les mythologistes , avec Brahmi , le pouvoir ou
l'e'nergie de Brahma. C'est la matière e'ternelle , indéterminée ,
indivisible parce qu'elle est prive'e de parties. On peut la con-
clure seulement de ses effets, parce qu'elle est productive, et
non production.
i. L'intelligence (Buddhi et Malt al ou le grand être) la pre-
mière production de la nature, incrée'e , féconde, et qui est
elle-même productive des autres principes. Elle est identifiée
par le sanc'hya mythologique avec la triade indienne des dieux.
Dans un passage remarquable, cité par un des auteurs de l'e-
cole sanc'hya, il est dit d'abord que le grand principe est
produit « par la nature modifiée, » et ensuite que « le grand
être devient distinctement connu comme formant trois dieux,
par l'influence des trois qualités de bonté, d'impureté et d'obs-
curité, étant une personne et trois dieux. Pris collectivement,
il est la Divinité; mais pris distributivement , il appartient
aux êtres individuels. »
(i) Voir tome Ier, p. 167.
( io4 )
3. La conscience (Àhancara), ou pins proprement Végoite ,
car tel est le sens litte'ral de cette expression. Sa fonction par-
ticulière et clistinctive est la conviction de soi-même , la croyance
que la perception et la méditation ^concernent le moi, que les
objets sensibles se rapportent au moi ; en un mot que/e suis.
Elle procède du principe intellectuel, et produit ceux qui
suivent.
4 — 8. Cinq particules , ou atomes (Tanmatra), percepti-
3-des pour les êtres d'un ordre supérieur , mais insaisissables
par les sens grossiers du genre humain. Ils dérivent du prin-
cipe conscience , et produisent à leur tour les cinq éiémens
grossiers , la terre , l'eau , le feu , l'air et l'espace.
9 — 19. Onze orgafies de la sensation et de l'action, qui
sont aussi produits par la conscience. Dix sont externes, cinq
de la sensation, et cinq de l'action. L'onzième est interne;
double organe de la sensation et de l'action , et en rapport
avec tous les autres, il se nomme Manas ou l'esprit. Ces onze
organes forment , avec les deux principes l'intelligence et la
conscience , les treize instrumens de la connaissance. Les trois
internes et les dix externes sont comparés à trois gardiens
et à dix portes. Un sens externe perçoit , le sens interne exa-
jnine, la conscience fait l'application à soi-même, l'intelligence
résout, et un organe extérieur exécute.
20 — 24. Cinq éiémens produits par les particules on éié-
mens primitifs. i° Le fluide étbéré, qui occupe l'espace. Il
est sensible pour l'ouïe , parce qu'il est le véhicule du son , et
il dérive de l'élément sonore ou atome étbéré. 2' L'air, qui
est sensible pour l'ouï et pour le tact; il dérive de l'élément
tangible ou atome aérien. 3' Le feu, qui est sensible non-seu-
lement pour l'ouïe et le tact , mais encore pour la vue , par
le moyen de la couleur; il dérive de l'élément colorant ou
atome igné. 4° L'eau, qui, revêtu des propriétés précédentes,
3 de plus celle de saveur, et par conséquent est sensible pour
l'ouïe , le tact , la vue et le goût ; elle dérive de l'élément
savoureux ou atome aqueux. 5J La terre , qui réunit à toutes
îe§ autres propriétés celle d'odeur ; elle dérive de l'élément odo-
rant ou atome terrestre.
25. Vaine (Purusha , Pumas, ou Atman) , qui n'est ni pro-
duite ni productive. Elle est multiple, individuelle, sensitive,
éternelle , inaltérable , immatérielle.
L'école sançhya théiste reconnaît les mêmes principes ;
toutefois elle comprend sous le nom de Purusha, non-seule-
ment l'âme individuelle , mais aussi Dieu , le gouverneur du
monde.
( ioS)
Les philosophes indiens comparent sommairement ces vingt -
çinq principes de cette manière : « La nature, racine de tout,
» nest pas produite. Les sept principes suivans, l'intelligence,
» etc. , sont produits et productifs. Seize autres sont produits
» (sans être productifs). L'âme n'est ni produite, ni produc-
» tive. •> M. Colebrooke remarque que ce passage offre une
ressemblance frappante avec celui qui se trouve au commen-
cement du traite' d'Erigène , sur la division de la nature, et
dans lequel ce philosophe distingue quatre espèces de choses :
« Ce qui crée et n'est pas cre'e' , ce qui est cre'e' et cre'ant , ce
» qui est cre'e' et ne cre'e pas , ce qui n'est ni cre'ant ni cre'e' ( i). »
De lunion de lame et de la nature, re'sulte la cre'ation , qui
consiste dans le développement de l'intelligence et des autres
Î>rincipes. Mais le sanc'hya distingue trois sortes de cre'ation ,
a cre'ation subtile ou e'ie'mentaire et personnelle, la cre'ation
corporelle et la cre'ation intellectuelle.
De la création subtile ou élémentaire.
Le désir de l'âme est la jouissance ou la de'livrance. Pour
l'un ou l'autre objet, elle est revêtue en premier lieu d'une
personne subtile , pour la formation de laquelle le développe-
ment des principes ne s étend pas au-delà des élémens primi-
tifs. Cette personne est donc un composé de l'intelligence , de
la conscience , de l'esprit , ainsi que des autres organes ou
instrumens de la vie, joints aux cinq espèces de particules ou
atomes élémentaires. Cette forme subtile est quelque chose de
primitif, produit par la nature originelle, lorsque les princi-
pes commencent a se développer. Elle est illimitée, échappant
par sa subtilité à toute entrave et à toute barrière , et c'est
pour cela qu'on dit qu'elle surpasse le vent en vitesse. Elle est
incapable de jouissance, jusqu'à ce qu'elle soit revêtue d'un
corps grossier, et cependant elle est affectée de sentimens plus
durables que ce corps propagé par la génération et sujet à la
mort, elle passe dans des corps successifs, qu'elle prend comme
un comédien change de déguisemens, pour représenter divers
caractères. Plusieurs philosophes indiens imaginent en outre
une forme corporelle, intermédiaire entre l'un et I autre, et
composé des cinq élémens , mais déliés et raffinés. Elle est le
véhicule de la forme subtile. Quoi qu'il en soit, l'idée d'un
atome animé semble être un compromis entre la notion d'une
(i) Scoli Erigenœ de div. nat. lib, 5,
( io6 )
âme immatérielle , et la difficulté qui arrête notre intelligence ,
lorsqu'elle cherche à saisir la notion d'existence individuelle ,
de'tache'e de toute matière.
Création corporelle.
La cre'ation corporelle est compose'e des âmes revêtues d'un
corps grossier formé* par les cinq e'ie'mens qui de'rivent des
atomes primitifs. Elle comprend huit ordres d'êtres supé-
rieurs, et cinq d'êtres inférieurs, lesquels, avec l'homme qui
fait un ordre à part, constituent quatorze classes d'êtres divi-
sées en trois mondes.
Les huit ordres supérieurs renferment les dieux et les demi-
dieux, les démons ou mauvais esprits.
Les ordres inférieurs sont : les quadrupèdes , divisés en
deux sections, les oiseaux, les reptiles, poissons et insectes,
les végétaux , et les substances inorganiques.
En haut est le séjour de la bonté, peuplé par les êtres des
ordres supérieurs. La vertu y prévaut, et par conséquent le
bonheur, imparfait en tant qu'il est transitoire. En bas est le
séjour des ténèbres ou de l'illusion , dans lequel résident les
êtres des ordres inférieurs ; la stupidité y prévaut. Entre les
deux est le monde humain , où prédomine l'impureté ou pas-
sion , accompagnée de continuelles misères.
Dans tous ces mondes , l'âme sentante éprouve les attaques
de la décadence et de la mort, jusqu'à ce qu'elle soit définiti-
vement délivrée de son union avec la personne.
Création intellectuelle.
Outre la création grossière ou corporelle, et la création sub-
tile et personnelle , qui appartiennent toutes deux au monde
matériel, le sanchya distingue une création intellectuelle,
composée des affections de l'intelligence, de ses sentimens ou
facultés , qui se divisent en quatre classes , selon qu'elles ob-
struent, paralysent, contentent, ou perfectionnent l'entende-
ment. Elles s'élèvent au nombre de cinquante.
Sous le nom d obstructions de 1 intellect, on range l'erreur
ou obscurité, la vanité ou illusion, la passion ou extrême il-
lusion, l'envie ou la haine qui a reçu le nom de nuage som-
bre, enfin la crainte appelée ténèbres profondes. L'erreur con-
fond la nature irrationnelle, l'intelligence, la conscience, ou
quelqu'un des cinq atomes élémentaires avec l'âme, et s'ima-
gine que la délivrance consiste dans l'absorption en quelqu'un
de ces huit principes féconds. La vanité ou illusion suppose
( i07 )
dans quelqu'un de ces huit modes un pouvoîr transcendant
pour ope'rer la délivrance du mal. C'est ainsi que les êtres su-
pe'rieurs , Indra , et le reste des dieux , qui possèdent un
pouvoir transcendant en tout genre , se le représentent comme
perpe'tuel , et se croient immortels eux-mêmes. La passion con-
cerne les objets des sens. L'envie ou la haine se rapporte à la
fois aux objets des sens, et aux différens genres de pouvoir
transcendant. La crainte est relative aussi a tous ces divers ob-
jets , dont on redoute la perte.
La seconde classe comprend les de'fauts qui paralysent l'in-
telligence. Ce sont les vices ou alte'rations organiques. Les phi-
losophes indiens les distribuent en un grand nombre de
subdivisions.
Le consentement ou acquiescement, qui forme la troisième
classe, est ou interne ou externe. Sous le premier rapport il
comprend diverses croyances insuffisantes pour ope'rer la
de'livrance , et sous le second , il est relatif à l'abstinence des
plaisirs , de'terminëe par des motifs purement temporels.
La perfection de l'intellect, qui est la quatrième classe, con-
siste dans l'exemption du mal , et dans les moyens qui y con-
duisent, savoir le raisonnement, l'instruction orale, 1 étude,
l'entretien amical , la pureté' interne et externe , ou , suivant
une autre interprétation , la libéralité.
Ces quatre classes renferment tout ce que le sanchya dési-
gne sous le nom de création intellectuelle. Mais pour com-
prendre sa doctrine sur la création considérée dans sa totalité",
il est nécessaire aussi de connaître la partie de ce système qui
traite des trois qualités ou propriétés générales de la nature,
lesquelles jouent un grand rôle , non-seulement dans le sait-
c'hya, mais encore dans les autres systèmes de philosophie
indienne.
Propriétés générales de la nature.
La nature, ou le premier principe des choses, est modifiée
par trois qualités. La première et la plus élevée est la bonté.
Elle soulage, éclaire; elle est suivie du plaisir et du bon-
heur. La vertu prédomine en elle. Elle prévaut dans le feu,
voilà pourquoi la flamme monte, pourquoi l'étincelle vole en
haut. Lorsque cette qualité abonde cbez l'homme , comme
chez les êtres d'un ordre supérieur, elle est la cause de la vertu.
La seconde et moyenne qualité est l'impureté ou passion.
Elle est active, pressante et variable, suivie du mal et de la
misère. Elle prédomine dans l'air : c'est pourquoi le vent se
meut transversalement. Dans les êtres vivans elle est la cause
du vice.
( «o8 )
La troisième et la plus basse qualité' est l'obscurité. Elle
est pesante et obstructive , suivie de la douleur, de la stupi-
dité' et de l'illusion. Elle pre'domine dans la terre et dans l'eau :
c'est pourquoi elles tendent a descendre et tombent. Dans les
êtres vivans elle est la cause de l'imbécilité.
Ces trois qualite's ne sont pas de simples accidens de la na-
ture , mais elles appartiennent à son essence , et entrent dans
sa composition. « Nous parlons des qualite's de la nature , comme
» on parle des arbres d'une forêt, » dit le aanchya. Dans les
Vedas elles sont pre'sente'es comme des modifications succes-
sives Tune de l'autre. « Tout e'tait te'nèbres , mais les te'nèbres
» ayant reçu l'ordre de changer, prirent la teinte de la passion;
» et celle-ci , en vertu d'un nouvel ordre , prit la forme de
» la bonté'. » Elles concourent à un but par l'union des contrai-
res, comme une lampe qui est compose'e d'huile , de mèche
et de flamme, substances oppose'es et ennemies.
En résumé, les vingt-cinq principes énumérés ci-dessus, et
combinés avec les trois qualités générales de la nature, consti-
tuent la triple création personnelle, corporelle et intellectuelle.
( La Revue catholique , Juillet i83o. )
LITURGIE.
Au Rédacteur de X Ami de la Religion et du Roi (i).
J'avais cru, Monsieur, notre querelle terminée, et je m'ima-
ginais avoir droit de penser que les nombreuses raisons par
lesquelles j'ai , grâce à la bonté de ma cause , répondu à tout
ce que vous aviez avancé de faux et de hasardé, vous avaient
enfin forcé de réfléchir sur l'attaque injuste et gratuite qu'il
vous avait plu de diriger contre moi. Or voici que , tout de
nouveau , vous voulez recommencer la guerre. Mais dans cette
autre campagne , ce n'est plus cette jactance , cette science pro-
fonde de vos numéros i65o et i6'ji; c'est maintenant de la
prudence , de la modération , de l'indulgence même. Enfin ,
dans la discussion d'une matière aussi importante que celle de
la liturgie catholique , il ne s'agit plus désormais entre nous
que de savoir lequel des deux a dit des injures à l'autre.
Tout cela serait fort commode, si vous aviez affaire à quel-
(i) Voir ci-dessus, p i.
( io9 )
qu'un Je ces pamphlétaires dont la plume au service du pre-
mier venu n'est dirigée par aucune conviction ; mais vous vous
êtes attaque' à un prêtre , à un prêtre catholique qui ne sau-
rait écrire autrement que dans l'intérêt de la ve'rite'. De même
que dans cetie importante matière , ce n'est point ma personne
que j'avais cherche' h faire valoir , de même ce n'est point moi
que j'ai voulu détendre. Permis a vous , Monsieur , de m'ap-
peler Un jeune et même un très-jeune ecclésiastique: vous ne
me ferez point rougir d'avoir eu raison à mon âge. Il est tout
simple qu'un prêtre , et même un jeune prêtre qui s'est occupe
long temps et avec goût d'une matière sur laquelle tout l'esprit
possihle n'apprendra jamais rien , se trouve , dans cette même
matière, au-dessus de M. Picot, qui, maigre' son âge et sa
bonne volonté', n'a pourtant pas la science infuse.
Appelez-moi donc tant qu'il vous plaira un jeune ecclésiasti-
que : je doute que cette révélation vous fasse beaucoup d'hon-
neur. Pour un homme comme vous qui cite les Pères de l'E-
glise et Brun-Desmarettes , les bulles des Papes et l'abbé
Grandcolas, il doit être fâcheux de se voir reprocher, avec preu-
ves, plus de trente faussetés, altérations, bévues, traits d'i-
gnorance et de mauvaise foi , dans l'espace de douze pages de
votre estimable journal, et cela par un homme que vous seriez
tenté de renvoyer , dans son séminaire , étudier la théologie ;
voire même la liturgie catholique. Il est vrai que cette mesure
serait à peu près inutile, car le jeune ecclésiastique en ques-
tion, bien que sorti du séminaire, depuis un nombre d'années
assez considérable, n'a pas pour cela discontinué de les étudier
1 une et l'autre. Il croit que la vie du prêtre doit être une vie
d'études et d'études ecclésiastiques. Un païen a bien dit : Filam
impendere vero. Ainsi désormais, croyez-moi, laissez-le tran-
quille dans son obscurité, et ne vous occupez plus de lui, ex-
cepté quand il s'occupera de vous. D'après le sujet qu'il traite
dans ce moment, vous devez voir tout de suite que cela n'ar-
rivera pas de long-temps.
Ne me reprochez pas, Monsieur, d'avoir écrit vingt-trois
pages pour ma défense. D'abord je ne savais pas que vous dus-
siez me faire l'honneur de lire ma réponse, puisque d'après la
manière dont vous les aviez cités, à peine aviez-vous lu mes
articles. Ensuite , vous savez mieux que personne qu'il est quel-
quefois impossihle de répondre autrement qu'en plusieurs pa-
ges aux faussetés historiques qu'on a pu accumuler dans une
seule phrase. Vous vous étonnez de ma fécondité ; c'est à vous
qu'il en faut rapporter toute la gloire.
II. '"
( MO )
J admire comment vous osez dire à vos lecteurs que ma ré-
ponse nécessite de votre part une courte réplique. Ils ne doutent
nullement de votre talent analytique, et ils se seront repré-
sente' tout-a-coup XAmi de la Religion levant sa massue et
abattant d'un seul coup les cent têtes de l'hydre. Mais rien de
tout cela ; pour répliquer aux argumens que l'on a entasses
contre vous , vous vous bornez à certaines formules banales
de persiflage et de récrimination , sans oser aborder un seul
instant le sujet qui faisait le fond de ma défense. Ah ! Mon-
sieur Picot, vous êtes bien modeste; croiriez-vous donc avoir
été battu ?
Vous avez , dites-vous , relu vos articles , et vous y avez vai-
nement cherché le ton de l'injure. Il est des gens qui ont le ta-
lent de trouver chez les autres ce qui n'y fut jamais , et celui
de ne pas trouver chez eux ce que tout le monde y de'couvre.
Je ne m'amuserai certainement pas à compter combien d'ai-
mables e'pithètes vous avez oubiie'es dans le recensement que
vous voulez bien faire de celles que vous m'avez prodigue'es si
généreusement. Seulement je suis convaincu que si , aujour-
d'hui , vous ne vous vantez pas de m'avoir traité Acfou , c'est
que ma folie s'étant trouvée conforme à celle de l'Eglise et du
Saint-Siège , vous avez cessé de considérer cette qualification
comme m'étant exclusivement personnelle.
Vous êtes vraiment un homme de ressources , Monsieur; jus-
qu'ici , n'en ayant pas fait l'expérience , je ne soupçonnais pas
toute la flexibilité de votre esprit. Vous m'étonnez , et c'est à
n'y pas tenir. Ainsi, par exemple, je mens lorsque je m'avise
de vous reprocher d'avoir traité dune manière assez leste un
prince de l'Eglise ; car vous n'en avez pas parlé. En effet votre
satyre ne désignait qu'ara haut dignitaire dans l'Eglise. N'êtes-
vous pas après cela pleinement disculpé? J'avais eu le malheur
de dire que la diversité des nouvelles liturgies avait soustrait
beaucoup d'églises de France à la communion des prières ca-
tholiques ; or ce n'est point du tout cela. Le Pape dit seulement
que cette innovation déchire en lambeaux cette même commu-
nion. Assurément ceci vaut bien mieux. Il ne faut pas être
plus difficile que le Pape.
A ce propos , vous me faites la grâce de reconnaître que j'ai
été plus fondé relativement à l'extension de la bulle Quod a
nobis. C'est fort généreux à vous de l'avouer. Mais pendant
que nous y sommes, dites-moi un peu ce que vous pensez des
nombreuses rectifications que vous m'avez permis de faire sur
vos deux articles. Sont elles de votre goût? Qu'en pensent vos
faiseurs? S'ils désirent d'autres détails, j'en ai à leur service.
( ïii )
Le ton avec lequel j'ai re'pondu à votre attaque vous a sem-
ble' se'vère. Vous oubliez sans doute que dans ce moment je
nie de'fendais contre un injuste agresseur. En vain me repro-
cherez-vous d'avoir parle' avec supe'riorite' ; il est vrai que je
traitais une matière qui m'est assez familière , et que dans no-
tre discussion la raison e'tait de mon côte'. C'est là, Monsieur,
la vraie supe'riorite ; je n'en réclame pas d autre. Je connais trop
bien le respect que doit toujours avoir un jeune prêtre pour
un laïque qui lui lance de grosses e'pitliètes.
Mais je voudrais cependant que ce laïque ne parlât point
sans cesse de ce qu'il ignore. Je ne nie point, je reconnais même
les services qu'il a rendus, mais encore une fois qu'allait- il
faire dans un pareil sujet? De quel front ose-til soutenir que
l'innovation gallicane se re'duit à quelques changanens dans la
liturgie romaine. Assurément, ce n'est ni le temps, ni le lieu
d'entrer dans le détail; mais quelle ignorance incroyable! comme
il est facile de la confondre ! J'en appelle pour cela à tout
homme qui sait lire et comparer. Bien plus, Monsieur , si vous
désirez faire avec moi cette petite ope'ration qui ne sera pas
indiffe'rente au progrès déjà si rapide de vos connaissances li-
turgiques, je suis tout-à-fait à vos ordres.
J'étais, je l'avoue, un peu sorti de mon sujet, lorsque je
vous demandai raison de la manière peu respectueuse dont
vous traitiez S. Grégoire VII ; mais cependant j'ai pensé que
dans une question qui touche, de plus près que l'on ne pense,
à l'autorité des Souverains Pontifes, il n'était pas tout à-fait su-
perflu de relever une des innombrables licences que se per-
mettent contre eux certains écrivains. Comment vous discul-
pez-vous du reproche que j'ai cru devoir vous faire ? Assez
tristement; car enfin de ce que vous avez en plusieurs endroits
rendu justice aux vertus et aux services de S. Grégoire VII,
il ne s'ensuit pas le moins du monde que vous ayez le droit
de lui refuser le titre de saint, par lequel l'Eglise a constaté
juridiquement ses mérites. Cette licence est commune, dites-
vous , chez les orateurs et les historiens. • — D'accord ; mais au-
quel de ces deux titres, je vous prie, pouvez-vous la revendi-
quer pour vos deux articles, assez peu oratoires et dans lesquels
l'histoire est travestie à faire peur? Dans le même passage ,
ajoutez-vous encore, je ne donnais point ce titre à Grégoire III,
qui est cependant reconnu Saint. — Vous voilà donc réduit à
excuser une liberté par une autre. Vous irez loin ; mais puis-
que vous aimez la rétorsion, permettez que j'en lasse une aussi.
Dans le même passage vous donniez le titre de Saint à S. Da-
mase, à S. Léon , à S. Gélase, à S. Grégoire-le-Grand à S. Pie V ;
( 112 )
donc vous ne deviez pas le refuser à S. Grégoire VII. Ensuite ;
sachez bien que votre familiarité vis à-vis de Gre'goire III ne
saurait être invoque'e à l'appui de votre liberté' envers Gré-
goire VII. Le premier de ces Pontifes, il est vrai , est honoré
d'un culte local , à Rome , et en quelques endroits , comme
plusieurs autres Papes du même nom ; mais son culte plutôt
concédé que décrété, diffère essentiellement de celui de S. Gré-
goire VII rendu obligatoire pour tout l'univers catholique par
le décret de Benoît XIII TJrbis et orbis. Ce serait en vain , Mon-
sieur, que vous voudriez justifier votre conduite. Il n'est jamais
permis , même à l'égard des Saints , d'avoir deux poids et deux
mesures.
J'aurais encore bien des choses à vous dire; je les garde pour
la prochaine fois qu'il vous prendra fantaisie de parler de moi.
Je ne veux pourtant pas finir sans relever une platitude par
laquelle vous avez cru devoir terminer votre article. L 'auteur ,
dites vous, ne se rétracte point sur le singulier jugement qu'il a
porté d'un passage de S. Augustin. C'est bien pis que Gros-Jean
qui remontre à son curé. Comme il est évident que , soit im-
puissance , soit mauvaise volonté , vous êtes résolu de ne pas
comprendre que les explications de l'Ecriture dans le sens spi-
rituel , données par les Pères , n'ont d'autorité véritable que
par l'assentiment de l'Eglise, je ne perdrai plus le temps à
vous le répéter; je vous dirai seulement : oui, M. Picot, je
suis, je l'avoue Gros-Jean vis à-vis de S. Augustin, et je m'en
fais gloire; mais S. Augustin aussi-bien que moi dut êti'e et fut
en effet Gros- Jean devant l'Eglise. On n'est saint qu'à celle
condition. Un homme qui ne croyait à l'Ecriture que sur l'au-
torité de l'Eglise , n'eût jamais voulu soutenir une interpréta-
tion devenue plus tard contraire à la pratique et aux décrets
de cette même Eglise.
Biais encore une fois en voilà assez, et plus qu'il ne fallait
pour répondre aux pauvretés dont votre diatribe est remplie
! d'un bout à l'autre. Cette controverse inopinée s'est prolongée
| au-delà de ce que j'attendais. Votre ton d'assurance l'avait ren-
due nécessaire. Vivons maintenant en paix, et si quelquefois
encore une malencontreuse tentation vous porte à vous jeter
sur mes brisées, rappelez-vous que vous-même m'avez qualifié
de rude jouteur. J'ai trop à cœur de mériter la continuation de
cette élégante qualification qui convient si bien à mon âeet
pour vous faire le moindre quartier. Je vais donc attendre, dans
le silence, ce qu'il vous plaira de choisir, la guerre, ou la paix.
L'auteur des Considérations sur la liturgie catholique.
( La Revue catholique , Juillet i83o. )
( 1 13 )
NOUVELLES ET VARIETES.
— Nous apprenons avec peine , par le dernier cahier de VA-
mico d'Italia, de Turin, que cet estimable recueil cesse de
paraître. Nous le regrettons d'autant plus , que la mauvaise
santé' de M. le marquis d'Azeglio, fondateur et directeur de
cet écrit pe'riodique , est l'unique cause qui en arrête la pu-
blication. Cet homme, si justement respecte, qui consacrait
depuis long-temps ses talens et ses connaissances au service de
lEglise, annonce à ses lecteurs la fin de ses honorables travaux,
dans un avertissement où respirent la pieté la plus touchante
et le zèle le plus pur. « Ce volume doit terminer ou au moins
» suspendre indéfiniment XAmico iVltal'ia. Après plusieurs se-
» cousses, ma santé en a enfin éprouvé une si violente, que
» je me suis trouvé presque en face des portes de l'éternité.
» Cet aspect terrible à tous les pécheurs, et a moi sur-tout par
y conséquent, loin de me détourner de cette oeuvre, m'exci-
» terait au contraire à continuer une entreprise éminemment
» catholique , si une impossibilité physique ne s'y opposait.
» Incapable , peut-être pour bien long temps , de lire attenti-
» veinent une seule page , j'abandonne à regret une œuvre qui
» ne cesse pas toutefois d'être nécessaire. » M. le marquis d A-
zeglio forme ensuite des vœux pour que d'autres poursuivent
son entreprise , et il termine en recommandant aux lecteurs de
YAmico d'ilalia , les écrits périodiques qui lui paraissent con-
courir au but qu'il s'était lui-même proposé. « Je me plais à
» rappeler les Mémoires de Modène que nous avons loués plus
» dune fois, et où l'on remarque à chaque page une grande
» érudition et une admirable pureté de doctrine. La Gazette
» de Lyon, ressuscitée vers la fin de i8^f), e*t dictée par un
» très bon esprit. Le Mémorial et la Reçue catholique forment
» un seul ouvrage périodique qui paraît tous les quinze jours,
» sous ces deux titres alternativement, toujours dans le même
» esprit que l'ancien Mémorial. Les innombrables opinions reli-
» gicuses où se confondent, entraînés dans l'abîme, tous les es-
» prits qui ne sont pas entièrement catholiques, y sont décri-
» tes avec une grande vérité ; et je me hasarderai , quoique
» simple laïque, à en conseiller la lecture aux ecclésiastiques.
» Ils y trouveront sans grande dépense, des instructions très-
» importantes, même sur la direction de leurs éludes : non
» pas qu'ils doivent faire une théologie nouvelle, car la vérité
» et la nouveauté se repoussent en théologie : mais ses armes
» doivent se tourner contre l'ennemi présent ; et plus d'une
( n4 )
» fois des prélats et des ecclésiastiques distingues par leur sa-
» voir et leur pie'té m'en ont fait lobservation. D'ailleurs , dans
» le grand mouvement qui remue la science profane, et au
» milieu des emportemens du siècle , le défenseur de la vérité
» doit se pourvoir de quelques accessoires qui auparavant n'é-
» taient pas nécessaires. »
— Il a paru à Stuttgard, en 1828, un ouvrage dont le titre
seul fait frémir. Le voici : « Le secrétaire de légation , ou les
» cabales des partisans secrets du catholicisme et des Jésuites
» en Allemagne. Histoire très-curieuse d'une conversion souve-
» raine en i8a5, où le retour du duc et de la duchesse d'An-
» halt-Koethen a l'Eglise catholique , la conspiration de la
» Russie, etc., sont prédits par un Jésuite; tirée des papiers
» du secrétaire de légation R. , empoisonné à Paris , et de tra-
» ditions orales et écrites ; avec des notes sur les menées reli-
» gieuses et politiques des catholiques et des Jésuites en Alle-
» magne , en France et en Russie ; sur leur correspondance
» secrète entre eux-mêmes , avec le Saint Siège et les nonces du
» Pape , touchant la ruine du protestantisme et le retour à
» l'Eglise catholique de plusieurs Souverains et ministres : sur
» le projet d'une réunion des églises romaine et grecque; sur
» des passages importans et des preuves de leur correspondance
» secrète ; sur les dangers qui menacent le protestantisme , et
» les calomnies , invectives et persécutions auxquelles il est en
» hutte de la part des catholiques et des Jésuites ; sur l'histoire
» de la Compagnie de Jésus , avec les documens et notes im-
» portantes , etc. , publié par le D Eichmann. Stuttgard , frères
» Franck, 1828. »
— Statistique religieuse des états de la Prusse. La Gazette
ecclésiastique universelle de Darmsladt contient dans les numé-
ros 43 et 44 de cette année, une statistique religieuse de la
Prusse. Nous lui empruntons , d'après la Nouvelle Revue ger-
manique, le tableau suivant, dressé à la fin de 1828 :
Provinces. Habitaris. Prolestans. Catholiques. Mennonites. Juifs.
Prusse orientale . 1,216,154 1,007,895 i53,57g gg5 3,685.
Prusse occident. . 792,207 387,218 076,342 12,924 i5,723.
Pologne pruss. .. . 1,064, 5o6 309,495 687,421 67,590.
Brandenbourg. . . . 1,539.592 1,508,471 20,535 245 io,34i.
Pomcranie 876,842 804,588 7)545 4)7°9-
Silésie 2.396,551 1,284,446 1.091,132 3 20,970.
Saxe prussienne. . 1, 409, 388 i,3i6,ioo 89,681 3,607.
Wéstphalie 1,228,548 5o4,6n 711,833 173 11,931.
Prusse rhénane... 2,202,322 499)84° I)*'7S)745 i,3i5 22,422.
Totaux 12,726,110 7,732,664 45816,813 i5,655 160.978.
( m5 )
— Le Collège de la Reine, à Oxford , ce'lèbre chaque anne'e,
le jour de Noël, \à.Jête du sanglier (of the boar's head ). La
tradition fait remonter l'origine de cette fête à une aventure
assez singulière qu'un journal anglais raconte de la manière
suivante. Un étudiant , se promenant dans la forêt voisine de
Statover , et lisant Aristote , fut tout-à-coup attaque' par un san-
glier. L'animal furieux s élança sur lui la gueule béante, mais
l'étudiant , sans perdre la tête , eut l'heureuse idée de se faire
une arme de son livre , et d'enfoncer le volume dans la gorge
de son ennemi , en criant Gr,eccm est ! et étouffant ainsi le sau-
vage (the savage) avec le sage.
— On écrit de la Bavière rhénane que le synode général pro-
testant s'est à la vérité réuni déjà en septembre dernier à Kai-
serslautern , mais que les résultats sont encore inconnus ; et
qu'ils ne pourront être publiés qu'après que le Roi aura rendu
ses décisions. (Hesperus.)
— Suède. M. de Sylvander, président de la cour de justice,
fut envoyé l'hiver dernier dans les provinces du nord par suite
des scandales occasionnés dans cette partie du royaume par
une nouvelle secte religieuse, qui se répand de plus en plus
et qui s'est étendue aussi en Norwège. Ces sectaires, qu'on ap-
pelle lœsare (les lecteurs ), ont tenu, pendant le séjour de M. de
Sylvander , une assemblée où l'on a vu plusieurs personnes, de
l'un et de l'autre sexe, des enfans et des adultes, exécuter,
tout nus, les danses les plus obscènes. Interpelés sur le scan-
dale qu'ils donnent, ils répondent que telle est leur religion,
et qu'ils ne font qu'obéir à ses commandemens. Ils se vantent
d'être avec Dieu dans une union plus intime que tous les au-
tres mortels , et s'ils se montrent tout nus , c'est que , disent-
ils , l'usage de s'habiller ne tire son origine que de la chute
de nos premiers parens.
— La Gazette évangélique de Berlin donne les détails suivans
sur une thèse théologique soutenue à Strasbourg par un M. Beds-
lob. Cet aspirant au grade de docteur en théologie choqua, à
ce qu'il paraît, le rationalisme de la faculté de Strasbourg. Tua
dissertatio , s écria, le Dr Haffner, doyen de la faculté, sordet
veterem doctrinam; et il ajouta, que si l'aveuglement des juifs
a consisté en ce qu'ils n'ont vu Jésus-Christ nulle part, l'aveu-
glement de l'argumentaleur consiste en ce qu'il veut le voir
partout. Le candidat avait dit : Voici le dogme de la foi ebré-
tienne ; notre Seigneur Jésus- Christ m'a racheté, par sa pas-
( n6 )
sion et sa mort expiatoire , de la damnation éternelle que j'ai
méritée par ma corruption. Le D HaiTner répliqua que, dans
les textes cités, l'apôtre S. Paul parle des juifs et des païens,
et que ce sont eux qu'il déclare pécheurs, et non pas les chré-
tiens que ces textes ne regardent point. M. Redsloh reprit que
par les juifs et les païens S. Paul entend en général tous les
hommes, et que chacun en sondant son cœur y trouvera les
germes de tous les péchés. Sur quoi M. HalFner lui dit : J'en
suis fâché pour vous. M. Redsloh cita S. Jean (eh. x, v. 3o )
pour prouver l'unité du Père et du Fils; M. Haffher cita, de
son côté , le ( eh. xvn , v. 22 , 23), pour montrer qu'il s'agis-
sait d'une conformité de sentiment , et non pas d'une unité
d'être ou de substance. — M. Redslob. On doit s'attacher aux
livres symboliques , jusqu'à ce qu'on en ait fait d'autres. —
M. Hajfner. La théologie a fait, depuis la réformation, des
progrès tellement rapides , que nous avons dépassé les li'
vres symboliques il y a déjà fort long-temps. — M. Reds-
lob. Cependant les réformateurs ont exprimé dans ces livres
le vrai sens de l'Ecriture-Sainte. — M. Haffner. Pessimum
sensum !
Arrêtons-nous ici, quoique l'article de la Gazette êvangéli-
que renferme encore d'autres détails curieux sur la suite de la
discussion. Il nous suffit d'avoir recueilli de la bouche du doyen
de la faculté tbéologique de Strasbourg , d'un des principaux
dignitaires de la France protestante , cette déclaration remar-
quable , que les réformateurs ont trouvé dans l'Ecriture-Sainte
et ont exprimé dans les livres symboliques pessimum sensum.
Le principal de ces livres symboliques , où l'on trouve ce pes-
simus sensus , est la Confession d'Augsbourg , dont les protes-
tans viennent de célébrer le jubilé.
— Le même numéro de la Gazette évangèlique de Berlin se
récrie contre un candidat de Laudau , « qui , dit-elle , a osé
adresser au consistoire évangèlique de Munich un sermon dé-
dié à son amante , a qui il assure qu'en le composant il a été
rempli de son esprit, c'est-à-dire, de 1 esprit de sa maîtresse.
Autrefois on croyait que le Saint-Esprit seul devait inspirer
les prédicateurs. »
— Lettres inventées par un Indien Iroquois. Les Indiens Iro-
quois publient depuis quelque temps un journal , écrit partie en
anglais, et partie dans leur idiome particulier. M. Knapp, dans
ses lectures sur la littérature américaine , nous apprend com-
ment les Iroquois sont parvenus à avoir des caractères alpha-
( i'i7 )
be'tiques. Il paraît qu'ils doivent cette découverte à un de leurs
compatriotes qui, nonobstant le désavantage de sa position,
s'est signalé comme un des génies les plus extraordinaires.
M. Knapp a donné l'histoire de cette invention presque littéra-
lement telle qu'il l'a recueillie de la bouche de l'inventeur lui-
même , qui s'appelle See-Tuah-Jah , et qui était alors (en 1828),
âgé d'environ 65 ans.
On avait trouvé à la suite d'une expédition , vers la fin de
la guerre, une lettre sur la personne d'un prisonnier, qui en
fit aux Indiens une lecture inexacte. En délibérant sur cet in-
cident , ils agitèrent la question de savoir si le pouvoir mys-
térieux de la fouille parlante était un don que le Grand-Esprit
avait accordé à l'homme blanc , ou bien une invention de
l'homme blanc lui-même? Presque tous se prononcèrent en fa-
veur de la première conjecture , mais See-Tuah-Jàh persista à
soutenir que lhomme blanc pouvait avoir inventé ce qui leur
paraissait si étonnant. Depuis lors , il réfléchissait fréquemment
sur ce sujet; mais il ne commença à s'en occuper sérieusement
et constamment qu'après qu'une tumeur au genou l'eut confiné
dans sa cabane et l'eut estropié pour la vie. Cette solitude ra-
mena sa pensée vers le pouvoir mystérieux de parler par des
lettres dont il ne trouva pas seulement le nom dans sa langue
maternelle. Il apprit par les cris des bêtes féroces , par l'art
de l'oiseau moqueur (1), par les voix de ses enfans et de ses
compagnons , que les sons font passer les sensations et les pas-
sions d'une âme dans l'autre. Cela lui donna l'idée de se met-
tre a étudier tous les sons de la langue iroquoise. N'entendant
pas lui même très -distinctement , il appela à son secours les
oreilles plus justes et plus de'licates de sa femme et de ses
enfans.
Quand il pensa avoir distingué tous les sons différens de sa
langue , il essaya de les communiquer à d'autres ou de les
graver dans sa mémoire, au moyen de signes peints (pictoriaù
signs), par des images d oiseaux et d'autres bêtes. Il abandonna
bientôt cette méthode, comme difficile ou impossible, et es-
saya ensuite des signes arbitraires, qui n'avaient aucun rap-
port apparent avec les sons qu'il voulait exprimer. Les signes
furent d'abord en très-grand nombre , et quand il se crut près
davoir rempli sa tache , son alphabet se composa d environ
(i) The mocquina bird } le polyglotte . oiseau à quarante langues,
dont le «liant surpasse en agrémenl celui «les autres oiseaux. On le
trouve an Mexique et en Virginie.
II. 16
( n8 )
aoo caractères. Avec le secours de sa fille , qui paraissait en-
trer dans l'esprit de ses travaux, il réussit à les réduira à 86;,
nombre qu'il emploie à présent. Il chercha ensuite à donner
à ses caractères une i'urme plus gracieuse, et il y re'ussit, quoi-
qu'il ne connût pas encore lusage delà plume ; il tailla ses let-
tres sur l'écorce d'un arbre, avec un couteau ou un clou. Il reçut
vers cette e'poque des plumes et du papier par un agent indien
ou quelque marchand de sa nation. Quant à l'encre, il la tirade
lecorce de quelques arbres, dont il connaissait les qualite's co-
lorantes , et après avoir vu une plume taillée , il sut bientôt
en tailler d'autres. Maintenant il s agissait de faire connaître sa
de'couverte. Il appela chez lui quelques-uns des hommes les
plus distingues de sa nation , et s attacha à leur démontrer que
sans assistance surnaturelle il avait re'ussi a faire une de'cou-
verte utile. Sa (ille, son seul élève, e'tant sortie de la cabane,
il les pria de dire un mot ou d'exprimer un sentiment , et
l'ayant mis sur le papier, il rappela sa fille pour le lui faire
lire; puis le père étant parti à son tour, il lut ce que sa fille
avait e'crit pendant son absence. Les Indiens e'taient stupe'faits,
mais ne paraissaient pas encore entièrement satisfaits et con-
vaincus. Sce-Tuah-Jah proposa à la tribu de choisir un certain
nombre de jeunes gens, qu'on lui confierait pour les initier
dans ce mystère. On finit par accepter cette proposition. Les
Indiens observèrent ces jeunes gens avec inquie'tude pendant
plusieurs mois, et quand ensuite ils demandèrent eux-mêmes
h être examine's, tout le monde montra le plus haut degré' d'in-
te'rêt et de curiosité'. On se'para les jeunes gens de leur maître,
et les uns des autres, et on les garda à vue chacun en parti-
culier. Ceux qui n'estaient pas inities dictèrent ce que le maî-
tre et les e'ièves devaient s'écrire réciproquement. L'épreuve
réussit à merveille, et eut pour résultat une conviction com-
plète et générale. Les Indiens ordonnèrent ensuite un grand
banquet, et donnèrent à See-Tuah-Jah la place d'honneur, et
ils en firent successivement leur maître d'école , leur profes-
seur , leur philosophe et un de leurs chefs.
Le gouvernement des Etat-Unis a fait fondre des caractères
pour l'alphabet inventé par Sce-Tuah-Jah ; le journal dont
nous avons déjà parlé, qui a été publié par suite de cette dé-
couverte , se distingue par un ton décent et plein de bon sens.
Comme il est imprimé en anglais et en iroquois, il y a aujourd'hui
beaucoup de ces Indiens qui savent lire l'une et l'autre langue.
Sce-Tuah-Jah a aussi fait des découvertes en arithmétique,
et a montré en même temps beaucoup de talent pour la pein-
( "9 )
ture. Le chef suprême des Iroquois a assure' h M. Knapp que
cet homme se distinguait par sa loyauté' et sa sohrie'te'.
( Bubiin-Evening-F'osl).
— On voit sur les églises de Moscou le croissant surmonte
d'une croix. Le D' King explique ainsi ce fait singulier. Les
ïartares ayant e'te' maîtres de la Russie pendant près de deux
siècles, changèrent les e'glises chre'tiennes en mosque'es , et y
placèrent le croissant, ce symbole du mahome'tisme. Quand par
la suite le grand-duc Swan Basilowitz eut chassé les Tartares
de la Russie, il rendit les e'glises à leur destination primitive,
et planta la croix au-dessus du croissant , en signe de sa vic-
toire et de celle du christianisme.
— Le prédcateur impoli. « A en croire la tradition , dit
Walter-Scott dans YHisloire d'Ecosse qu'il vient de publier ,
des contestations s'élevèrent plus d'une fois entre la chaire et
le trône dans l'assemblée même des fidèles. On rapporte qu'un
jeune prédicateur s'appesantissant , en présence de Jacques,
sur un sujet très-offensant pour le Roi , celui-ci perdant pa-
tience, s'écria : Homme , je te dis, parle raison (speak se7ise) ,
ou descends de la chaire. A cette interpellation, quelque rai-
sonnable qu'elle paraisse , le prédicateur répliqua bravement :
Et moi , je te dis , homme, je ne veux ni parler raison ni des-
cendre de la chaire. »
— Voici un fait aussi extraordinaire que touchant qui vient
d'arriver en Hongrie. Un employé des domaines fut saisi, par
suite d'une maladie, du spasme ou trismus des mâchoires
(von Kinnbacl-ienkramjyf) , et sa mort devint imminente mal-
gré les remèdes qu'on avait tentés. Sa femme et ses enfans,
agenouillés au chevet de son lit, imploraient la miséricorde
du Ciel. Le plus jeune des enfans s'était glissé inaperçu hors
de la chambre, et était descendu dans la cour. Quelques in-
stans après, une servante se précipite dans 1 appartement :
Frédéric, s'écrie-t-elle , est tombé dans le puits, pour l'amour
du Ciel que faut-il faire? On eût dit que la foudre était tom-
bée au milieu de cette famille désolée. Oubliant un instant le
père mourant pour ne penser qu'à l'enfant peut-être déjà
mort, la mère et les autres enfans descendent précipitamment:
pour appeler du secours. Un domestiqué descend dans le puits
et parvient a sauver la vie de l'enfant. Cette crainte étant ainsi
dissipée, l'autre douleur reprend tout son empire, et tous
s'empressent de remonter auprès du malade. Quel miracle!
( 120 )
ils le trouvent assis dans son lit et hors de danger; la com-
motion violente que son système nerveux avait reçue de cette
frayeur subite l'avait guéri de son terrible spasme. L'enfant
sauve' se jette entre les bras du père sauve'. La mère et les
autres enfans, dans un ravissement indicible , se prosternent
pour rendre grâces à cette merveilleuse Providence qui les a
sauves en même temps de deux pe'rils , et qui s'est servi de
l'un pour chasser l'autre.
— ■ On e'crit de Genève en date du 9 avril : « A peine les
Mômiers , ou me'thodistes range's sous les e'tendards de Malan
et d'Empeytaz, se sont-ils un peu appaise's, que nous avons vu
ëclore une secte nouvelle, et des plus étranges. Les sectaires
se transportent le soir dans les cimetières pour y passer la
nuit , afin de communiquer avec les âmes des défunts. La po-
lice fit arrêter dernièrement plusieurs personnes , puisqu'une
loi défend ces excursions nocturnes, afin de prévenir la spo-
liation des tombeaux. Cependant , comme notre code n'a pas
prévu le cas d'une communication avec les esprits , on a rendu
à la liberté les personnes arrêtées qui se rendent maintenant
en bandes nombreuses à ces rendez-vous des vivans et des
morts. »
— « Le ier juin, M. l'évêque de Ratisbonne et un commis-
saire du Roi de Bavière ont assisté à l'ouverture du couvent
de Metten , que l'on vient de rendre à l'ordre de Saint-Benoît.
Les autorités s'étaient réunies à cet effet au clergé des envi-
rons et aux .Bénédictins appelés à former le nouveau monas-
tère. Le commissaire du Roi, M. Milzer , a prononcé un dis-
cours , où il a rappelé la résolution prise par le Roi Louis de
l'établir l'ordre de Saint-Benoît dans le royaume. Le nom de
cet ordre , a-t-il dit , figure honorablement dans les annales de
la civilisation de l'Allemagne ; la culture du sol et celle de
l'esprit lui sont également redevables. Le couvent des Bénédic-
tins de Metten, fondé il y a mille ans par Charlemagne , et
détruit il y a 27 ans, est destiné à être la pépinière de l'or-
dre ; M. de Pronath , qui en était propriétaire, s'est empressé
de le rendre gratuitement à sa destination. Parmi les Bénédic-
tins encore existans , les pères Neubauer, curé de Saint-Pierre
à Straubin , et Reeth , curé d'Oherwenkling, se sont offerts
pour rétablir l'ordre, et grâce aux bienfaits du Roi, ce réta-
blissement était déjà consommé le 1" avril. Le père Neubauer
sera prieur. » — ( L'Ami de la Religion et du Roi. )
( La Revue catholique , Juillet i83o. )
( I21 )
LETTRE PASTORALE SES ÉVÊQUES B'miAWBS.
Les évêques d'Irlande ont coutume de se re'unir tous les ans
à Dublin , au mois de fe'vrier , pour délibérer sur les affaires
de leurs e'glises et sur les mesures à prendre dans l'intérêt gé-
ne'ral de la religion et dans celui de leurs troupeaux. Dans leur
re'union de cette anne'e , ils ont arrête une lettre pastorale re-
lative à la situation de l'Irlande. Cette pastorale est un monu-
ment de leur sagesse autant que de leur zèle et de leur charité.
Elle est la meilleure réfutation des ennemis de l'émancipation
en Angleterre , qui criaient que cette grande mesui'e ne ramè-
nerait point le clergé irlandais, et qu'il n'userait de son in-
fluence sur les laïcs que pour entretenir parmi eux l'esprit de
fanatisme , d'exagération et de discorde. Cette même pastorale
répond aussi victorieusement aux politiques qui , chez nous et
ailleurs , trouvent mauvais que le clergé intervienne le moin-
drement dans les affaires de l'Etat, et qu'il se mêle de donner
des conseils sur les objets temporels et sur les rapports des
sujets avec l'autorité. Des évêques qui ne se servent de leur in-
fluence que pour prêcher la paix, la concorde et la soumission
à l'autorité , honorent leur ministère en même temps qu'ils
contribuent au bien de l'Etat et au repos général de la société.
La pastorale suivante doit avoir d'autant plus de poids , que
c'est un acte du corps épiscopal d'Irlande ; elle est signée de
27 évêques, a la tête desquels sont le primat catholique , M. Pa-
trice Curtis, archevêque d'Armagh, et M. Daniel Murray , ar-
chevêque de Dublin. Nous donnons cette pièce, traduite sur
l'original anglais ; la traduction qui en a paru dans un autre
journal est pleine de fautes , et est même inintelligibles en quel-
ques endroits :
" Les archevêques et évêques soussignés au clergé et au peu-
ple de l'Eglise catholique en Irlande , salut et bénédiction.
» Frères bien-aimés en Jésus-Christ.
» Réunis à Dublin, pour délibérer , selon notre coutume,
sur nos propres devoirs et sur les intérêts sacrés confies a no-
tre sollicitude , nous sommes poussés par la charité de Dieu et
par l'amour que nous vous portons à vous adresser celte courte
instruction.
» Et d'abord nous rendons grâces à Dieu et à notre Seigneur
Jésus Christ de ce que non seulement vous continuez à travail-
( 122 )
1er ensemble et d'un même esprit dans la foi de l'Evangile ,
mais aussi de ce que cet Evangile croit et fructifie parmi nous,
en sorte que vos progrès sont manifestés à tous, et qu'on parle
de votre foi dans le monde entier. Souvenez-vous toutefois que
eelui qui plante et celui qui arrose ne sont rien , mais que
c'est Dieu qui donne l'accroissement (I Cor. ni, 7), comme
aussi « que celui qui persévère jusqu'à la fin sera sauvé. »
(Matth. x, 22.)
» En vérité , chèrs frères , cette époque doit être pour vous
et pour nous un temps de joie , non-seulement a cause de vos
progrès dans la vertu , mais aussi parce que l'état de notre di-
vine religion a été dernièrement un peu amélioré, et que vos
droits civils ont été considérablement étendus. Depuis la der-
nière fois que nous vous avions adressé une lettre pastorale ,
une grande mesure , une mesure bienfaisante et conciliatrice
a été adoptée en votre faveur par la législature.
» Encore l'année dernière, on vit ce pavs agité dun bout à
l'autre. Les passions prévalaient sur les lois ; des hommes nés
pour s'entr'aimer étaient opposés les uns aux autres dans une
lutte presque sanglante ; les intérêts publics étaient négligés
ou oubliés; les liens de la parenté étaient rompus; l'action du
gouvernement était affaiblie , celle des lois même paralysée , et
la religion, qui a coutume de calmer les passions et d affermir
la paix publicfue , était hors d'état de remplir librement cette
grande tâche. Ce fut alors que Celui par qui les Rois gouver-
nent, et par qui les législateurs décrètent la justice, se leva et
dit à la mer : Calme toi ; et aux aquilons : Ne soufflez plus !
Notre gracieux et bien-aimé Souverain, marchant sur les traces
de son auguste père (dont nous chérissons toujours la mémoire,)
pritj pitié de l'état de l'Irlande, et résolut de lui accorder l'in-
estimable bienfait de la paix religieuse. Ce grand bienfait dut
répandre d'autant plus de joie parmi nous, que, parmi les
conseillers de Sa Majesté, brillait alors le plus distingué des
enfans de l'Irlande, un héros législateur, un homme choisi par
le Tout-Puissant pour briser la verge qui avait châtié l'Europe ,
suscité par la Providence pour affermir les trônes, pour réta-
blir les autels, pour diriger les conseils de l'Angleterre dans la
crise la plus difficile, et pour étancher le sang, et guérir les
plaies du pays qui l'a vu naître. Un parlement éclairé et sage
a achevé ce que le Souverain et ses conseillers avaient com-
mencé , et déjà les effets de leur sagesse et de leur justice sont
manifestes, et sont justement appréciés par tous les gens de
bien. La tempête qui était sur le point d'engloutir cette con-
trée est appaisée, et l'ordre social, avec la paix et la justice h
( »*3 )
sa suite , est prêt à établir son empire clans cette contre'e si
long temps tlivise'e.
» Or le Roi , que la loi de Dieu nous oblige d'honorer , nos
cliers frères, ne mérite-t-il pas maintenant tout le respect,
toute la soumission, et tout rattachement que vous pourrez lui
témoigner? Ses ministres ne méritent-ils pas de vous une con-
fiance proportionnel au zèle et aux soins qu'ils ont de'ploye' en
votre faveur? Et ce législateur qui vous a releve's de votre
abaissement , et vous a accorde' sans réserve tous les privile'ges
que vous aviez désirés , n'a-t il pas des titres à votre respect et
à votre amour? Nous espérons avec confiance que vos sentimens
à cet égard sont en harmonie avec les nôtres, et qu'un atta-
chement inébranlable à la constitution et aux lois de votre pa-
trie , ainsi qu'à la personne et au gouvernement de notre très-
gracieux Souverain , éclatera dans toute votre conduite.
Efforcez-vous donc de toute manière de seconder le but que
la législature a eu en adoptant cette loi bienfaisante, savoir,
la pacification et l'amélioration de l'Irlande. Que les discordes
religieuses cessent , qu'on ne parle plus de querelles de partis
et de dissensions civiles , que des sermens téméraires , injustes ,
et illégaux n'aient plus lieu parmi vous , et si les artisans des
discordes et de la sédition voulaient troubler votre repos ,
cherchez une sauve-garde contre eux dans la protection que la
loi vous offre.
» Soyez sobres et veillez en sorte que personne ne puisse
dire du mal de vous. Bannissez vos ressentimens plutôt que de
provoquer un adversaire , tellement que rien ne manque de
votre part pour avancer la paix et la bonne volonté parmi
toutes les classes du peuple irlandais.
» Quant a nos vénérables frères , les membres du clergé de
tout grade , nous leur proposons l'exemple que nous donnons
nous mêmes. Ils le suivront dans leurs actions et s'y attacheront
comme à une règle de conduite. Nous avons uni nos efforts
avec les laïcs, pour reconquérir nos droits légitimes, et pour
les obtenir sans compromettre la liberté de notre église. Nos
efforts réunis ont été couronnés de succès , parce que nous
avions pour nous la raison, la justice , la religion et la voix de
1 humanité. Nous nous réjouissons du résultat, nonobstant cer-
taines restrictions injurieuses pour nous-mêmes, et non-seule-
ment pour nous, mais aussi pour ces ordres religieux que l'E-
glise, depuis les temps apostoliques, a nourris dans son sein
avec tant d'affection. Ces restrictions qui , nous le pensons, n'é-
taient pas un sacrifice réclamé par une saine politique , mais
seulement par les préventions injustes qui prévalent encore
( M )
dans l'esprit des gens île bien , n'ont pu nous empêcher tle nous
réjouir de l'avantage accorde' à notre patrie. Nous nous félici-
tons de ce re'sultat , et à cause de l'intérêt public , et parce
que nous n'avons plus a remplir un devoir que la nécessite'
seule pouvait allier a notre ministère, un devoir que les cir-
constances des temps qui sont passe's nous avaient impose', mais
dont nous nous sommes déchargés avec plaisir, espérant que
nous ni nos successeurs n'auront jamais à le remplir de nou-
veau. Voilà les sentiniens que l'esprit de notre état nous ins-
pire !, qui n'ont jamais cessé de nous animer , et que notre
clergé, toujours obéissant à notre voix, suivra et chérira comme
nous , afin que , selon le précepte de l'Apôtre , tous disent la
même chose , et qu'il n'y ait point de divisions parmi nous.
» Au reste , chers frères , prêtres et laïcs , nous vous conju-
rons d'être constans dans la foi ; conservez cette foi sans dimi-
nution, ni souillure; car elle est un don parfait qui vient d'en
haut; et qui surpasse toui ce que le monde ou ses maîtres
peuvent nous donner. Ne vous laissez pas affaiblir par l'adver-
sité , ni entraîner par la séduction. Préservez du danger les
enfans de votre affection , que notre Père céleste a confiés à
votre sollicitude. Qu'un fanatisme aussi funeste à l'Eglise qu'à
l'Etat ne trouve pas d'accès dans vos familles et ne se mêle
point à l'éducation de vos enfans. Espérez avec nous que , sur
ce sujet de l'éducation , nos instances , fondées qu'elles sont sur
la justice et l'intérêt général, seront accueillies favorablement
d'un gouvernement et d'une législature qui n'ont d'autre but que
d'augmenter le bien de tous et de consolider la paix publique.
» Frères bien-aimés , nous vous saluons , et puisse la paix de
Dieu , qui surpasse tout entendement , garder vos cœurs et vos
esprits en Jésus-Christ !
Dublin, 9 février i83o. {Suivent les signatures.)
On pouvait rapporter à cette pastorale une autre lettre adres-
sée peu auparavant par M. Doyle, évêque de Kildare, aux habitans
d'une portion de son diocèse. Cette dernière lettre est trop éten-
due pour trouver place ici, mais elle mérite d'être connue, au
moins par extrait et elle est une nouvelle preuve de l'esprit de
modération, de sagesse et de concorde qui anime les évêques
d'Irlande, Voici l'objet de cette lettre. M. Doyle, qui avait visité
une partie de son diocèse au mois d'août de l'année dernière ,
s'était efforcé d'y calmer les esprits; il n'apprit pas sans peine qu'il
existait en plusieurs paroisses , tant de son diocèse que de celui
d Ossory , une association secrète composée d'ouvriers et de
cultivateurs, qui se réunissaient la nuit et troublaient la tran-
( 125 )
quillité publique. Ce tle'sorclre avait lieu dans le doyenne' de
Maryborough , comte de la Reine. C'est donc aux habitans de
ce canton que le pre'lat adresse sa lettre. Il leur parle d'abord
des associations en ge'ne'ral , de la leur en particulier , des con-
se'quences de leur conduite; et enfin de ce qu'ils avaient h faire.
Ces sortes d'associations sont illégales et dangereuses ; elles sont
une occasion de vices et de de'sordres. Elles ne peuvent être
justifîe'es aujourd'hui par le besoin de re'sister à l'oppression ,
puisque le gouvernement et le parlement ont adopte' de con-
cert des mesures favorables à la paix du pays. Le pre'lat re'pond
ensuite aux objections qu'on pourrait faire , et montre aux cou-
pables tout ce qu'ils auraient à craindre de la rigueur des lois ,
s'ils perse've'raient dans leur entreprise. Il finit par les exhor-
tations les plus pressantes de rentrer dans l'ordre , de renoncer
aux socie'te's secrètes et de vivre paisiblement.
Enfin nous dirons deux mots d'une lettre de M. O'Connel aux
protestans d'Irlande , sous la date du i "r janvier dernier. M. O'Con-
nel se plaint qu'ils ne fassent rien pour se re'concilier avec les
catholiques ; tandis que ceux-ci montrent une extrême envie
d'e'touffer tous les germes de division. Ils ont dissous leur as-
sociation , ils n'ont plus d'assemble'e ge'ne'rale , ils n'attaquent
plus les Orangemen et les Brumwickers ; leurs discours , leurs
journaux sont dans un esprit de conciliation. Pourquoi les pro-
testans n'imitent-ils pas cet exemple?
( Li 'Ami de la Religion et du Roi, n° 1664. )
LETTRE
DE ML O'CONNEL AUX PROTESTANS D'IRLANDE (1)
Merrion-sc/uare , ce 1 Janvier i83o.
Can piety the discord heal ,
Or staunds the dealh-fiend's enmity ;
Can Christian love , can patriot zcal ,
Can love of blesscd charity ?
Compatriotes , nous commençons une ère nouvelle : la con-
science est libre ; les sujets du Roi , à quelque e'glise qu'ils
appartiennent , sont e'gaux devant la loi , et tout chrétien ,
(1) Nous donnons la lettre telle qu'elle est dans l'original, seulement
comme elle est fort longue , nous avons cru devoir supprimer quelques
répétitions et des détails qui ne sont pas d'un intérêt général.
II. 17
( 126 )
quelle que soit sa croyance, peut offrir à Dieu, publique-
ment et librement, le culte qui lui paraît le meilleur, sans
qu'il en puisse résulter pour lui des peines, des amendes, des
privations.
Voilà donc l'empire britannique parvenu, pour la première
fois, à un état de choses qui l'honore, et dont il peut être
fier. Les croyances religieuses ne constituent plus pour per-
sonne ni privilège, ni incapacité' légale. On a établi sur un
plan vaste, et dune main sûre, les bases de la charité chré-
tienne, et puisse sur ces fonde mens s'élever un édifice qui at-
teindra le plus haut point de félicité nationale.
En vain, la loi fait-elle de tous les citoyens sans distinction
une seule masse de sujets , si nous sommes assez pervers et
assez faibles pour résister à l'esprit pacifique de la loi, et si
les discussions anti-chrétiennes continuent là où l'on ne de-
vrait plus trouver qu'une indulgence réciproque et une cha-
rité universelle.
L'état présent de l'Irlande exige que tous ses babitans réu-
nissent leurs efforts. Il n'y a pas sur la surface du globe un
pays pour lequel la nature se soit montrée meilleure. Le so-
leil en été ne brûle et ne dessèche jamais nos campagnes, et
elles souffrent rarement d'un hiver trop rigoureux. Notre cli-
mat est doux et agréable ; notre sol est des plus fertiles et
des plus productifs. Aucune situation géographique ne saurait
être plus favorable pour le commerce ; nos rivières pourraient
mettre en mouvement les machines d'un vaste empire ; nos
ports magnifiques pourraient abriter toutes les flottes du monde ;
notre peuple est laborieux, industrieux, plein d'intelligence.
Et cependant la pauvreté et la rnisère nous entourent. Nos
villes se dépeuplent et tombent en ruine. La noblesse, pres-
que sans exception , a quitté le pays ; les propriétaires des
classes moyennes (the gentry) ne résident pas dans leurs ter-
res, ou éprouvent une grande gêne; le commerce a presque
totalement abandonné nos rivages; nos manufactures sont en
petit nombre et en décadence : nos artisans meurent de faim ;
nos ouvriers sont sans emploi. Dira-t-on que mon tableau est
trop chargé? Hélas! une triste réalité qu'on rencontre, sinon
partout , du moins dans la plus grande partie de l'Irlande ,
confirme mes paroles , et va au-delà de tout ce qu'on peut
dire de plus triste sur notre situation.
Il est inutile de se demander comment l'Irlande est tombée
si bas. Cette recherche pourrait avoir de graves inconvéniens ;
elle pourrait provoquer des récriminations et ranimer l'esprit
de parti. Ramenons donc nos regards du passé vers le présent
( 127 )
et l'avenir, et cherchons les moyens d'améliorer la situation
de notre commune patrie, de mettre en action ses forces ca-
chées, et de faire valoir de nouveau les ressources prodigieu-
ses qu'elle peut trouver dans 3on climat, son sol, sa position
ge'ographique et sa population.
Quant h moi, j'avoue franchement quil me semble qu'il n'y
a qu'un gouvernement indigène qui puisse remédier à tous
les maux, et pourvoir à tous les besoins de l'Irlande; et nous
ne pouvons plus nous en rapporter , pour la conduite de nos
affaires à des étrangers qui ne peuvent y prendre le même in-
térêt que des Irlandais, et qui, en outre, ont leurs affaires,
qui sont plus que suffisantes pour réclamer tout leur temps
et toute leur attention.
Je ne veux pas insister sur ce point, du moins pour le mo-
ment : mais je soutiens qu'une amélioration solide et perma-
nente ne sera possible que lorsque tous les Irlandais combine-
ront leurs efforts pour un même but.
Aussi long-temps que nous resterons divisés , il nous sera
impossible de délibérer avec calme sur les intérêts de la na-
tion , et impossible de trouver des capitaux pour faire revivre
notre commerce et nos manufactures.
Nos divisions nous affaiblissent de telle sorte que notre voix
ne parvient pas à se faire entendre dans le parlement; et ainsi
elles protègent et augmentent les abus dans les lois , le désor-
dre dans l'administration locale, et l'arbitraire dans les taxes,
tandis que notre union nous offrirait des moyens constitution-
nels qui ne seraient pas sans effet.
Notre premier besoin est donc de faire taire toutes les dis-
cussions. Notre patrie ne peut retrouver sa prospérité; si nous
n'oublions toutes nos querelles pour nous occuper unique-
ment des intérêts de l'Irlande.
Protestans de l'Irlande, pourquoi sommes-nous divisés, et à
qui est la faute, si nous continuons de l'être?
Aucun sentiment hostile me dicte cette question. Je vous
l'adresse seulement pour vous supplier de vous l'adresser à
vous-mêmes.
La faute doit être à quelqu'un. Voilà du moins ce qui me
paraît clair, et je vais maintenant vous présenter des faits qui
devraient vous convaincre, vous, mes compatriotes protestans,
qu'on ne peut guère accuser les catholiques d'avoir fomenté
la désunion , qu'il faut reconnaître , au contraire , que leur
conduite depuis l'émancipation , a été toute bienveillante ,
toute conciliante, enfin vraiment exemplaire.
Je voudrais qu'il y eût encore rivalité entre nous; mais sur
( «8 )
tin seul point; je voudrais que nous travaillassions à nous sur-
passer réciproquement dans tout ce qui peut attester, d'un
côte' nos sentimens fraternels et notre sincère oubli du passe',
et de l'autre notre zèle pour la liberté' et le bonheur de no-
tre patrie.
Afin d'exciter cette e'mulation ge'ne'reuse et patriotique, je
vais [vous soumettre la conduite des catholiques depuis fe'man-
cipation , et j'ose dire que, plus on examinera les faits que
j'avancerai, et plus on les trouvera conformes à la ve'rite'.
i° Les catholiques de l'Irlande ne se sont permis, depuis
l'e'mancipation , absolument rien qui eût la moindre tendance
à troubler l'harmonie nationale, a fomenter ou cre'er des dis-
sentions.
2° Notre association ge'ne'rale a e'tè dissoute , et nous avons
même été assez bons pour la dissoudre avant que l'e'mancipa-
tion n'eût e'te' accorde'e. On ne l'a point re'tablie , et on ne lui
en a point substitue' d'autre.
3° Nos assemble'es générales et particulières ont entièrement
cessé ; nous nous sommes fondus de bon cœur dans la masse
de la nation , et n'avons plus rien fait qui annonçât une exis-
tence politique à part.
4° Les journaux , écrits soutenus par des catholiques ,
ceux même qui , pendant que nous avions à combattre pour
l'émancipation, avaient déversé sur leurs adversaires le blâme
et le ridicule avec le plus de violence, ont depuis lors com-
plètement changé de ton et d'esprit, imitant ou même devan-
çant leurs souscripteurs , par un langage plein de conciliation
et de charité. Peut-être serait-il difficile de trouver un autre
exemple d'un changement aussi louable et aussi complet dans
la direction de la presse publique , que celui donné par tous
les journaux, qui avaient combattu pour l'émancipation, qu'ils
aient eu pour rédacteurs des catholiques ou des protestans.
5° Les catholiques se sont abstenus, depuis cette époque, de
mettre de l'aigreur dans la discussion des points de controverse ,
et cela malgré les plus insolentes provocations. Les sociétés
bibliques , les sociétés des traités religieux , les sociétés des
missions pour l'intérieur du royaume et pour les pays étran-
gers , même l'association hihernienne de Londres , continuent
à tenir leurs assemblées comme par le passé; l'ordre du jour de
tous les jours est de dénaturer et d'attaquer la religion catho-
lique, et nos prêtres, aussi-bien que nos laïcs, y sont sans
relâche maltraités et insultés en mille manières. Les catholi-
ques gardent leur sang. froid et ne répliquent point. Ils sup-
portent ces insultes par amour de la paix. Nous savons que les
( *29 )
controverses religieuses ne peuvent plus porter atteinte à nos
droits politiques , et nous pensons que notre religion est trop
bonne pour que le zèle aveugle de quelques individus inté-
ressés ou e'gare's puisse en ternir 1 éclat le moins du monde.
7 J Nous avons renonce' à nos attaques contre 1 église établie.
Le cierge' protestant s était déclaré, en quelque sorte, notre
ennemi personnel , et nous l'avons traité en conséquence; mais
l'émancipation a fait disparaître la cause de cette animosité, il
n'y a plus rien de violent dans notre opposition.
8' Nous n'avons pris aucune part à la guerre commencée
par lord Mountcasliel, et un fanatique de Cork nommé Cum-
mins. Ils n'ont été ni approuvés ni assistés par les catholi-
ques. Je ne veux pas dire que les catholiques ne sentent point
que les revenus de l'église établie sont une charge trop pe-
sante pour le pays, et qu'ils sont repartis dune manière in-
juste. Mais l'émancipation nous a si bien réconciliés qu'il n'y
a plus la moindre l'aucune dans notre opposition.
9' Nous sourions maintenant avec bonhomie en voyant les
signes et emblèmes de parti , qui autrefois avaient excité no-
tre ressentiment.
io° Il est maintenant tout à fait indifférent qu'un homme
soit orangiste ou non. Si vous exceptez quelques points isolés
d'Ulster , lorangisme n'est plus qu'un signe de mauvais goût,
ou un prétexte pour se griser de vin chaud après souper,
comme dans les folles orgies de la niaise maçonnerie.
ii° Les catholiques d'Irlande ont lieu d être contens, ils
ont obtenu le seul avantage politique que , comme toute so-
ciété religieuse, ils desiraient; savoir, l'égalité des droits. Ils
n'ont plus de maîtres dans leur patrie. Gloire soit à Dieu clans
le plus haut des cieux et paix sur la terre à tous les hommes
de bonne volonté.
i2' Croyez-moi, mes compatriotes protestans , que tels ont
été les véritables sentimens des Irlandais catholiques, toutes
les fois qu'ils n'étaient pas désespérés par une oppression im-
médiate ou une injustice sensible. Ils ne font aujourd'hui qu'i-
miter l'esprit charitable qui anima la conduite de leurs ancê-
tres en deux circonstances mémorables.
i3 Les catholiques d'Irlande ont montré, pendant des siè-
cles de dégradation et de persécution , avec quelle fidélité ils
peuvent s'attacher à ce qu'ils croient juste, et combien ils sont
inébranlables dans la profession de leur foi. Le cours de cette
persécution a été interrompu deux fois ; deux fois pendant
de courts intervalles sous les règnes de Marie et de Jacques II,
ils ont eu le pouvoir et la domination. La sage et bonne Pro-
( i3o )
vidence voulait ainsi montrer que les catholiques d'Irlande
pouvaient être aussi indulgens et charitables envers d'autres ,
même envers leurs tyrans et perse'cuteurs qu'ils avaient été
fermes et inflexibles dans la persécution.
1 4'' Sous le règne de Jacques II, les cinq sixièmes au moins
du parlement irlandais étaient catholiques , cependant ils ne pro-
posèrent jamais une loi tendant à entraver directement ou in-
directement la libre profession et l'exercice de la religion
protestante.
t 5° Quant au règne de la Reine Marie, qu'on se rappelle d'a-
bord que vers la fin de celui de son père Henry VIII et du-
rant tout le règne de son frère, Edouard VI, les catholiques
d'Irlande avaient enduré la persécution la plus cruelle , la
plus barbare et la plus sanglante , souffrant tout ce qu'une
aristocratie dégradée et une soldatesque licencieuse, fanatique
et avide de pillage , pouvaient faire souffrir.
16 ' Les catholiques d'Irlande reprirent le dessus à l 'avène-
ment de Marie. Ils réunissaient dans leurs mains le pouvoir
législatif et le pouvoir exécutif; mais ils n'ont jamais puni un
de leurs persécuteurs, ni persécuté un protestant, ni fait des
lois pénales; on ne peut leur reprocher un acte de vengeance,
d'égoïsme ou de bigoterie ; et non contens de s'abstenir de
ces actes violens, leur charité chrétienne ouvrit un asyle aux
protestans persécutés d'Angleterre ; ils ont accueilli un grand
nombre de familles réformées de ce pays que les repressailles
dont on y usait envers eux avaient obligées de s'expatrier.
170 II ne sera pas inutile d'ajouter h ces faits qui répandent
un jour si éclatant sur la charité des catholiques d'Irlande ,
un exemple infiniment moins important, mais où nous retrou-
vons le même esprit , je veux parler de notre conduite lors-
que le Roi vint en Irlande. Durant les négociations qui eurent
lieu dans cette circonstance , nous fûmes publiquement insul-
tés par le parti dominant, mais nous pardonnâmes tout, et
remplîmes nos engagemens avec fidélité et avec le désir sin-
cère de vivre en paix.
181 Quand enfin la victoire a couronné nos efforts persévé-
rans , nous nous sommes abstenus dans notre triomphe de
tout ce qui pouvait paraître une insulte ou une provocation :
nous avons modéré l'expression de notre joie pour n'avoir pas
l'air de vouloir nous réjouir d'une défaîte de nos compatrio-
tes , notre pieuse réjouissance n'a eu rien d'offensif ou d'inju-
rieux pour nos anciens adversaires.
Protestans d'Irlande, tels sont les sentimens et telle a été la
conduite des catholiques, placés maintenant avec vous sur le
( i3i )
pied d'une parfaite e'galite', ils de'sirent et ils me'ritent votre
amitié'.
Oui, nous désirons votre amitié', car, je le dis à regret, per-
sonne n'a rien fait pour nous inspirer la conduite toute conci-
liante que nous avons tenue. Le gouvernement n'a concouru
en rien à adoucir les dispositions des Irlandais catholiques. Il
n'a change' en rien son système exclusif. Tout ce que nous lui
devons se re'dnit celle du gouvernement irlandais. Le contraste
fera ressortir davantage la vertu des catholiques , et mettre le
monde à même de se former une ide'e exacte de la petitesse et
de l'incapacité de ceux qui dirigent nos affaires.
Le gouvernement n'a fait jouir jusqu'à présent aucun catho-
lique des bienfaits de l'émancipation. L'exclusion de fait, en
tant qu'elle dépend du gouvernement , a été aussi rigoureuse
qu'avait été l'exclusion légale.
Les protestans qui avaient soutenu l'émancipation conti-
nuent d'être repoussés , comme si le code pénal était encore
en vigueur , et comme si c'était une souillure perpétuelle d'a-
voir favorisé les droits civils des papistes.
Un libelle où l'on soutient que la loi doit être entendue
d'une manière envers les orangistes et d'une antre envers les
papistes , a été reproduit et cité avec éloge par des journaux
auxquels le gouvernement accorde et continue d'accorder des
secours pécuniaires.
On laisse l'administration et on continue de la placer entre
les mains de ceux qui se sont montrés les plus hostiles pour
la cause des catholiques. Cela peut être légal , mais n'est cer-
tes rien moins que conciliant.
On espérait qu'après l'émancipation le gouvernement s'oc-
cuperait d'améliorer la situation intérieure de l'Irlande. Hélas!
a-t-on seulement daigné parler de ces graves intérêts ? Où
voyons-nous des symptômes de changement? et s'il n'y en a
pas , il est clair que le gouvernement ne peut réclamer au-
cune part dans l'esprit conciliant que nous manifestons.
Pendant que Geel fut l'orgueil et la gloire de l'orangisme
il convint qu'il n'était pas juste que des catholiques ne pus-
sent être avocats du Roi. L'injustice légale est abolie, mais l'in-
justice pratique continue toujours. Cela n'est pas fait pour
adoucir les esprits des catholiques.
Je voudrais pouvoir m arrêter ici , mais je dois à la vérité
de dire qu'à part même la conduite du gouvernement, nos
compatriotes protestans en général n'ont pas répondu aux dis-
positions bienveillantes et charitables que les catholiques leur
ont montrées. Je me borne à citer un petit nombre de faits.
( i3a )
Quelques nobles et beaucoup d'autres propriétaires du Nord
ont annonce' leur résolution de persévérer dans le système
orangiste. Les assemblées et processions orangistes continuent
dans beaucoup d'endroits du Nord et portent toujours le même
caractère de malveillance et de provocation. Les Brunswick-
clubs se sont formés en associations pour coloniser les pau-
vres , mais notez que ces associations sont exclusivement pro-
testantes. La charité revêt donc les couleurs de secte et de
parti , et au lieu de s'en servir pour rapprocher les esprits, on
en abuse pour alimenter les haines. Quel bruit n'a-t-on pas
fait quand un membre de l'association catholique fit dans les
temps une proposition portant un caractère exclusif ? La pro-
position fut rejetée par une très-grande majorité, mais l'asso-
ciation n'en fut pas moins insultée et maltraite'e par les mê-
mes personnes qui forment aujourd'hui des colonies exclusive-
ment protestantes. N'y a-t-il pas en cela de l'inconséquence et
de l'injustice , et sur-tout beaucoup de bigoterie? Mais ce qui
tend plus que tout cela à rallumer la guerre , c'est la presse
orangiste , elle est aussi et même plus virulente que jamais ;
déchirement impitoyable des personnes, mépris de la vérité,
amertume des invectives , enfin elle est telle aujourd'hui qu'il
y a un an. Le clergé de l'église] établie , au lieu d'imiter
l'exemple chrétien que lui donnent les catholiques , soutient
cette polémique orangiste , et cela est d'autant plus impardon-
nable de la part de ce clergé que le caractère de ceux dont la
plume alimente cette presse haineuse est moins estimable.
Beaucoup d'entre eux sont des incrédules , des gens qui se
disent protestans parce qu'ils y trouvent leur profit, et qui,
s'ils ont un reste de religion , sont catholiques au fond de
leurs cœurs timides ; tout le monde les connaît en outre pour
des hommes profondément immoraux et perdus de débauche.
Comment des protestans irlandais peuvent-ils se faire les sou-
tiens et accepter les services d'êtres aussi méprisables?
J'en ai dit assez pour rendre évident que les protestans
n'ont pas jusqu'à présent imité la conduite généreuse des ca-
tholiques.
Mais je ne m'arrête pas ici. Protestans de l'Irlande , je vous
tends de nouveau la main de l'amitié, je vous ouvre un cœur
qui désire battre à l'unisson au moins avec les vôtres. Je vous
en conjure , laissez-la les préjugés et cultivez la bienveillance.
Renoncez à cette animosité qui annonce l'esprit de secte , et
attachez-vous a la charité qui est l'esprit du christianisme.
Protestans d'Irlande, vous n'êtes pas des étrangers dans ce
pays si beau et si verdoyant. Venons au secours de notre com-
( '33 )
raune patrie. Tâchons de rendre aux Irlandais un nom, et à
l'Irlande une nation grande, glorieuse et libre !
J'ai l'honneur d'être avec les sentimens les plus sincères
votre obe'issant serviteur. Daniel O'Connell.
( Le Correspondant, nos 8 et 10, tome II. )
VITALITÉ BS X.A RELIGION CATHOLIQUE.
M. de Voltaire , e'erivait quelqu'un , je vous envoie un souf-
flet, tenez-vous pour offensé. — M. le comte, re'pondit le poète,
je vous donne un coup dêpée , tenez-vous pour mort. Cette plai-
santerie , en ve'rite' , ne ressemble pas mal à certains cris de
victoire contre la foi catholique : beaucoup la disent morte
pour se dispenser de la combattre.
Elle vit cependant; elle s'étend, elle acquiert sans cesse,
mais, chose étrange, j'ai presque dit honteuse dans un siècle
de publicité' comme le nôtre, ces conquêtes sont presque igno-
rées des catholiques eux-mêmes : les fidèles d'Angleterre , d'Al-
lemagne et de Russie sont plus inconnus aux fidèles de France
qu'à leurs adversaires, et telle page du Globe te'moigne d'une
plus sérieuse attention au mouvement religieux des esprits
dans ces contrées, que tels cahiers de Y Ami de la Religion et
du Roi.
Plus d'une fois de'jà nous avons proteste contre cet oubli des
travaux et des succès de nos frères. Il est temps de générali-
ser ces observations , et d établir par des faits que , dans tous
les pays où les masses ont abandonné le catholicisme, les som-
initées du moins lui appartiennent ou lui reviennent de tou-
tes parts.
En Angleterre, par exemple, depuis le règne d'Elisabeth,
pas un seul homme important ne s'est détaché de la foi ro-
maine. Il n'est pas prouvé qu'elle ne puisse revendiquer Sha-
kespeare ; mais , ce qui est certain , c'est que Dryden et Pope ,
les deux princes de la littérature anglaise de leur temps , l'ont
professée, et que Burke et Johnson, l'un si éloquent, l'autre
si homme d'esprit, l'ont honorée plus qu'il ne convient a des
protestans. Ce qui est certain encore, c'est que , malgré l'in-
terdit politique lancé contre les fidèles, l'Eglise catholique a,
jusqu'à nos jours, compté dans ses rangs le premier duc et le
premier comte du rovaume-uni : lord Howard , duc de Nor-
II. 18
( i34 )
folk , dont les pères ont e'té les Montmorency de l'Angleterre ,
et lord Talbot , comte de Shrewsbury , descendant direct de
Y Achille anglais , et lui-même un des hommes les plus remar-
quables de notre temps et de son pays (i). La Grande-Bretagne
n'a pas aujourd'hui d'orateurs aussi puissans en paroles que les
chefs de f Association catholique d'Irlande , MM. O'Connel et
Shiel. Le premier de ses historiens vivans est un de nos prê-
tres (2) , comme , de nos jours encore , au commencement de
ce siècle , son plus grand physicien e'tait un catholique (3).
Ainsi nulle illustration jusqu'ici n'a manque' à notre Eglise de
l'autre côte' du de'troit, ni celle du rang , ni celle de la science,
ni celle de l'éloquence ou de la poe'sie. Aucun nom , historique
déjà, ou destiné à l'être, ne s'est séparé de nous. Rien de ce
qui décore une cause quelconque aux yeux des hommes n'a
été étranger à la nôtre.
L'Allemagne aussi a dignement payé sa dette. Sans rappeler
, des abjurations dont nos pères ont été témoins , celle de Winc-
s kelmann en 1754, celles du baron de Starck, en 1766, et de
] Hamann vers 1787, nos yeux ont vu mourir dans la foi ro-
1 maine Zoega , Stolberg , Werner , Adam Muller , Frédéric de
Schlegel , laissant dans la même voie des hommes dignes d'être
I nommés après eux , M. le baron d'Eckstein , les professeurs
| Gœrres , Schlosser et Freudenfeld, l'héritier du nom de Mos-
fheim, 1 illustre petit-fils du grand Hailer et le neveu de Was-
hington (4).
De pareils néophytes, on le voit, ne sont pas vulgaires. Mais
que savons -nous de plus que leurs noms? Et, parmi nos lec-
teurs, en est-il beaucoup pour lesquels ces noms éveillent une
idée , rappellent une physionomie distincte , une individualité
caractérisée? Nous sera t-il permis de recueillir quelques-uns
des souvenirs que ces illustres convertis nous ont légués, et
d'en tirer quelques inductions sur la vitalité d'une religion qui
a su attirer à elle de si hautes intelligences dans un siècle d'in-
différence et de scepticisme?
Ce fut certes une mémorable époque que celle où une croi-
sade intellectuelle fut prêchée en Allemagne contre la propa-
(1) Voyez la Revue de Paris, t. 7, extrait du New Monthly Magazine.
(2) Le docteur Lingard.
(3) Sir Richard Kirwau.
(4) M. Washington était né aux Etats-Unis. Il est mort en Grèce ,
où il servait la cause nationale, après avoir fait abjuration du protes-
tantisme entre les mains de M. Tharin, ancien archevêque de Strasbourg.
( '35 )
gande encyclopédiste, qui régnait avec Frédéric II sur l'aca-
démie de Berlin. Le plus grand lyrique des temps modernes
Klopstock, le philosophe Jacobi , Mceser , le Montesquieu d'ou-
tre-Rhin ; Lavater , cette âme de feu, et Jean de Muller, l'im-
mortel historien de la Suisse, d'autres célébrités inférieures à
celles-ci, mais point méprisables, s'associèrent en foule à cette
réaction. Le vertueux Furstemberg, qui gouvernait le diocèse
de Munster, s'empara d'un tel mouvement, et sa ville épisco-
pale devint le centre d'une sorte d'académie catholique. Une
femme supérieure, l'ancienne ambassadrice de Russie à la cour
de France, la princesse Galitzi.n-Schmettau, fut lame de cette
réunion de néophytes. Liée avec tout ce que l'Europe offrait
alors d'esprits distingués , écrivain elle-même et long-temps in-
crédule , une fois revenue à la foi , elle embrassa la foi ro-
maine , et y ramena son fils , aujourd'hui missionnaire dans les
Etats-Unis d'Amérique. On vit briller dans sa société de con-
vertis les frères Droste , dont l'un fit remarquer sa résistance
à Bonaparte dans le prétendu concile de 181 1 ; le maître chéri
de Herder Hamann , le génie le plus original, dit M. dEckstein,
que l'Allemagne ait jamris produit, et le comte Frédéric de
Stolberg. Lavater s'unit à leurs efforts jusqu'à se faire accuser
publiquement de jésuitisme; mais ni lui, ni Jean de Muller,
ni le poète Claudius , bien qu'à moitié catholiques , ne firent
abjuration , et ne rentrèrent dans l'Eglise.
La vie de Frédéric de Stolberg est une belle vie. Issu d'une
maison long-temps souveraine et qui se fait remonter à Alfred-
le-Grand et à Charlemagne, poète érudit, philosophe, histo-
rien , homme d'état , revêtu de hautes fonctions diplomatiques ,
on ne peut citer une illustration qui n'ait été sienne. Père de
quinze enfans , adoré de sa famille et de ses vassaux , son in-
térieur nous le montre comme un patriarche des temps pri-
mitifs, sous l'auréole dune des plus belles gloires littéraires
de ce siècle. Mêlé à tous les débats politiques et religieux de
l'époque, il changea de croyance, et ne perdit qu'un seul ami.
Quand il abjura toutefois , le soulèvement fut grand : il ne tint
pas au protestantisme et au déisme conjurés quil ne fût mis
en quelque sorte au ban de lempire. Le duc de Saxe-Weymar
lui dit publiquement : Je n'aime pas les gens qui changent de
religion. — Ni moi non plus , Monseigneur , répondit Stolberg,
car , si mes pères rien avaient pas changé il y a trois cents ans ,
je ri aurai pas eu la peine de le Jairc moi-même. Mais il y
avait tant de saint François de Sales et de Fénélon dans cette
âme bienveillante et pure, un tel parfum de candeur et de
loyauté respirait dans ses mœurs, que bientôt justice lui fut
( i36 )
rendue. Lavater, Claudius, Herder lui-même ne le méconnu-
rent jamais. Klopstock lui pardonna , Jacobi lui rendit son an-
cienne amitié. Enfin , après avoir eu la consolation de réunir
tous ses enfans ( un seul excepté ) dans les croyances qui lui
étaient chères , le traducteur inspiré d'Homère et de Platon ,
le biographe de saint Vincent de Paul , l'auteur du Traité de
l'Amour de Dieu et de ce livre monumental , YHistoire de la
Religion de Jésus-Christ (i), fut appelé à un monde meilleur
dans sa soixante-dixième année , n'ayant voulu sur sa tombe
d'autre inscription que celle-ci : « Frédéric-Léopold de Stol-
» berg, né le 7 novembre i75o, mort le 1" décembre 1819.
» — Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fila
» unique , afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais
» ait la vie éternelle ! »
C'était en 1800 que Stolberg avait embrassé publiquement
le catholicisme à Munster, après avoir résigné tous ses emplois.
En 1802, Frédéric de Schlegel et sa femme, fille du célèbre
israélite Mendelsohn , suivirent cet exemple à Cologne , au re-
tour d'un voyage qu'ils avaient fait en France. Cette conversion
fut d'autant plus remarquée que le père du néophyte , pasteur
célèbre, et ses deux oncles, écrivains distingués, avaient mon-
tré plus d'attachement aux doctrines protestantes. Madame de
Schlegel trouvait dans sa famille des souvenirs non moins puis-
sans à combattre. Mendelsohn, l'homme sans contredit le plus
remarquable qui ait honoré la communion juive dans les temps
modernes , était fort attaché à cette communion , et la fille
d'un tel père ne pouvait abandonner sa religion que par un
élan de sa conviction propre ; le génie de son mari n'eut
point suffi à entraîner une intelligence aussi cultivée que la
sienne (2).
De ce moment, les conversions abondèrent en Allemagne. Le
duc Adolphe de Meklembourg-Schvverin (3), le prince Frédéric
(1) L'Association pour la défense de la religion catholique est sur le
point de publier le cinquième volume de cette histoire , qui contient la
vie du Sauveur. Le savant M. Drach fait espérer une traduction com-
plète des 10 volumes dont se compose ce magnifique ouvrage.
(2) Madame de Schlegel est auteur de plusieurs ouvrages justement
estimés.
(3) Les Mémoires de la religion de Modène, cahiers 47 et fô •> don-
nent les détails suivans sur la conversion de la sœur de ce prince :
« Une princesse protestante vient de donner un grand exemple de foi
et de courage ; c'est la princesse Charlotte-Frédérique , fille du grand-
duc régnant de Mecklembourg-Schwcrin, et première femme du prince
royal de Danemarck. Elle est née le \ décembre 1784, et était sœur du
( <37 )
de Hesse-Darrnstadt , le duc de Saxe-Gotha , le comte d'Ingen-
heini, frère du Roi de Prusse, le duc d'Anhalt-Cœthen , son
prince Adolphe-Frédéric, dont la conversion fut aussi éclatante, et qui
mourut à Magdebourg, à l'âge de 07 ans ; voyez notre n° 867 , tome
XXXIV. Elle avait toujours eu de l'inclination pour la religion catho-
lique , et le témoignait dans sa jeunesse à son maître luthérien. Elle
était fort attachée au prince Adolphe, et ressentit vivement sa perte.
Us s'écrivaient souvent , et on peut croire qu'ils se fortifiaient mutuel-
lement. La princesse Charlotte eut à souffrir des peines cruelles. Ma-
riée au prince royal de Dauemarck, mère d'un fils, elle fut séparée de
son époux au bout de quelques années. Reléguée à Altona , puis dans
le Jutland , sa seule consolation dans sa disgrâce fut d'implorer le se-
cours de Dieu , pour accomplir le dessein qu'elle avait formé depuis
long-temps. La Providence lui en fournit les moyens , en la conduisant
dans les Etats de l'Empereur d'Autriche , en Italie. Elle se fixa à Vi-
cence , et y fut éprouvée par de douloureuses infirmités. Elle voulut
visiter le pèlerinage de Notre-Dame du Mont-Berice , pour y implorer
l'assistance de la Mère du Sauveur. Elle s'adressa ensuite à l'évêque ,
M. Peruzzi, et lui fit part de sa résolution de renoncer au luthéranis-
me. Le sage et pieux prélat la loua de ce généreux dessein , et l'ex-
horta à s'instruire et à s'appliquer aux bonnes œuvres. La princesse
reçut ces avis comme venant du Ciel. Elle fut instruite par le Père
Chioda , Théatin, qui gouverne l'église de Saint-Gaëtan. Elle eut à sou-
tenir de grands combats. Ses affections de fille, d'épouse et de mère,
les suites qu'aurait sa démarche , le mécontentement de deux cours ,
les réflexions qu'on lui suggéra , les menaces même qu'on lui fit , tout
cela était pour elle autant de pénibles assauts; mais elle s'éleva au-
dessus de toute considération humaine, et se jeta dans les bras de la
Providence. Elle commença par défendre sévèrement dans sa maison
que personne y parlât mal de la religion catholique. Le rigoureux hi-
ver que nous avons eu cette année lui donna lieu de montrer son bon
cœur et sa piété. Elle répandit beaucoup de largesses dans le sein des
pauvres , accompagnant ses bonnes œuvres de ferventes prières. Enfin
ses vœux furent couronnés , et son abjuration eut lieu le 27 février
dernier , dans la chapelle épiscopale. Sa fermeté à répondre aux de-
mandes du vénérable prélat, son émotion et ses larmes touchèrent tous
les assistans , et M. Peruzzi fut obligé de se faire violence pour ache-
ver la cérémonie. Le 3 mars, la princesse reçut les sacremens de Pé-
nitence, de Confirmation et d'Eucharistie; elle eut pour marraine à la
confirmation Mme Pasqualigo , femme du commissaire impérial. Ses
sentimens à la réception de chaque sacrement se manifestèrent de la
manière la plus touchante. Depuis , on la vit assister à tous les offices
de la Semaine-sainte. Elle voulut s'inscrire dans la confrérie du Saint-
Sacrement de sa paroisse, et elle suivit la procession des quarante heu-
res. Elle supporte avec résignation les suites de sa démarche , et sa
joie semble augmenter avec les contradictions , les pertes et les priva-
tions. Nul doute que Dieu ne la récompense de ces sacrifices. La voix
de sa conscience , celle de l'Église , celle de son frère , le prince Adol-
phe, lui donneront cette paix que le monde ne peut ni procurer, ni
ravir. » ( Note tirée de l'Ami de la Religion cl du Roi , n" 1667. )
( '38 )
beau-frère , deux Har Jenberg , deux Gagern , le comte de Senft-
Pilsach , ambassadeur de Saxe en France , Adam Muller , con-
seiller de cour à Weyruar , le poète Werner , M. Woltz , pré-
dicateur de la cour à Carlsrube , M. Bekendorf, directeur de
l'instruction publique en Prusse , une foule d'autres hommes
de lettres, professeurs, ministres de culte, rentrèrent pêle-mêle
dans la véritable Eglise. Schelling lui-même, la plus forte tête
philosophique de l'Allemagne , parut e'branle' , et les journaux
publièrent faussement son abjuration. Dans le même temps,
M. d Eckstein r et, avant lui, Muller le peintre, un ami de
Gœthe, et l'un des plus mâles talens poétiques de l'Allemagne,
se convertissaient à Rome , où Zoega , le plus illustre des an-
tiquaires du Nord, depuis Winckelmann, mourait, catholique
depuis longues anne'es , le 10 févi'ier 1809.
Oh ! qui nous donnera la biographie de ces hommes si di-
versement célèbres? Qui nous fera vivre avec ce Zoega, qu'une
destinée brillante et les be'ne'dictions d'un père appelaient dans
le Danemarck , sa patrie , et qui sacrifia tout cela avec une telle
pureté' de motifs que le cardinal Borgia , son protecteur et son
ami , ignora sa conversion pendant quinze anne'es ; avec ce
Werner, la -plus haute renommée dramatique de l'Allemagne
depuis Schiller, le plus lyrique de tous les poètes qui ont écrit
pour le théâtre , malgré les incroyables contrastes de sa vie
privée , qui se précipita dans le catholicisme aux jours de la
captivité de Pie VII , non par un caprice d imagination, comme
on l'a dit , mais , comme Stolberg , a la suite de conférences
régulières avec un prêtre, et après de sérieuses études théo-
logiques-; avec ce Gœrres, qui, suivant le témoignage de Fré-
déric de Schlegel , seul a pu , en s'élançant du libéralisme, pren-
dre rang parmi les grands écrivains nationaux et les beaux carac-
tères dont s'honorera toujours l'Allemagne, et dont l'apparition
lui paraît une compensation plus que suffisante pour ce nombre
énorme d écrivains politiques destinés à l'oubli; avec Adam Mul-
ler , le disciple , mais non le copiste de M. de Bonald , qui a tenté
d'asseoir l'économie politique sur une base religieuse, et qui
est mort , en apprenant la perte que l'Europe venait de faire
dans Frédéric de Schlegel (1); enfin avec Schlegel lui-même,
un des plus grands philologues de ce siècle et de tous les siè-
cles , critique éminent, poète original, littérateur profond,
philosophe d un ordre supérieur (2), qui, non content de savoir
(i) Adam Muller était de Berlin. Gœrres est professeur à l'université
de Munich.
(a) On se rappelle l'engagement pris par Y Association pour la défense
( i39 )
presque toutes les langues de l'Europe , a , le premier de ce
côte' de l'Océan , déchiffré la langue et l'antique civilisation de
l'Inde , et jeté' dans ses leçons sur l'histoire moderne et sur
l'histoire de la litte'rature de tous les peuples plus de vues neu-
ves et faisant e'poque que l'école rationaliste tout entière n'en
a découvert depuis un siècle !
Voilà les hommes qu'il a été donné à l'Eglise romaine de
rallier a sa bannière! Voilà les âmes qu'elle a enfantées à la foi
au milieu des clameurs qui proclamaient ses lumières éteintes,
sa fécondité épuisée! Qu'on nous dise si, parmi ceux qui re-
niaient le paganisme à son déclin , il en est un grand nombre
qui se soient voués tout à coup à sa défense, au mépris de
leurs opinions premières et sans aucun intérêt bumain. C'est,
au contraire , une marque visible et permanente de la protec-
tion de Dieu sur son Eglise qu'au moment où tout appui ex-
térieur lui manque , l'élite des intelligences lui rend hommage.
Ainsi, après les rires du XVIII siècle, les seuls poètes en
France qui pussent espérer dans la postérité , Ducis , Delille ,
Fontanes, s'unirent, dans une même pensée religieuse, avec
La Harpe, avec Portalis, avec MM. de Chateaubriand, de Bo-
nald, de Lally Tollendal, Bergasse. Ainsi plus tard se sont levés
du milieu de nous M. l'abbé de La Mennais et M. de Maistre ;
ainsi M. de La Martine. Chose d'ailleurs bien remarquable !
« Parmi les catholiques , a dit l'auteur de l'Essai sur L'indif-
» férence , on ne citerait pas un seul homme de génie qui ait
» incliné vers la réforme , au lieu qu'un grand nombre de su-
» périorités protestantes ont montré un extrême penchant pour
» la religion catholique : Grotius en Hollande , Albert de Hal-
» 1er, Lavater et Jean de Muller en Suisse, Johnson, Burke
» et W. Jones en Angleterre, Leibnitz sur-tout, en Allemagne,
» n'étaient guère protestans que de nom. » On a pu voir si
cette tendance au catholicisme s'est affaiblie depuis , si cette
gravitation des esprits vers l'unité s'est arrêtée. Non , il faut
qu'on le sache, non la religion de Jésus- Christ n'a -pas fait
son temps ; non , la foi qui vit en nous n'est point une flamme
expirante. Au contraire , l'Angleterre est en marche vers cette
foi sainte; les Etats-Unis nous sont ouverts; l'immobile Russie
commence à sentir la même influence (i) : Israël même sé-
rie ta religion catholique de faire traduire en français la Philosophie de
la vie, mie des plus importantes productions de cet homme universel.
(i) Beaucoup de femmes russes de la plus haute distinction sont pu-
bliquement catholiques, et leurs maris le sont en secret. Nous citerons
seulement la comtesse Rostopchin , si vantée dans les Dix années d'exil
( i4o )
branle (i), et la ve'rité des promesses qui nous ont e'té faites
e'clate de partout. « Il est visible , à une foule de signes , que
» cette re'union en une seule et même croyance , de'sire'e si
» long-temps, et si vainement cherche'e , se prépare , et que
»> l'époque n'en est pas e'loigne'e des temps où nous vivons. Elle
» ne saurait, il est vrai, se trouver sur la voie commune de
» l'intervention humaine, ni être amenée par des concessions
» diplomatiques. Ce ne peut être l'œuvre des hommes : c'est
» celle de Dieu qui saura bien trouver ses instrumens, et qui
» remplira de la force du Saint-Esprit ceux qu'il aura élus (2). »
( Le Correspondant , n° 34 , tome 11. )
Ï.K CODE CIVII.
Commenté dans ses rapports avec la théologie morale , où ex-
plication du Code civil tant pour le for intérieur que pour
le for extérieur, par l'abbé Th. Gousset (3).
DEUXIÈME ÉDITION.
La loi oblige la conscience ou elle n'est rien ; la conscience
est dirigée par la loi divine , ou la conscience n'est plus rien
elle-même. La loi divine est interprétée par l'Eglise qui dirige
par son Chef la conscience des peuples, comme elle dirige par ses
évêques la conscience des provinces particulières, comme elle
dirige par ses prêtres la conscience du chrétien. Son action pé-
nètre partout , par-ce que rien ne peut être vivifié que par elle.
Il est donc nécessaire que le prêtre qui doit résoudre les dou-
tes des fidèles et leur expliquer dans le tribunal de la pénitence
les règles de leur conduite , connaisse les lois de son pays dans
leurs rapports avec la loi religieuse à laquelle elles doivent
être conformes sous peine d'être injustes : autrement il s'expose
au danger de se mettre sans motif en opposition avec ces lois
de madame de Slael , sans entendre rien affirmer sur la conversion de
son mari ( l'ancien gouverneur de Moscow ).
(1) MM. Dent/, et Dracb , l'un (ils et l'autre gendre du grand rabbin
de France, ont quitté le judaïsme pour l'Évangile.
(2) Histoire de la Littérature , par Frédéric de Schlegel. Conclusion.
(3) Deuxième édition , revue et considérablement augmentée. Un fort
volume in-8°. A la librairie catbo'.ique de Belin-Mandar, rue St.-André-
des-Arts , n° 55. Prix : 10 fr.
( »4i )
toujours respectables quand elles n'ont rien de contraire à la loi
de Dieu, ou de tromper, par une fausse condescendance, la
conscience du fidèle qui le consulte. D'un autre côte' , on ne peut
exiger du prêtre dont la vie est partagée par une multitude d'oc-
cupations diverses , et qui l'appellent de la prière aux jonctions
du ministère et de celles-ci à l'étude, on ne peut exiger de lui
qu'il recherche la connaissance de notre législation dans ces
compilations volumineuses, qui ne conviennent qu'aux hommes
chargés par état d interpréter les lois ou de les appliquer. Cette
étude serait pour lui aussi pénible qu'infructueuse, et pour
une chose utile qu'il pourrait rencontrer, il serait forcé de
perdre heaucoup de temps à des choses qui seraient pour lui
sans résultat. D'ailleurs la plupart des commentateurs n'ont
cherché qu'à expliquer le texte de la loi, sans la considérer dans
le rapport qu'elle doit avoir avec la loi morale , ou Lien cet
ohjet n'était pour eux que secondaire et accidentel. Aussi depuis
longtemps les ecclésiastiques formaient des vœux pour la pu-
blication d'un ouvrage où le Code civil fût commenté dans ses
rapports avec la théologie morale et la discipline de lEglise.
C'est ce désir que M. Gousset a voulu satisfaire, et nous croyons
que personne ne pouvait mieux que lui remplir ce but. Yersé
depuis long-temps dans l'étude de la théologie , doué de cette
patience qui fortifie l'esprit dans les recherches que cette étude
exige , et de cet esprit de discernement et de prudence qui en
garantit le succès, il a rendu un véritable service au clergé en
lui épargnant un travail fatigant et inutile. Egalement éloigné
et de cette sévérité minutieuse qui , en multipliant les obliga-
tions, rend plus difficile l'exercice du saint ministère, et de
cette molle facilité qui le rend plus dangereux, connu déjà
par des travaux antérieurs relatifs à la théologie (i), ainsi que
par la pureté de ses principes, M. Gousset, l'un des plus di-
gnes prêtres d'un clergé qui s'est toujours distingué par sa
piété et sa doctrine , offre toutes les garanties que l'on peut
désirer , et son nom est la plus sûre recommandation de son
ouvrage.
Quoique cet écrit s'adresse spécialement aux ecclésiastiques,
néanmoins, à le considérer sous le rapport des matières qui en
font le principal objet, il ne sera pas sans intérêt pour le ju-
risconsulte et le magistrat qui reconnaissent les droits de lE-
glise et les règles de la morale évangélique. Ce commentaire
(i) M. Gousset a donné une édition des Conférences cV Angers, et du
Jiiiuel de Toulon avec des notes. Ses travaux, sous ce rapport, ont éga-
lement mérité les succès qu'ils ont obtenus.
II. 19
( i4> )
peut aussi être la avec fruit par des personnes qui n'ont fait
aucune étude de la the'ologie ou du droit. C'est une explication
littérale des articles du code qui demandent des éclaircisse-
mens , accompagnée d'observations concernant la morale et la
discipline. Les termes techniques sont employés rarement , et
on en donne toujours la signification. Pour faire concevoir le
véritable sens d'un article, M. Gousset s'applique à bien dé-
terminer l'esprit de la loi , tantôt en rapprochant l'article en
question de ceux auxquels il se rapporte , tantôt en indiquant
les motifs qui paraissent avoir guidé le législateur , tantôt en-
fin en rapportant les axiomes de droit universellement reçus.
Insistant sur-tout sur les points où le droit civil se trouve
en contact avec le droit canon ou avec la morale , il fait remar-
quer les endroits où l'on doit distinguer entre le domaine de
la conscience et le domaine des tribunaux, entre l'obligation
naturelle et l'obligation purement civile. Quant à ce qui regarde
la jurisprudence, M. Gousset avertit qu'il a eu soin de ne rien
avancer qui ne reposât sur l'autorité des jurisconsultes les plus
recommandables , et qu'il s'est fait un devoir de les suivre
scrupuleusement en tout. Les ouvrages de MM. Toullier, Del-
vincourt et Rogron sont ceux dont il a le plus profité. L'idée
que nous venons de donner de cet ouvrage, dont nous annon-
çons la seconde édition , suffit pour expliquer l'empressement
avec lequel la première avait déjà été accueillie, non-seule-
ment par le clergé , mais aussi par les jurisconsultes chrétiens.
Car il y a, comme le remarque M. Toullier, une alliance réelle
et nécessaire entre le droit civil , la morale et la religion. C'est
de leur accord que dépendent la bonté des institutions d'un
état, la paix de la société et le bonheur de chacun de ses mem-
bres en particulier. E. Y.
( Le Correspondant y n° 34, tome II. )
DF LA PHILOSOPHIE
A la fin du XVIII6 siècle et au commencement du XIXe.
PREMIER ARTICLE.
Le spectacle des opinions humaines et des vicissitudes de
la pensée , quoiqu'on puisse nous dire pour nous le faire con
sidérer comme le développement naturel et légitime de notre
activité intellectuelle , a vraiment quelque chose d'un peu hu-
miliant pour notre orgueil.
( i43 )
Triste destinée de cette raison dont nous sommes si fiers!
Toujours inquiète et agite'e, dans ce mouvement et pour ainsi
dire dans ces oscillations perpétuelles , on la voit passer en un
instant de l'erreur en-deçà de la vérité' à l'erreur au-delà,
gravitant sans cesse vers l'invariable milieu, sans pouvoir s y
fixer jamais.
Au commencement de ce siècle , le mate'rialisme re'gnait
encore dans nos e'coles et dans nos acade'mies : sciences , légis-
lation , politique , il avait tout pe'ne'tre'. Nous aurons lieu ,
dans le cours de cette discussion, d'apprécier son influence
sur la socie'te' qu'il tenait asservie.
Vingt ans à peine e'coule's , nous commencions à nous re'jouir
du retour au spiritualisme, à ces hautes doctrines, allies na-
turels de la foi chrétienne ; et voilà que nous avons la dou-
leur de voir le but dépassé, incertains si nous ne devons pas
plus gémir aujourd'hui des écarts de la pensée , que naguère
de sa dégradation.
Un bien autre adversaire se trouve en effet aujourd'hui en
présence de la religion, et vient lui disputer la possession des
intelligences : je veux dire un rationalisme sans frein , pré-
sumant beaucoup trop des forces de la raison humaine , n'en
sachant pas calculer la juste portée , plein dans l'avenir des
plus chimériques projets , et dans l'indiscrétion de ses espé-
rances n'acceptant le présent que comme une transition né-
cessaire à cet avenir qu'il regarde déjà comme sa conquête.
Essentiellement intolérante et jalouse , la philosophie du
dix-huitième siècle avait tracé le cercle le plus étroit autour
de l'esprit humain. Rompant violemment avec l'histoire , avec
le passé tout entier , elle ne pouvait assez le calomnier , dans
limpuissance de l'anéantir.
Tout accepter , tout comprendre , tel est au contraire le mot
de ralliement de l'éclectisme , dans les voies larges où nous le
voyons s'avancer aujourd'hui. Faire le procès au passé, nous
dira-t-il comme on l'a fait au dix-huitième siècle, y songe-t-
on? Ce serait faire le procès à une partie de l'humanité :
même inconséquence serait à se montrer détracteur du présent.
Charmés d'abord de ce langage , si nouveau pour nous dans
la bouche de la philosophie, après l'avoir écoutée avec atten-
tion, nous ne pouvons nous défendre d'un sentiment de de-
tiance et d'une légitime inquiétude ; et plus est flatteuse cette
voix, qui vient, comme aux premiers jours, offrit à notre or-
gueil originel les fruits de l'arbre de la science du bien et du
mal, plus nous devons nous tenir en garde contre sa puissante
séduction.
( «44 )
Efforçons-nous , pendant qu'il en est temps encore , de rete-
nir les esprits sur celte pente rapide où l'éclectisme voudrait
les placer.
En tlie'orie, dégager la vérité et les principes qui se trou-
vent compromis au milieu de l'exage'ration des systèmes ,
pour les ramener à l'unité' d'une même doctrine. En pratique,
combattre de chimériques et dangereuses illusions dans l'ave-
nir 5 défendre le pre'sent, apprendre à en jouir, sinon avec sé-
curité, du moins avec reconnaissance , tel sera le résultat im-
portant que nous tâcherons de donner à cette discussion.
Obligés de rappeler du passe' ce qui est ne'cessaire pour
comprendre les doctrines du jour, nous voyons d'abord le
mate'rialisme se retirant peu a peu , et déjà pour nous dans le
lointain : avant de prendre tout-à-fait congé' de lui, il sera
bon de définir l'esprit philosophique qui l'a caractérisé; ce
sera là pour nous comme le point de de'part qui nous per-
mettra de juger quel espace nous avons parcouru.
Avant d'arriver jusqu'à nos jours , deux écoles viennent se
placer entre le matérialisme qui s'éteint , et le spiritualisme
qui reparaît, c'est-à-dire l'école écossaise, et le néo-condilla-
cisme de M. Laromiguière. Il faut montrer comment ces deux
écoles ont été la transition nécessaire du matérialisme au spi-
ritualisme; comment elles ont commencé à dépouiller l'esprit
philosophique du XVIIIe siècle, pour revêtir celui qui doit
appartenir à la science moderne.
Au moment où nous allons continuer notre marche nous
rencontrons comme une pierre d'achoppement, comme une
anomalie dans l'histoire, l'empirisme médical, qui veut se re-
mettre en scène comme puissance philosophique : force sera
bien pour nous de nous arrêter quelques instans pour lui
demander quels sont ses titres , et s'il en a de nouveaux à
produire, un peu plus valables que ceux que l'on a déjà récu-
sés tant de fois.
Cette digression terminée , la discussion se trouvera enfin
concentrée entre les deux écoles spiritualistes qui sont en pré-
sence de nos jours : lécole éclectique et l'école dite théo-
cratique.
L'éclectisme ! nous dit M. Cousin , je n'ignore pas que ce
nom seul soulève toutes les doctrines exclusives; mais faut-il
s'étonner qu'une opinion un peu nouvelle rencontre une si vive
résistance?
Distinguons ici dans l'éclectisme les différons points de vue
sous lesquels il peut être considéré.
L'éclectisme n'est-il qu'un procédé, qu'une méthode de l'es-
( i45)
prit clans l'investigation de la ve'rite' ? Sous ce point de vue ,
nous ne concevons pas quelle est cette perse'cution que l'éclec-
tisme peut redouter a titre de me'thode nouvelle. L'éclectisme
est certainement aussi ancien que la philosophie ; et je ne sa-
che pas de doctrine si exclusive qui ne soit force'e d'être plus
ou moins e'clectique , en ce sens qu'elle cherchera toujours
plus ou moins à profiter de l'expérience du passe' dans la
sphère de ses ide'es.
A ce compte , vive l'e'clectisme ! et quant à M. Cousin per-
sonnellement nous aimons à reconnaître en lui un e'clectique
vraiment digne de ce nom. Pour quiconque, en effet, a suhi
comme nous l'enseignement philosophique de l'empire (on
sait sur quelles grandes proportions il e'tait alors taille'), et
qui s'est vu proposer strictement le cours de son professeur
comme la somme totale de toutes les vérités philosophiques ;
pour celui-là , dis-je , c'est un spectacle curieux et qui fait
plaisir de voir M. Cousin avec son enseignement large et gé-
ne'reux, se pre'senter à nous, toutes ses e'ditions à la main, et
nous dire d'ahord : Lisez Platon , je vous en offre une traduc-
tion , fruit de hien des veilles : lisez aussi Descartes , en voici
une e'dition complète : je vous pre'pare aussi un Malebran-
che.... , ou plutôt ne vous hornez pas à une seule e'cole , mais
familiarisez-vous avec toutes. En attendant mieux voici une
e'dition du Manuel de la Philosophie de Tennemann : s'il est
un peu sec quelquefois, s'il ne domine pas toujours les systè-
mes avec assez de force et d'impartialité, c'est du moins un
catalogue bien complet, de tous les ouvrages, de toutes les
sources où peut puiser un amateur de la philosophie et de
1 antiquité'.
Grâces soient rendues à M. Cousin de se charger ainsi de
notre e'ducation philosophique! nous en avions grand besoin,
et tout en le combattant, nous aimerons plus d'une fois à re-
connaître que c'est lui qui nous aura mis aux mains les ar-
mes que nous emploierons pour l'attaquer.
Loin donc de nous soulever contre l'e'clectisme considéré
sous ce point de vue, nous nous efforcerons, au contraire,
d'en donner pour notre compte un véritable exemple; non
pas, à coup sûr, de cet éclectisme vague et indécis, variant à
l'infini les formes de sa vaste et indulgente admiration pour
l'erreur comme pour la vérité, du moment où cette erreur
suppose le développement de quelque vigueur intellectuelle^
mais de cet éclectisme qui revendiquant d'abord toutes les
saines idées comme son bien propre, patient, lorsqu'il le faut ,
à le dégager de tout alliage, tolérant d'ailleurs à l'égard de
( '46 )
tonte opinion livrée an flux et reflux de la pense'e Immaint' ,
se montre ensuite envers l'erreur, sous quelques auspices quelle
se produise, intole'raut comme la vérité' dont il prend en main
la cause ; et à l'égard de certaines hérésies qui , dans la doc-
trine nouvelle , se présentent sous la forme d'un rationalisme
légitime, immobile comme la foi chrétienne.
Maintenant l'éclectisme , outre qu'il est une méthode , n'as-
pire-t-il pas aussi à être un système philosophique? Si, sous
ce rapport , il n'est pas encore arrivé à son plein développe-
ment, à ses dernières conséquences, ne peut-on pas déjà les
entrevoir ? n'est-on pas fondé , comme nous le disions tout à
l'heure, à concevoir de légitimes inquiétudes? Par quel pres-
tige l'éclectisme , qui a toujours à la bouche les mots àefoi ,
de sens commun, de croyances générales , parvient-il, comme
nous le ferons voir, à faire triompher toute la licence de la
raison sur la base même qui consacre nos croyances religieu-
ses? Quel est donc le dernier mot de cette tolérance philoso-
phique , de cette prétention qu'il affecte de voir les choses
humaines sous le même point de vue que la Providence , et
de les juger avec le calme de l'éternelle justice; de ce haut
optimisme historique qui nous montre la vérité et l'erreur
comme purement relatives et jamais absolues; de ces apolo-
gies sonores de la victoire suivant lesquelles le présent a tou-
jours raison ; enfin de ce développement dramatique de l'hu-
manité dont chaque acte doit être représenté à son tour?
Le danger attaché à de pareilles doctrines s'augmente en-
core, comme nous le disions tout à l'heure, de toute la sé-
duction dont nous voyons ce système entouré par l'alliance
d'un beau talent et d'un beau caractère, par une conviction
puissante, par une entraînante ardeur, par la magie d'un style
qui joint la précision du langage métaphysique à la richesse
de la poésie, en un mot par toute la domination de la parole.
Au reste, quelque vive que notre position puisse paraître
à M. Cousin, nous espérons qu'elle lui paraîtra aussi toujours
consciencieuse.
M. Cousin est un homme entièrement dévoué à la science ,
et comme tel ayant droit, je ne dis pas à l'indulgence (il est
assez fort pour n'en n'avoir pas besoin), du moins à une jus-
tice toujours bienveillante , j'oserai même dire à la reconnais-
sance ; il inspire à la jeunesse le goût des fortes et sérieuses
études : c'est beaucoup au milieu du demi-savoir que le XVIIIe
sièle avait mis a la mode. N'est-ce donc rien aussi que celte
puissance de parole par laquelle il a été donné h cet éloquent
professeur de faire déserter en masse a la jeunesse nos tristes
( i47 )
écoles de mate'rialisme , et si non de l'élever à nne compréhen-
sion pleine d'un spiritualisme trop nouveau pour elle, du
moins de la captiver a une certaine harmonie pour laquelle
ces âmes tombées se souvenaient d'avoir e'te' cre'e'es.
Après avoir fait ainsi la part de 1 éclectisme, nous saurons
faire de même celle de la doctrine contraire, je veux dire de
l'école théologique. Bizarre destinée de cette école que ce soit
au milieu des ministres de cette religion dont elle a donné
une si haute et si magnifique apologie, qu'elle ait soulevé la
plus ardente opposition Nous oserons demander compte de
ces amers ressentimens contre le génie , et de ces intentions
persécutrices qui ne nous semblent devoir être réservées qu'à
l'erreur il y a véritablement plus de force d'esprit à recon-
naître , à proclamer ces belles supériorités intellectuelles,
qu'à s'irriter de cet esprit de domination qui les caractérise.
A la faiblesse commune , sans doute , conviennent les voies ti-
mides de persuasion , les précautions modestes dans 1 exposi-
tion de la vérité; mais au génie laissez son allure libre et na-
tive; laissez-le poursuivre sa mission à la manière dont-elle
lui a été marquée par la Providence , et tracer dans les ré-
gions de la pensée son inflexible géométrie, jaloux comme il
l'est d'entrer en vainqueur dans les intelligences subjuguées.
Seulement que notre admiration pour ses œuvres ne nous
fasse pas oublier qu'A la religion seule nous devons une
FOI SANS PARTAGE.
Le génie est pour l'humanité comme un de ces phares pla-
cés au milieu de l'étendue des mers, et projetant sur les flots
une immense clarté. A cette lueur, le navigateur évite les
écueils, se dirige au milieu des dangers et des naufrages, li-
bre toutefois ou d'aborder au fanal qui l'éclairé , ou de s'ar-
rêter en deçà, ou de passer outre, et de continuer à sillonner
les flots d'une course indépendante.
Il nous faudra bien du courage sans doute , dans l'exercice
de cette justice distributive, qui osera rendre à chacun ce qui
lui est dû, qui souvent pourra estimer les personnes tout en
combattant les doctrines. Système de médiation, qui n'est pas
à coup sûr le rôle de la faiblesse s'entremettant entre les deux
partis pour demander grâce des deux côtés : notre médiation,
en [effet , ne laissera pas de comporter une vive antipathie
de certaines prétentions exagérées dans les doctrines du jour :
mais système de modération et d'impartialité, qui est l'âme
du journal dont nous sommes fiers d'être l'organe, qui nous
est aussi cher que la vérité que nous défendons, et qui est
( '48 )
quelque chose de cette charité dont la religion nous fait à
tous un devoir. H. G. , agrégé de l'université.
( Le Correspondant , n° 35 , tome II. )
D£ L'ETAT RELIGIEUX ET MORAL DE LA GRÈCE.
SECOND ARTICLE (1).
<t Le caractère général des membres du bas clergé dans toute
la Grèce est l'ignorance et la pauvreté. La seule connaissance
qui leur soit nécessaire pour remplir leurs fonctions, est celle
de quelques mots de l'ancienne langue que l'on rencontre dans la
liturgie; et la seule chose que l'on exige pour leur conférer
les ordres est une légère redevance pour l'évêque de leur dio-
cèse. On leur permet de se marier, et même de se livrer au
commerce et aux autres occupations mondaines. Ils ne peu-
vent jamais espérer de s'élever au-dessus de 1 humble sphère des
proto-papas , depuis que toutes les hautes dignités religieuses
sont réservées pour les membres des ordres monastiques. Ces
corps puissans , qui existent dans l'église d'Orient depuis les
temps les plus reculés, ont exercé l'influence la plus notable
sur le caractère national des Grecs. La sainteté ayant toujours
été considérée comme étroitement unie au célibat, les moi-
nes ont acquis de bonne heure un ascendant extraordinaire ,
sous le règne des Empereurs théologiens qui occupaient le
trône de Bysance (2) ; et comme ce sentiment est commun à
presque tous les Orientaux , les Ottomans , depuis l'époque de
la conquête , ont toujours professé le plus grand respect pour
les demeures saintes des caloyers. Même dans le cours de la
révolution actuelle , il est bien connu que les troupes musul-
manes ont épargné, comme sacré, un monastère du mont Hé-
licon , où ils avaient auparavant coutume de trouver un asyle.
» Les couvens des moines sont incontestablement de tous les
édifices de la Grèce les plus beaux et les plus somptueux. Us
sont toujours placés sur des lieux élevés et au centre des pays
(1) Voir ci-dessus, p. 88.
(2) Le célibat est une des conditions exigées pour être élevé à la
prélature. C'est aussi pour cela que les moines sont préférés aux mem-
bres du clergé séculier, qui généralement sont engagés dans les liens
du mariage.
( i49 )
les plus productifs. Après la ruine de Constantinople , ils ser-
virent de de'pôt à toutes les sciences qui avaient surve'cu à la
chute de cette capitale , et c'est de là que sont sortis , dans les
temps modernes , la plupart des évêques et des patriarches de
l'église grecque. Les moines qui les habitent sont tous de l'or-
dre de Saint-Basile , et sont divises en deux classes, les caloyers
ou prêtres , et les frères lais. Les occupations des premiers sont
entièrement spirituelles. Chaque jour dans le carême, ils réci-
tent le psautier tout entier , en disant une seule fois le Gloria
Patri , et en faisant toujours trois métaries après la lecture de
quatre psaumes , et quatre métaries après la lecture de dix
psaumes. Une me'tarie consiste à se prosterner et à baiser la
terre trois fois, ce qui doit être renouvelé' jusqu'à trois cents
fois dans l'espace de vingt-quatre heures. Les deux premières
heures de la nuit et les deux heures après minuit sont consa-
cre'es à cette occupation; matines commence a quatre heures du,
matin, et dure jusqu'après le lever du soleil. La cêle'hration de
cette fastidieuse liturgie est suivie de la lecture de la vie des
Saints ou des Pères du désert; on re'cite ensuite neuf hymnes ,
six en l'honneur de la Sainte-Vierge , et trois en l'honneur du
saint tute'laire du lieu ou du jour. Néanmoins , durant les inter-
valles qui séparent les jeûnes nombreux de l'Eglise , les devoirs
des caloyers admettent beaucoup de relâche , et nous sommes
même portés à croire que , dans le sein des monsatères , les
fêtes ne sont célébrées ni avec froideur ni avec indifférence.
)> Les soins domestiques du couvent et les autres occupations
mondaines sont confiés aux frères lais, qui gardent les trou-
peaux, cultivent du blé, de la vigne et des oliviers, font les
récoltes , et en vendent les produits pour soulager les besoins
de leurs frères spirituels , et épargner à ces derniers , autant
que possible, le contact de tout ce qui les rapprocherait de
la terre.
» Le principal revenu des moines reposait sur la possession
de quelques immeubles attachés par fondation à leurs établis-
semens, et sur les legs et contributions provenant de la partie
la plus riche de leurs compatriotes. Ces établissemens étaient
néanmoins si peu à leur aise que le gouvernement turc ne pou-
vait lever un tribut de plus de iooo dollars par mois ou de
25oo livres sterling par an sur les vingt monastères du mont
Athos qui passaient ordinairement pour être si riches. Le ré-
sultat naturel de cette pauvreté, loin d'encourager la pureté
de l'ordre , ne servait qu'à le corrompre ; et c'est à cctle cause ,
en grande partie , que l'on doit attribuer les fraudes et les dé-
II. 20
( i5o )
ceptions qui , dans les pays de plaine , e'taient pour les moines
une source d'avantages extraordinaires. Si bien que , d'après
quelques-uns de leurs historiens, le produit de la vente et de
l'exposition de leurs reliques de saints et des restes de la vraie
croix a surpasse' , en maintes circonstances , le tribut qu'ils
oayaient aux Turcs. L'ascendant qu'ils étaient arrive's à obte-
nir sur le peuple e'tait tel que rien ne pouvait être fait sans
leur participation. 11 n'y avait pas de crime si énorme qui ne
pût être efface' par l'absolution. Aussi les brigands ne man-
quaient point de suspendre en ex volo une partie de leuis dé-
pouilles dans la chapelle des couvens, et lorsque les pirates
mettaient à la voile pour leurs sanglantes expéditions , ils par-
taient toujours accompagne's des bénédictions des caloyers.
» Un autre caractère peu honorable des corps religieux en
Grèce e'tait leur opposition ouverte au clergé séculier. Ce der-
nier, par différentes causes, et sur-tout par sa renonciation au
célibat , s'était tout-à-fait identifié avec le peuple. Le cercle
étroit où les papas grecs resserraient leur ambition , leur ap-
prenait a rechercher le bonheur au milieu de ceux dont ils
étaient les pasteurs. Us étaient devenus ainsi les compagnons ,
les amis et les conseillers des fidèles. Il serait difficile de se
figurer par combien de liens religieux et domestiques ils étaient
unis à leurs concitoyens. Les moines, au contraire, placés hors
de la sphère de tous les soins d'ici-bas , peu soucieux de tout ce
qui re regardait pas l'intérêt de leurs couvens ou de leur avan-
cement dans les dignités ecclésiastiques, n'avaient rien de com-
mun avec le reste de la nation que le sol sur lequel ils vivaient.
L'esprit de ces deux classes était, par conséquent tout-à-fait
opposé ; et tandis que , par leurs fonctions et leurs moyens
d'existence, les papas avaient si peu de part à l'influence et aux
richesses des moines, ceux-ci, dans leurs courses mendiantes,
ne manquaient jamais d'empiéter sur le domaine des premiers.
Naturellement iJs étaient soutenus par les évêques. Aussi , dans
certaines localités ils avaient réussi à supplanter les papas, et
même dans quelques unes ils avaient été jusqu'à les faire chas-
ser par des soldats turcs.
» Le clergé séculier était loin cependant de mériter, en gé-
néral , les éloges que nous venons de lui donner ; la conduite
de ses membres n'était irréprochable et pleine de gravité que
dans les cantons reculés et livrés à l'agriculture. Mais dans les
villes et sur les côtes, ils étaient plongés dans le même degré
de corruption que les moines : là , les uns comme les autres ,
étaient les protecteurs du vice et les soutiens de la superstition.
» Le lecteur , d'après ce rapide aperçu , se formera facile-
( t5i )
ment une idée des effets politiques et moraux du clergé sur le
caractère des Grecs modernes. On aurait pu espérer de voir le
sacerdoce exercer , par son influence et son pouvoir civil , des
effets avantageux sur un peuple aussi à plaindre ; mais les Turcs
qui savaient à quoi s'en tenir , manquaient rarement de tra-
verser les efforts et l'intervention des prélats. Le patriarche
n'était entre les mains du divan qu'une sorte de mannequin
paré dont il amusait la vanité de la nation ; et les évêques ,
dans leurs juridictions respectives , loin de s'interposer entre
les oppresseurs et leurs victimes , n'étaient souvent que les
agens corrompus de la tyrannie. Eux seuls composaient toute
l'aristocratie du pays , à moins qu'on en excepte les ordres ano-
blis des phanariotes dans la capitale. Aussi l'influence de leur
exemple partant de si haut ne manquait pas de faire une pro-
fonde impression sur le peuple. Quel que fut le caractère du
prélat, son caractère sacré l'entourait de la plus grande véné-
ration. La masse du peuple grec, endoctrinée par les traditions
et les impostures des caloyers , était la dupe de ces derniers ,
et se montrait superstitieuse au plus haut degré. C'est même
une particularité frappante , que ce caractère de fanatisme re-
ligieux si commun parmi les communions réformées de l'O-
rient, soit presque inconnu parmi celles de la partie occidentale
de l'Europe.
» Quant à la condition morale des chrétiens de la Valachie,
elle est telle que leur dégradation politique nous conduirait à
le supposer. Dans leur capitale, la corruption des mœurs est,
dit-on, universelle; et l'insignifiance ou plutôt l'absence d'une
classe moyenne rend la chose très-croyable. Si , d'un autre côté,
comme on nous l'assure , de grands criminels se rencontrent
rarement parmi eux , cela est dû , selon toute apparence , au
défaut d'énergie produit par l'habitude d'un esclavage qui dé-
truit jusqu'au courage nécessaire pour commettre le crime.
Mais comme il serait absurde d'attribuer entièrement l'abru-
tissement moral de ce peuple aux vices de son système reli-
gieux , il serait également erroné de nier l'union de ces vices
avec cet abrutissement. Quelque pure qu'ait pu être sa croyance
à l'origine , il était impossible qu'il endurât si longtemps le des-
potisme qui l'accable , sans que son caractère ne se détériorât
beaucoup, et sans que ce caractère, par une réaction inévita-
ble, ne fît rejaillir ses souillures sur la religion. Cet effet pou-
vait se manifester sans toucher peut-être à l'orthodoxie de la
Coi et à sa partie spéculative (car ces choses, malgré leur im-
portance intrinsèque, ne sont que faiblement et indirectement
influencées par la condition morale de ceux qui les professent | ,
( i52 )
mais, d'un autre côté, une religion qui avait ainsi souffert les
atteintes de la dégradation du peuple ne pouvait manquer d'ou-
vrir de nouvelles voies de corruption , et de verser un nouveau
poison dans les blessures qui originairement lui avaient inoculé
le mal à elle-même. Ainsi donc, puisqu'à mesure que nous
sommes descendus, jusqu'au dernier degré de la dégradation
présente , nous avons vu la morale et la religion exercer l'une
sur l'autre une funeste influence , nous sommes autorisés à
penser qu'une amélioration durable dans la première , ne peut
avoir lieu sans être précédée ou suivie d'une réforme pratique
dans la seconde.
» Au reste , une religion qui substitue les cérémonies exté-
rieures aux dispositions du cœur , et soumet la rémission des
pécliés à un tarif d'argent a la place des prières , ne pouvait
manquer de produire chez les Grecs les plus pernicieux effets.
Dans les classes inférieures, si l'on en excepte les agriculteurs
qui possèdent du moins des vertus passives, le vice se modifie
continuellement par des particularités de caractère ou des ac-
cidens de situation ; mais dans les classes plus élevées parmi
les habitans des grandes villes, les marins et les commerçans,
l'on peut faire à chaque instant l'application des reproches jour-
nellement adressés au caractère national. Cest à ces derniers
surtout que l'on doit attribuer les crimes prémédités qui ont
souillé la révolution grecque. Jamais les excès de la piraterie
n'auraient étendu leurs ravages avec autant d'audace, sans la
connaissance et l'appui de plusieurs des hommes qui étaient à
la tête de la république. Aussi n est-ce point un secret dans le
Levant que beaucoup d'entre eux ont continué à profiter de la
licence qui semblait pour un temps permise à chacun, et que,
pour eux , les dépouilles de leurs protecteurs et de leurs alliés
sont encore un sujet de joie. La vérité de cette accusation est
suffisamment prouvée par la facilité avec laquelle la piraterie
a été supprimée par les Grecs eux-mêmes, dès que l'intérêt de
leur gouvernement leur eu a fait une loi. »
( Le Correspondant, n° 35, tome II. )
( i53 )
Ï.AVATER JESUITE.
Un de nos correspondans nous adresse un hymne du célèbre
Lavater , auteur des Essais Physiognomoniques , et premier
pasteur du temple protestant de Saint-Pierre à Zurich. Cet
hymne nous a paru curieux, et, ce qui ne lest guère moins,
c est cpie nous en devons la connaissance au comte de Mirabeau
(l'orateur de rassemblée constituante). La traduction suivante
est de lui; nous la transcrivons fidèlement, imprimant en ita-
liques les phrases qu'il a lui-même marque'es de ce genre de
caractères. La pièce originale porte pour titre : Empjindungen
eines Protestantcn in einer Katholischen Kirche. Mirabeau en a
donne' le texte, en regard de sa traduction , dans son pamphlet
sur la réforme politique des juifs, Londres 1787. Ecoutons
maintenant le pasteur de Zurich ; et peut-être ne s'étonnera-t-
on plus qu'il ait e'te' traite' de Jésuite au-delà du Rhin. Calvin,
certes , l'aurait fait brûler.
Sentimens d'un prolestant dans une Eglise catholique.
Celui-là ne te connaît pas, ô Je'sus -Christ ! qui déshonore
même ton ombre ! J'honore toute chose où je trouve l'inten-
tion de t'honorer. Fussent des fables , des impostures , qui ser-
vent à me vexer et à m affliger , je les aimerai à cause de loi,
je les aimerai pourvu que j'y trouve la moindre chose qui me
[fasse souvenir de loi!
Que vois-je donc ici? qu'entends-je en ces lieux? rien sous
ces voûtes majestueuses et profondes , rien ne me parle-t-il de
toi? cette croix, cette image dorée de mon Dieu , n'est-elle pas
faite pour t honorer? l'encensoir qu'on agite autour du prêtre,
le Gloria chanté en chœurs , la lueur paisible de la lampe per-
pétuelle , ces cierges , tout enfin se fait pour toi !
Pourquoi élèvet-on l'hostie , si ce n'est pour te louer , ô Jé-
sus-Christ, mort pour l'amour de nous? c'est parce qu'elle
n'est plus, et que tu es elle que l'Eglise croyante plie le genou.
C'est en ton honneur, Jésus-Christ, de toi seul , que cette troupe
denfans instruits de bonne heure fait le signe de la croix , que
leurs lèvres et leurs langues chantent tes louanges , et que
cette troupe se frappe par trois fois la poitrine de ses petites
mains.
C'est pour l'amour de toi, ô Jésus-Christ, que l'on baise la
( '54 )
place qui porta ton sang adoré; pour toi l'enfant tîe chœur
sonne la cloche , pour toi le sacristain fait ce qu'il fait. Les
richesses rassemblées des pays lointains , la magnificence des
chasubles , Voripeau dont on orne ta mère et les fausses perles
quelle a au cou , tout cela se rapporte à toi seul.
Pourquoi les murailles et le maître -autel de marbre sont-ils
tapissés de verdure, le jour du Saint- Sacrement p à qui fait-on
un chemin de fleurs? pour qui ces bannières brode'es en or?
quand les Ave Maria retentissent , n'est-ce pas pour toi? les
matines , les vêpres , primes et nones ne te sont-elles pas con-
sacrées ?
Ces cloches dans mille clochers , achete'es de l'or de villes
entières , ces cloches baptisées solennellement ajin d'écarter le
tonnerre , ne portent-elles pas ton image fondue dans le même
moule p n'est-ce pas pour toi que retentit le son religieux des
cloches qui nous appellent ou au travail , ou à la prière.
Cest sous ta protection , ô Jésus-Christ ! que se met tout
homme qui aime la solitude , celui qui croit en toi , et qui
aime la chasteté et la pauvreté. Sans toi les ordres de saint
JSenoît et de saint Bernard n'auraient point été fondés ! de toi
la clôture et le cloître , la tonsure , le bréviaire et le chapelet
rendent témoignage , et pour qui , pour qui , est le silence du
docteur , si ce nest pour ta gloire P
O volupté , Jésus-Christ ! pour ton disciple , même là où la
simplicité manque et fuit, de voir les marques de ton doigt,
là où l'œil du monde ne les voit pas P 6 joie ineffable des âmes
qui te sont dévouées de voir dans toutes les grottes sur chaque
rocher , à chaque crucifix planté sur les collines et sur les
grands chemins , de voir ton sceau ( quelque usé que soit le
sceau) et celui de ton amour.
Qui ne se réjouira pas des honneurs dont tu es le but et
l'âme ? qui ne versera pas des larmes en entendant dire : « sois
loué Jésus-Christ! » ô l'hypocrite , qui connaît le nom de Jésus-
Christ et ne répond pas avec joie : amen ; qui , la charité frater-
nelle dans les yeux , ne dit pas avec un ravissement intérieur ;
Jésus soit béni dans l'éternité ! dans l'éternité !
( Le Correspondant , n° 35 , tome IL. )
( '55 )
rs Z.A PHILOSOPHIE
A la fin du XVIll* siècle et au commencement du XIXe.
DEUXIÈME ARTICLE (1).
Considérations générales sur le XVI110 siècle.
Une e'poqne ne s'explique et ne se connaît jamais entière-
ment par elle-même : pour la bien comprendre, on est tou-
jours oblige' d interroger celle qui a pre'ce'de'. Nous voulons
e'tudier la philosophie au XIX siècle : pour le faire arec quel-
que fruit, nous sommes obliges de remonter au .XVIIIe , et de
nous y arrêter quelque temps.
Il est pe'nible, au reste, d'avoir à parler du XVIII' siècle;
il s'y rattacbe en effet tant d'inte'rêts contraires , encore en
pre'sence aujourd'bui : ce siècle peut être conside're sous tant
de points de vue divers qui font concevoir d'un côte' le culte
que lui ont voue' ses admirateurs , comme aussi de l'autre , les
exagc'rations des regrets , et de la douleur : ce sujet enfin ,
pour parler le langage de Montaigne, est si ondoyant et si di-
vers, que le juge calme et impartial, de'gagé de toute passion
et de tout inte'rét sachant reconnaître le bien tout en signalant
le mal , se trouve dans une position doublement fausse. Le
moindre essai d apologie, paraissant aux uns, de notre part,
une de'fection et une apostasie , languira d'un autre côte' devant
l'enthousiasme des partisans de cette e'poque ; et , si nous blâ-
mons, si nous flétrissons quelque chose, ce blâme, en scanda-
lisant les ide'es nouvelles , ne satisfera certainement pas aux
ressentimens implacables des vaincus.
Après tout , a quoi bon ces regrets obstine's du passe' , qui ,
sans rappeler des temps qui ne sont plus, nous isolent dans le
pre'sent, et peuvent compromettre l'avenir?
Oui, sans doute, le XVIII siècle est bien coupable; mais
c'est par cette raison même qu'il devient inutile de charger sa
mémoire des crimes imaginaires. Bornons-nous à le compren-
dre , et n'oublions pas que , si le délit semble avoir de'passe' les
limites du mal, la justice a aussi de'passe' les limites connues
du châtiment.
(r) Voir ci-dessus, p. i4a.
( i56 )
Un des plus vifs griefs allégués contre la philosophie du
XVIIIe siècle n'est pas seulement d'avoir enfante' par ses doc-
trines toutes les horreurs de notre révolution , c'est de les avoir
froidement calcule'es , de les avoir voulues de gaîte' de cœur.
Franchement, de telles intentions suppose'es à la philosophie
du XVIIIe siècle nous semblent peu fondées en raison; nous
dirons même quelles sont au-dessus de la perversité humaine,
et que c'est véritablement faire aux philosophes de cette épo-
que les honneurs d'un stoïcisme dans le crime , qui dgpasse de
beaucoup les proportions de notre nature.
Qu'on nous montre , ce qui est exact , la même liaison entre
la philosophie du XVIII siècle et la révolution française,
qu'entre la cause et l'etfet; qu'on nous représente Robespierre
et Marat comme chargés de tirer les dernières conséquences
du Contrat social : oui , sans doute ; mais de ce que ces désas-
tres ont été la conséquence nécessaire de la philosophie du
siècle précédent, s'ensuit il que cette philosophie ait voulu,
qu'elle ait seulement prévu ces désastres?
L'auteur de la Littérature au XVIIIe siècle a dit , en parlant
de Voltaire : « Lui-même , dans un de ses romans , nous a
» donné une juste idée de sa philosophie ; Babouc , chargé
j) d'examiner les mœurs et les institutions de Persépolis , se
» moque de tous les ridicules , attaque tout avec une liberté
» frondeuse; mais, lorsqu'ensuite il songe que de son juge-
» ment définitif peut résulter la ruine de Persépolis, il trouve
» à tout des avantages qu'il n'avait pas aperçus : Tel fut Vol-
» taire (i). »
Tel eût été aussi le XVIIIe siècle s'il eût pu prévoir les con-
séquences de ses doctrines ; mais , destiné à être instrument de
la peine et victime tout à la fois, il ne devait rien prévoir,
car il aurait reculé : or, il fallait que l'esprit humain pour-
suivit sa marche, que la justice eût son cours : il fallait que
tout fût consommé.
On sourit en voyant Montesquieu , cette âme profondément
douce et pure , toutefois pleine de poésie et d'exaltation , toute
judicieuse quelle était, s'échauiïant, dans le calme du cabi-
net, sur le caractère de Sylla, mettre dans la bouche de son
héros ces solennelles et terribles paroles :
« Les dieux, qui ont donné à la plupart des hommes une
» lâche ambition , ont attaché à la liberté presque autant de
» malheurs qu'à la servitude : mais quelque doive être le prix
» de cette noble liberté, il faut bien le payer aux dieux. »
(i) De la Littérature française au XFIlIe siècle, p. j5.
( i57 )
« La mer englontit des vaisseaux ; elle submerge des pays
» entiers ; elle est pourtant utile aux humains.
» La postérité jugera ce que Rome n'a pas encore osé exa-
» miner : elle trouvera peut être que je n'ai pas versé assez
» de sang ; et que tous les partisans de Mari us n'ont pas été
» proscrits. »
On admire ce caractère idéal de force et de grandeur , et ce
sublime de férocité, comme on admire les héros de Corneille.
Mais, a coup sûr, aucun philosophe du dix-huitième siècle
n'a pu dire, pour le triomphe des idées nouvelles et de la li-
berté civile et religieuse, il faut que cent mille têtes tombent
sous la hache des bourreaux; il faut que, pendant dix années,
la France soit baignée dans son sang -, il faut qu'elle aille ré-
pandre dans les camps et dans les horreurs des guerres civiles
celui qu'elle n'aura pas versé sur les échafauds , il faut qu'épuisée
de sang et de larmes , elle expie par dix années du plus rude
esclavage, les désordres de dix années d'anarchie...., et sur-tout
aucun des instrumens actifs de la révolution , aucun des élo-
quens orateurs , des savans illustres qu'elle a moissonnés sans
pitié , n'a jamais pu dire : Il faut que je fasse nombre parmi
les victimes.
N'oublions pas qu'au milieu même de notre révolution, lors-
que la destruction était la plus active , lorsque tout s'écroulait de
toute part, le trône, les autels, les institutions, les lois, on
n'a jamais eu l'intention de détruire ; on voulait toujours re-
construire , toujours sauver, toujours diriger. En preuve de ce
que nous avançons , il suffit de se rappeler les noms de Consti-
tuante , de Comité de salut public , de Directoire : éternelle et
sanglante épigramme que ces trop fameuses assemblées ont el-
les-mêmes attachée à leur souvenir?
La seconde accusation contre la philosophie du dix-huitième
siècle consiste à lui imputer à elle seule ses doctrines, en l'i-
solant du passé; et pour rendre l'accusation spécieuse, voici a
quelle ruse d'exposition on a recours.
Il est bien évident, nous dit-on, que c'est du dix-huitième
siècle et de ses faux docteurs que nous vient tout le mal : re-
montez en effet au dix-septième siècle : quel spectacle noble
et imposant!., l'alliance de toutes les gloires sous l'influence
tutélaire du trône et de la religion ! et aussitôt nouvelles ini-
pi'écations contre la philosophie du dix-huitième siècle : le
souvenir de tout le mal dont on la suppose l'auteur , s'aggra-
vant encore des regrets de tout le bien qu'elle a détruit.
J'en conviens , le siècle de Louis XIV précédant le dix-
II. 21
( i58 )
huitième siècle , s'oflrant à nous avec sa philosophie nohle et
recueillie , faisant entendre cet imposant concert d hommages
rendus par le ge'nie à la majesté' du prince comme à la sain-
teté' de la religion , ce siècle , dis-je , a dû être naturellement
la source de beaucoup de raisonnemens injustes et passionne's
sur celui cpii l'a suivi, parce qu'il limite en apparence, et
semble rendre superflue toute recherche ultérieure sur les cau-
ses de cette grande catastrophe qui vient d ébranler notre so-
cie'te' jusque dans ses derniers fondemens.
Toutefois il est incontestable que le seizième siècle a pre'ce'de'
le dix-septième ; or le seizième siècle a e'te' en Europe le siècle
libre-penseur par excellence. En faisant la revue de ses e'eri-
vains , on est e'tonne' de l'audace et de la te'me'rite' de la pense'e
qui se manifeste de'jà, ou sous la forme du doute, ou sous le
voile de l'allégorie. Où trouver un censeur plus malin et plus
caustique de tous les pre'juge's, un plus impassible douteur que
Montaigne : si ce n'est ce Bayle qui, sous le règne de Louis XIV ,
alla parmi les re'fugie's protestans continuer , dans le silence ,
l'œuvre du seizième siècle pour les philosophes du dix-huitiè-
me ? Où l'esprit novateur en e'ducation , en inorale, en politi-
que , en législation , se montre t-il avec plus d'incontinence que
sous les bouffonneries pleines de sens de Rabelais, et les gro-
tesques figures de son livre ?
Nous voyons donc de'jà le XVIIIe siècle dans le XVIe, vague
et inde'cis il est vrai , mais cependant impossible a méconnaî-
tre. Il n'en diffère qu'en ce point, qu'au XVIe siècle la litté-
rature n'est pas encore une puissance dans l'état, qu'elle n'est
qu'un art et un amusement pour les oisifs , duquel l'autorité'
ne soupçonne pas encore tout le sérieux; que la littérature ,
d'ailleurs, enhardie sur tout autre point, n'a pu dépouiller
encore le respect d'babitude pour l'autorité' : ainsi dans l'ordre
politique, même au commencement du XVIIe siècle, les dés-
ordres et l'insubordination turbulente de la Fronde venaient
encore expirer aux pieds du trône,
Arrive's à ce point , la question s'e'claircit singulièrement : les
rapports du XVIIIe siècle et du XVIe sont reconnus : la révolu-
tion politique de ces derniers temps n'est plus évidemment que
le contrecoup de la révolution religieuse qui la précédée : le
XVII siècle n'est plus à nos yeux qu'un point d'arrêt où l'es-
prit humain déjà plein d'une force turbulente, niais obligé de
se reposer des agitations du siècle pre'ce'dent , frappe' peut-être
aussi d'un saisissement involontaire à l'aspect d'un Souverain
cligne de ce nom , s'incline avec respect devant le génie de
and , .seir.hlr* un instant revenir sur lui-même , ou se
( i59 )
méprendre sur la route qu'il e'tait déjà condamne à suivre dans
les vues de la Providence : heureuse erreur à laquelle nous
devons le plus beau siècle de notre histoire!
Continuerons-nous maintenant de remonter indéfiniment des
effets aux causes? de nous demander quelles ont e'te' les causes
premières de la re'forme , et de cette re'volution à la fois reli-
gieuse et politique qui, dans l'espace de trois siècles, a e'branlé
toute l'Europe? nous n'avons ici ni le temps ni le courage
d'exhumer les torts de la royauté' ou du sacerdoce, s'ils ont pu
faillir quelquefois. Assez d'autres d'ailleurs nous ont dispensé
de ce soin par la fide'lite' malveillante avec laquelle ils s'en
sont acquitte's : de'tournant donc les yeux de la scène de l'his-
toire , nous aimons mieux en finissant établir quelques prin-
cipes d'une facile application.
Or, je le demande, que pourrions-nous re'pondre à quelqu'un
de nos modernes doctrinaires, qui las de nos continuelles ac-
cusations contre cette re'volution dont nous nous plaignons d'a-
voir e'te' les victimes, de'daignant d'entrer dans une discussion
injurieuse des faits, se contenterait de nous adresser cette courte
et sententieuse harangue :
« Selon la loi invariable de la Providence dans le gouver-
>> nemeut de ce monde, de même que tout délit entraîne après
» lui son châtiment, tout châtiment suppose nécessairement
» un délit.
» Il y a plus , tout oubli des principes , toute divagation de
» l'esprit humain n'existe qu'à la condition d'une corruption
» antérieure dans le pouvoir, d'une déviation des anciennes
» voies : soit que le pouvoir ait été frappé d'impéritie , soit
» qu'il ait cherché à mettre opposition au développement né-
» cessaire de la raison humaine, la comprimant au lieu de la
» diriger.
» Or, ces grandes crises dites révolutions, dans lesquelles
» on voit succéder aux abus du pouvoir, l'anarchie qui em-
» porte ou guérit, ne sont autre chose que le développement
» régulier d'un châtiment toujours imputable dans sa cause
» première au pouvoir qui en est aussi la première victime.
>. Aussi est-il plus sage de profiter du passé que de le mau-
>. dire : ce sont de ces cruelles épreuves endurées pendant la
» tourmente de l'anarchie que se compose l'expérience et la
» vertu des nations.
y> Ajoutons que s'irriter contre le passé , c'est s'irriter contre
» le châtiment : c'est s'irriter contre la main qui châtie ; c'est
» méconnaître sa faute : c'est méconnaître la justice divine :
» c'est la provoquer de nouveau. »
( i6o )
Ces vérités sont se'vères sans doute : toutefois souhaitons au
pouvoir le courage de les entendre , aux amis du pouvoir le
courage de les proclamer.
Il y a peu de me'rite dans l'accomplissement d'un tel devoir,
lorsqu'au pouvoir qui pre'cipitait la chose puhlique , a succe'dé
enfin comme de nos jours un pouvoir réparateur. En effet, en
condamnant le passé, c'est faire un éloge indirect du présent....,
mais c'est lorsque le pouvoir s'oublie et se méconnaît lui-même
qu'il faudrait faire retentir à ses oreilles les rudes enseigne-
mens de l'histoire : c'est alors qu'il faudrait lui rappeler, que
c'est lui qui produit les mérites et les démérites des peuples
confiés à sa garde : responsabilité solennelle et terrible qui
fait tout à la fois la grandeur et les périls de la souveraineté
sur la terre.
Au reste , si nous sommes obligés de reconnaître que le
XVIIIe siècle a été le fléau dont Dieu s'est servi pour nous
châtier, à ce titre , je crois , on ne saurait nous forcer d'aimer
et de bénir sa mémoire.
J'ai cru, en outre, devoir établir, au commencement de cet
article , que les doctrines développées par le XVIII siècle ne
lui sont pas imputables à lui seul : toutefois, son crime, pour
avoir eu quelque chose d' 'originel , n'en est pas moins un crime;
et, en le définissant pour ce qu'il est, je ne prétends diminuer
en rien l'horreur qu il doit inspirer : on pourra s'en convain-
cre dans notre prochain article, on, tâchant de donner une
idée générale de l'esprit philosophique de cette époque , nous
n'omettrons, à coup sûr, aucun des chefs particuliers d'accu-
sation qui pèsent sur sa mémoire. H. G.
( Le Correspondant , n° 37 , tome II. )
IDÉE 3>ES MŒURS
De la Corse , et de V influence que la Religion y exerce.
Nous empruntons à la Revue de Paris un récit qui donnera à
nos lecteurs une idée des mœurs de la Corse et de l'influence que
la religion et le clergé exercent encore sur l'âme fière et vindica-
tive de ses habitans. Quoique l'historien ( si c'est une histoire )
n'ait pas compris toute la sublimité de la scène qu'il raconte, et
en ait affaibli l'effet par des plaisanteries qui ne sont pas de très-
bon goût , il a su cependant lui donner un grand effet dramatique.
( i6i )
« Il pouvait être Luit heures du matin quand nous entrâmes dans
les bureaux de la préfecture à Ajaccio. Une réunion assez nom-
breuse y était déjà assemblée : nous en jugeâmes ainsi par le nom-
bre d'escopettes qui garnissaient l'antichambre , et qu'une consigne
sévère avait chassées du salon. Jen comptai bien une vingtaine ,
dont la plus pacifique avait au moins expédié son gendarme. Nous
entrâmes enfin pour nous trouver en face d'une vingtaine de pay-
sans corses à bonnets pointus , la giberne à la ceinture , le pistolet
sur la cuisse gauche, et le poignard dans la poche du gilet. Em-
barrassé de deviner sur ces figures de Corses , qui ne vous livrent
rien, l'affaire qui les amenait, j'examinai leur contenance. Ils étaient
séparés en deux groupes qui , tout en échangeant ensemble quel-
ques paroles un peu vives , semblaient mettre un grand soin à ne
pas se mêler. Le personnage principal d'un de ces groupes me
frappa : c'était une de ces figures comme on n'en voit plus qu'à
la montagne , un de ces Corses des vieux temps , rude comme son
sayon de peau de chèvre , et presque tanné comme elle par la pluie
et le soleil ; Corse du reste envers et contre tout , et continuant
aux Français la haine que ses ancêtres avaient voué aux Génois.
Il portait une longue barbe rude et noire , qui formait un contraste
frappant avec quelques mèches de cheveux gris aplatis par la bor-
reta pintuta. Sa figure , sombre et dure , où la chair semblait
être fondue pour ne laisser voir qu'un amalgame durci d'os et de
nerfs tendus jusqu'à se rompre , n'exprimait qu'une sorte de rési-
gnation soupçonneuse. De temps en temps , quand son œil s'arrê-
tait sur l'autre groupe , un éclair sortait encore de cet œil éteint ,
et sa main droite , avec un mouvement convulsif , semblait cher-
cher quelque chose dans son sein ; mais ce mouvement presque ma-
chinal était sans doute un reste d'ancienne habitude , et personne
ne semblait y faire attention que moi.
» Entre les deux groupes un autre personnage me frappa bien-
tôt : c'était un prêtre italien , missionnaire ambulant , dont les
tournées apostoliques n'avaient pu altérer le séraphique embonpoint.
Ce digne homme , dont chacun au reste reconnaissait l'utile in-
fluence et la charité toute chrétienne , venait de parcourir l'inté-
rieur de l'île. On ne pouvait compter , disait-on , le nombre des
familles qu'il avait réconciliées, de vendette qu'il avait éteintes,
de trêves qu'il avait fait conclure ; jamais missionnaires chrétiens ,
au milieu des sauvages tribus de l'Amérique , n'avaient opère' au-
tant de merveilles. Aussi , en contemplant ce front serein , cette
face rebondie , si bien faite pour prêcher la paix , dont elle était
la plus vivante image, je devinai sur-le-champ ce qui l'avait amené.
P'aillcurs une sorte d'autel improvisé qu'il avait devant lui , coin-
( 16a )
posé d'une table et d'un tapis vert surmonté de la Bible, et d'un
crucifix, aurait suffi pour me l'expliquer. Ces deux groupes, c'é-
taient deux familles ennemies qu'il allait rapprocher comme deux
races féodales du moyen âge, qu'au milieu de leurs donjons cré-
nelés et de leurs haines héréditaires la voix d'un nouveau saint
Bernard invitait à la paix. Ainsi tout s'expliquait , et l'air de fa-
tigue officieuse du père , et la sueur qu'il essuyait de son front
luisant, et les regards embarrassées et déjà moins haineux que se
jetaient les deux groupes , réunis pour la première fois autre part
que sur un champ de bataille , et l'autel improvisé qui gênait au
secours de l'éloquence du digne père et de ses poumons épuisés.
Mais la préfecture ! une salle des séances du conseil-général pour
y prêcher trêve de Dieu ! Une scène du moyen-âge au dix-neu-
vième siècle dans ce prosaïque séjour de la bureaucratie ! Quel au-
tre pays que la Corse pouvait offrir de pareils contrastes , et ce
mélange si piquant des vieilles mœurs dans toute leur rudesse ,
s'arrangeant tant bien que mal avec les formes processives de notre
législation moderne ?
» Ces réflexions , faites à la hâte , furent interrompues par le
prêtre , qui reprit la parole. Autant que j'en pus juger par le si-
lence et l'attention des auditeurs , le discours , qui avait dû être
des plus pathétiques , touchait à sa péroraison , morceau qu'un ora-
teur italien affectionne toujours de prédilection , et qu'il pare de
tous les ornemens que la rhétorique et une imagination malheu-
reusement féconde peuvent lui fournir.
« Mes frères, dit le prédicateur en promenant sur eux un re-
» gard scrutateur, il n'est aucun de vous, je pense, qui ne se
» vante au moins d'avoir tué son homme , n'est-ce pas ? » Dans
quelque sens que la question fût posée , la réponse écrite dans tous
les yeux , quoique muette , fut unanime. Tous les regards se levè-
rent spontanément vers lui : j'en excepte ceux d'un jeune garçon
de quatorze à quinze ans ; qui détourna les siens avec une sorte
de honte ; mais l'éclair qui brilla dans les yeux du prédicateur fit
bientôt baisser tous les autres : « Les entends-tu , mon Dieu , s'é-
» crie- 1- il en s'adressant au crucifix, comme s'il dédaignait de
» parler plus long-temps à ses auditeurs; entends-tu, mon Dieu,
» toi qui es mort pour eux sur la croix , toi qui leur donne tous
» les jours ton sang à boire et ta chair à manger ; il n'y a pas
» un d'eux qui ne se vanterait , s'il l'osait , de t avoir fait mourir
» dans la personne d'un de ses frères ; pas un , si ce n'est peut-
» être , ce jeune garçon , tout honteux sans doute de s'entendre
» donner en face un pareil éloge , qui n'ait fait couler sous son
» stylet plus de sang qu'il n'en est sorti de tes plaies sacrées et
» sous le fer de la lance qui perça ta céleste poitrine. Les voyez-
( i63 )
» vous , dit-il en se retournant brusquement vers ses auditeurs ,
» les voyez-vous , ces plaies adorables que je baise , que je baigne
» de mes larmes ( et de grosses larmes tombaient eu effet sur ses
» joues), êtes -vous dignes de les baiser, de les adorer comme
» moi, vous juifs, vous assassins, vous, bourreaux du Christ ,
» vous qui le remèneriez au Calvaire , la croix sur le dos , s'il re-
» venait encore sur la terre ? » et il jeta un coup d'œil sur son
auditoire silencieux. Mais cette fois la scène avait changé ; leurs
regards s'étaient baissés vers la terre ; des larmes roulaient sincères
dans ces yeux qui brillaient tout à l'heure d'une haine farouche ;
leurs poings contractés frappaient contre leur poitrine par un mou-
vement presque machinal ; tout le monde était ému , jusqu'aux
Français spectateurs de cette scène bizarre; car toute émotion vraie,
quelque éloignée qu'elle soit de nos habitudes, est toujours conta-
gieuse. Je jugeais le discours terminé ; mais un prédicateur italien
qui connaît la cire molle qu'il a à manier ne tient pas ses audi-
teurs quittes pour si peu de chose. Je supprimerai la fin de ce
discours , à la fois pathétique et bizarre , composé de dialogues
entre l'auditoire , le prédicateur et le crucifix , qui n'y jouait pas
le rôle le moins saillant ; qu'il suffise de savoir que dans ce cu-
rieux échantillon d'une prédication populaire tous les genres se
trouvaient réunis ; que les apostrophes les plus imprévues , quel-
quefois les plus bouffonnes , la faconde d'un rhéteur de couvent ,
la verve ampoulée et imagginoza d'une éloquence méridionale, s'y
mêlaient au langage de l'àme le plus vrai et le plus senti , aux
saillies les plus touchantes, parfois aux élans brusques et incorrects
d'une éloquence toute familière. A part le ridicule , qu'un Français
ne sait pas mettre hors de cause , et l'étrangeté de la première
impression, je déclare n'avoir entendu rien de plus touchant que
quelques-unes des paroles que ce pauvre prêtre prêtait à ce cru-
cifix qu'il pressait dans ses bras comme l'Enfant-Dieu dans sa crè-
che , ou qu'il faisait tonner sur sa croix de bois , comme au jour
du dernier jugement; personne, pas même les employés, ne son-
geaient plus à sourire. Quant aux Corses , c'est sur leurs figures
si mobiles, si expressives, c'est dans leurs yeux que j'aimais à
écouter le prédicateur ; je suivais la trace de toutes ses paroles
dans l'impression qu'elles produisaient ; je voyais se détendre peu
à peu ces muscles contractés par la haine , s'adoucir ces phy-
sionomies farouches , s'humecter ces yeux enflammés tout à l'heure ;
la main quittait machinalement le manche du stylet qu'elle avait
caressé , et retombait indécise , comme hésitant à aller chercher
celle d'un ennemi , l'œil essayait uu regard de conciliation ; les
deux groupes , entraînés par une émotion commune , s'étaient rap-
prochés peu à peu j le prédicateur, observant du coin de l'œil l'effet
( m )
de son éloquence , saisit enfin un moment favorable : il étendit
son crucifix entre les deux groupes comme une bannière sacrée qui
les rapprochait au lieu de les désunir ; deux mains , deux mains
ennemies se rencontrèrent sur cet emblème de paix , et reculèrent
instinctivement comme effrayées de se toucher. C'étaient celles du
vieillard dont nous avons parlé , et d'un jeune hoaîme à l'œil bril-
lant , au teint plus frais , au front plus ouvert qu'on ne le ren-
contre communément en Corse ; son regard , empreint d'une con-
trition profonde , se tournait vers le vieillard avec une expression
suppliante mêlée d'une espèce de honte ; des larmes bridaient dans
ses yeux ; et ses genoux , inclinés involontairement devant le vieil-
lard peut-être autant que devant le crucifix , semblaient implorer
un pardon plutôt qu'une réconciliation. Il y avait du sang entre
ces deux mains-là • chacun pouvait le deviner en voyant le vieil-
lard , évidemment ému , se détourner du crucifix , sur lequel le
prêtre retenait sa main , et éviter le regard suppliant du jeune
homme. Le prédicateur , penché vers lui , murmurait à son oreille
quelques paroles de pardon et de paix. Quelles qu'elles fussent,
elles étaient éloquentes , elles étaient inspirées ; on n'en pouvait
douter en voyant sur le front chauve du vieillard le combat qui
se passait dans son âme : il ne pleurait pas , mais de grosses gout-
tes de sueur coulaient le long de ses tempes ; on entendait le bruit
de sa respiration entrecoupée ; c'était le seul qui troublât le silence
religieux qui régnait dans la salle. Le prêtre lui-même avait cessé
de prêcher pour laisser entendre une voix plus éloquente que la
sienne , celle de la nature , qui parlait au cœur du vieillard :
« Gnecco , dit-il enfin au jeune homme avec un violent effort,
Gnecco , la balle qui est partie du buisson où tu étais caché m'a
tué un fils , un fils l'héritier de mon nom , le plus brave , le plus
hardi qui ait jamais poursuivi gendarme dans la plaine ou muffolo
sur la montagne non , ne me dis rien, tu n'étais pas seul dans
le buisson : je ne veux rien savoir , j'aime mieux croire que ce
n'était pas toi : tu aimes ma fille , n'est-ce pas ? car l'amour n'a
rien à faire avec les vendelte ; Gnecco , veux-tu épouser ma fille ,
et me tenir lieu du fils que tu non, que j'ai perdu? le veux
tu ? et je te pardonne à ce prix. » Et comme Gnecco , trop ému
pour répondre, se jetait dans les bras du vieillard, celui-ci, le
repoussant doucement de la main comme s'il n'était pas encore
résigné à sentir dans ses bras un ennemi : « Aussi-bien , ajouta-
t-il d'une voix plus ferme, cela fatigue à la longue de haïr; voilà
vingt-huit ans bientôt que le premier coup de fusil a été tiré par
cette main; il était bien juste qu'elle en fût punie; mais ce n'est
pas le vieux tronc qui a été abattu , ce sout les jeunes rameaux ,
quatre fils,... » Il s'arrêta, et rejetant en arrière une mèche de
( i65 )
cheveux gris qui retombait sur ses yeux , je le vis essuyer à la
dérobée une larme qu'il voulait cacher : les muscles de fer de son
visage se détendirent. Honteux de sa faiblesse, il cacha sa figure
dans ses mains , et l'on entendait à travers ses doigts le bruit de
sa respiration qui s'échappait péniblement de sa poitrine et semblait
vouloir la briser : mais ce fut l'affaire d'un instant : il releva sa
tète grise; ses yeux étaient secs, il avait, suivant l'énergique ex-
pression du pays , il avait avalé ses larmes : a Père , dit-il d'une
voix brusque , père ; signons la trêve , signons la vite , car un
quart d'heure plus tard peut-être je ne la signerais plus , et laissez
là ce crucifix. J'ai besoin de le regarder pour me rappeler que j'é-
tais chrétien avant d'être père ; le ciel me pardonne si c'est un
blasphème. Mais pour ne pas venger la mort d'un fils , il faut être
Dieu comme celui-là , et non pas un misérable pécheur de chair et
d'os comme moi. »
Il se tut aussitôt. Le prêtre, sans perdre de temps, apporta
l'acte ; il était rédigé en bonne forme , et portait à peu près ce
qui suit : « Par devant le secrétaire-général , le curé de la pa-
rt roisse et le père *** , prêtre italien , les deux familles *** et *** ,
» après une guerre d'extermination qui avait duré vingt-huit ans ,
» et emporté vingt-deux des membres de l'une et de l'autre fa-
rt mille , faisaient trêve et paix perpétuelle , au nom de Dieu , de
» la vierge Marie et de son divin Fils , et promettaient de vivre
» désormais, ainsi qu'il convient entre chrétiens, en bonne et du-
» rable intelligence ; faute de quoi , chacune des deux parties cou-
rt tractantes s'engageait à passer un dédit de 12,000 francs si la
» trêve était rompue par aucun d'eux en particulier ou par con-
» sentement unanime; en foi de quoi ils avaient signé, et priaient
» Dieu et les saints anges de leur être favorables , et de veiller à
» l'exécution du présent contrat. Ajaccio , le septembre 182*. >»
Toutes les parties contractantes , celles mêmes qui ne savaient
pas écrire , se faisant guider la main par le prêtre apposèrent leur
signature : une seule y manquait encore, c'était celle du jeune gar-
çon , que j'entendais dans un coin disputer vivement , quoique à
demi-voix , avec ses parens , qui l'entouraient. Son teint , naturel-
lement pâle , comme celui des eufans dans les pays chauds , s'était
animé du feu de la colère ; et ses regards haineux restaient fixe-
ment attachés sur le vieillard. « Non , disait-il en élevant la voix
malgré les efforts qu'on faisait pour le faire taire , en dressant en
l'air son petit point fermé, non, vous avez beau dire, je ne ven-
drai pas ainsi le sang de mon père. Tous les curés du monde au-
raient beau prêcher contre la vendetta , le sang veut du sang ; je
le sais bien , moi : j'ai sucé ça avec le lait de ma mère. — Mais ,
Tommasino , songe doue, interrompit un de ses païens.... — Son-
II. 2a
( i6G )
ger, corpo di Christo! Oui, j'y songe encore, au jour où on le
rapporta devant moi , tout saignant d'un coup de fusil que ce
■vieux de'mon de Recco lui tira dernière une haie , et où on vous
l'étendit tout de son long sur une table. Les femmes criaient et
s'arrachaient les cheveux ; mais moi je ne pleurais pas , ni ma mère
non plus , la forte et digne femme ! On déshabilla le mort ; son
sang ne coulait pas , il était rentré en-dedans , il l'avait étouffé ;
et moi , en voyant tout cela , il me semblait que j'étouffais aussi.
Alors ma mère prit sa chemise sanglante , et me la mit sur le dos.
« Tommasino , me dit-elle , tu es bien petit encore ; mais tu te
rappelleras toute ta vie , n'est-ce pas , la promesse que tu vas me
faire ? » Je ne répondis rien ; mais il me semblait que ces mots
venaient de me grandir de dix ans. Tommasino n'était plus un
enfant; c'était un homme : il allait venger son père! — Tomma-
sino , répéta sévèrement le prêtre , è questo parlar da cristiano ?
— Laissez-moi achever , mon père ; vous me gronderez après , dit
l'enfant avec une obstination exaltée encore par l'importance qu'on
attachait à sa décision. « Tommasino , me dit ma mère , vois-tu
bien cette chemise tachée de sang ; elle a été sur le dos d'un brave
homme, et ce brave homme c'était ton père. — Oui dà ! répon-
disse , ma mère ; et que faut-il faire pour qu'on ne dise pas que
la chemise de Tommasino a passé sur le dos d'un lâche , et que
ce lâche c'était son fils. — Ecoute , m'a-t-elle dit , le vieux Recco
a une chemise aussi 5 mais il n'y a pas de trou à celle-là : il faut
lui en percer un ; m'entends-tu , Tommasino ? — Oui , ma mère.
— Il n'y a pas de sang sur cette chemise-là ; il faut la teindre
comme la tienne ; entends-tu , Tommasino ? — Vrai comme il y
a un Dieu , je le ferai , ma mère ! » Malheureux , s'écria le prêtre
indigné , as-tu pu prendre ainsi le nom de Dieu à témoin d'an pa-
reil serment !
Enfin le vieux Recco s'approcha du jeune garçon , lui prit la
main , que l'autre essaya en vain de retirer , et s'inclinant vers lui
avec une humilité toute chrétienne : « Tommasino , lui dit-il , j'ai
pardonné à ce jeune homme , qui m'a peut-être tué mon fils ; ne
peux-tu me pardonner à ton tour ? Tu seras père un jour , Tom-
masino , et tu sauras que le fils de notre germe nous est plus cher
que le père qui nous a engendré du sien. J'ai pardonné pourtant !
Seras-tu plus inflexible que moi ? » II s'arrêta en fixant sur l'en-
fant un regard suppliant, et en inclinant sa haute taille, au point
qu'il avait presque l'air d'être à genoux devant lui. Tout le monde
était ému ; l'enfant lui-même l'était plus qu'il n'eût voulu le pa-
raître. Sentant qu'il allait céder , il détourna les yeux , et voulut
s'éloigner : mais sa main rencontra celle du prêtre : elle tenait une
plume toute prête; l'acte était là, au pied du crucifix; une main
( &7 )
s'offrait pour guider la sienne. Tommasino , honteux , indécis , ému
et irrité de l'être , promena autour de lui un regard incertain.
Tous les yeux semblaient l'implorer comme ceux de Recco. Il céda
avec un mouvement de dépit , et laissa prendre sa main , plutôt
qu'il ne la tendit. Viva Maria ! s'écria le digne prêtre , en s'en
emparant pour la guider , et en lui faisant tracer sur le papier une
croix irrégulière : car les deux mains tremblaient d'émotions sans
doute bien contraires. Soulevant l'acte d'un air de triomphe , il le
montra aux assistans ; et la trêve de Dieu fut conclue! Nous
n'en avons pas entendu parler depuis ; mais le dédit nous porte à
croire qu'elle a été observée.
( Le Correspondant , n° 3^ , tome 11. )
MÉMOIRES AUTHENTIQUES DE MAXIMIZ.IEN DE
ROBESPIERRE (i).
La révolution avait brise' tous les obstacles et poursuivait
sa marche : Mirabeau e'tait mort avec la conviction de son
impuissance ; les tbe'oriciens de la constituante avaient disparu
devant les hommes d'action de la commune. Pe'thion avait re-
cueilli le dangereux he'ritage de Bailly assassine'. Vint un parti,
à la parole haute , au cœur droit et a l'esprit faux : envisa-
geant la re'géne'ration de tout l'ordre social comme une oeuvre
dramatique et litte'raire , chacun représenta son personnage,
drape' dans la toge romaine. Mais pendant qu'ils jouaient leur
rôle , et qu'ils s'efforçaient d'imprimer aux e've'nemens une
physionomie antique , ceux-ci suivaient leur cours naturel , et
bientôt les Gracques de la Gironde montèrent sur la charrette
en place du char triomphal qu'ils avaient rêve'. Restait Dan-
ton avec ses septembriseurs ; le fer de la guillotine tomba
bientôt sur cette terrible tête : la mort est ingrate , elle n'e'-
pargna pas le pourvoyeur des bourreaux. Danton est emporte
sans résistance dans une journée. Ce n'est pas encore la l'homme
de la révolution ; elle porte dans son sein plus de pensée de
destruction que Danton même n'en nourrit dans son cœur.
Cependant elle s'arrête enfin , elle devient toute docile à la
voix d'un homme, elle le suit avec complaisance, et presque
avec respect. Robespierre lui parle en maître, et elle obe'it;
(i) Moreau Rosier, éditeur rue Montmartre; n° G8, i83o.
( i68)
elle se laisse discipliner et conduire par sa main. Il se l'in-
féode , et se montre à la France et à l'Europe comme l'héri-
tier de toute sa puissance et de toute sa force; las du joug des
comités, il les brise, il met sous ses pieds ses redoutables
collègues , et ne paraît pkis au milieu d'eux que rarement et
comme un Roi dans sa cour. On dirait que son ignoble front
s'est tout-à-coup revêtu à leurs yeux d'un diadème dont la vue
les fait pâlir. Il s'entoure d'une sorte de garde populaire , et
cet homme à l'âme froide, aux formes empesées et à la figure
basse et blafarde, insph'e à la multitude un fanatisme et une
ivresse inexplicable. Le médiocre avocat d'Arras , l'obscur lau-
réat de province, dont les longues harangues provoquaient à
l'assemblée constituante des murmures d'impatience et d'ennui ,
devient, sans qu'on se soit encore expliqué le secret de cet
ascendant , le modérateur de la révolution , le Roi de la ter-
reur. Entouré de quelques hommes dévoués jusqu'au délire ,
il attire à lui tout le gouvernement. La convention sanctionne,
presque sans discussion, toutes les mesures qu'il propose; la
commune, les comités, les sections, les sociétés populaires,
tout fléchit devant lui. S'il demande des têtes on les lui donne;
si Ton hésite, il les prend. Il réussit à organiser le régime
révolutionnaire d'une manière plus systématique et plus cen-
trale ; il conçoit même le plan d'une vaste réorganisation so-
ciale fondée sur des principes à lui ; il veut créer une religion
pour sa société, et proclame un culte dont il est à la fois l'in-
venteur et le prêtre , il oblige la tourbe impure de ses collè-
gues à chanter des hymnes à l'Etre suprême, et à le suivre,
de loin et dans une attitude respectueuse , vers l'autel où il
monte vêtu de blanc , des palmes à la main et le front rayon-
nant d'orgueil.
11 y a dans cette domination exercée par un homme sur des
événemens dont l'impulsion semblait partir du fond des en-
fers , quelque chose qui appelle des méditations sérieuses.
Robespierre s'était emparé de la révolution ; armé du levier
de la terreur, il aurait longtemps dominé la France. Le mou-
vement du g thermidor ne prouva rien contre l'ascendant de
cet homme. Ce ne fut pas là un mouvement semblable à un
revirement que nous signalions plus haut, et qui, en donnant
à la révolution une force progressive , faisait monter à l'é-
chafaud les acteurs qui s'étaient montrés un instant sur la
scène, pour les remplacer par des hommes, destinés comme
eux , à ne s'y montrer qu'un jour. Le q thermidor fait un guet-
apens et non pas une révolution. Si Robespierre avait pu faire
usage de ses forces, il eût écrasé vingt fois les hommes qui,
( i69)
dans cette fameuse journe'e , ne firent preuve de courage que
pour sauver leur tète proscrite par Robespierre dictateur. Les
Leureux résultats de ce mouvement lurent loin de concorder
avec les affreuses espe'rances de ceux qui lavaient provoque'.
On sait que le 9 thermidor fut l'œuvre de la partie la plus
hideuse de la convention, et qu'il tendait à prévenir cette or-
ganisation du gouvernement révolutionnaire , dont Robespierre
essayait de jeter les hases au profit de sa puissance , et qui ,
maigre son horrible caractère , e'tait déjà une sorte de réac-
tion. Pour ne laisser à la postérité aucun doute sur ce point,
le député même qui le premier lança le décret d'arrestation
contre Robespierre, le montagnard Louchet proposa, immé-
diatement après, de maintenir la terreur à l'ordre du jour.
Non, l'humanité ne doit rien aux Vadier, aux Vauland, aux
Fréron , aux ïallien, aux Billaud-Varenne et aux Collot-d'Her-
hois. Les massacreurs de l'Abbaye , les mitrailleurs de Lyon et
de Bordeaux, les tigres rugissans de la montagne, n'ont point
songé à abattre des échafauds que leurs mains avaient élevés.
Qu'on lise les de'tails de cette journe'e, et les accusations de
modérantisme portées contre Robespierre par des êtres aussi
atroces que lui, et l'on verra qu'il n'y eut dans cette lutte de
deux ans aucune pense'e de clémence , aucun ressouvenir de
la nature, aucune inspiration d'humanité.
Si le 9 thermidor sauva la France , c'est que la révolution ,
privée de son chef, fut contrainte de reculer. Robespierre
mort, elle était vaincue, comme l'empire l'eût été, si Bona-
parte avait péri à Moscou. Quand des événemens se sont fait
hommes, ils suivent les vicissitudes de nos destinées : alors
un coup de poignard ou une fluxion de poitrine terminent
d'ordinaire ces grandes crises, qui, quelques années plus tôt,
auraient résisté à tous les efforts. On dirait qu'il y a dans la
marche de l'esprit humain quelque chose de fatal et d'irré-
sistible. 11 faut qu'il suive son cours dans le mal comme dans
le bien. N'espérez pas combattre avec succès une pensée qui
s élance dans le monde pleine de jeunesse et de confiance ; at-
tendez quelle se soit épuisée dans ses combinaisons diverses :
bientôt la force lui manquera, et elle sera contrainte, pour
trouver un point d'appui , délire domicile dans un homme et
de se vouer à lui. Frappez alors, le moment est venu : ainsi
succomba la révolution avec Robespierre , quoique le crime
n'eût rien perdu puisque Collot-dllerbois et Billaud-Varenne
vivaient encore.
Mais qu'était ce donc que cet homme qui sut dompter cette
puissance qui menaçait le monde du règne du chaos et de la
( 17° )
niort? quelles éminentes qualités distinguaient celui qui réus-
sit là où Mirabeau avait échoué et au profit duquel s'opérèrent
ces prodigieux changemens et la chute de tant et de si hautes
fortunes? question ardue et sur laquelle on est loin d'être
d'accord. Suivant les uns, Robespierre, homme d'une ambi-
tion subalterne , était l'agent secret de Goblentz , le pension-
naire de l'Angleterre; il réalisait des capitaux pour passer à
l'étranger , et y mener une vie voluptueuse et tranquille :
absurde supposition , que rien n'autorise et qu'ont sérieuse-
ment accueillie MM. Dulaure et de Montgaillarci. D'autres écri-
vains , plus judicieux, n'ont pas osé émettre un jugement
précis sur le député d'Arras. MM. Miguet et Thiers semblent
le regarder comme froidement sanguinaire, dépourvu de toute
capacité politique et de toute vue arrêtée ; comme si sa con-
duite dans les circonstances les plus difficiles n'indiquait pas
une grande suite dans les idées ; comme si ses discours sur-
tout ne portèrent pas la même empreinte depuis son entrée
aux affaires jusqu'à sa chute!
Enfin, M. Charles Nodier s'est attaché (i) à réhabiliter la
mémoire de cet homme , dont le procès , au dire de Camba-
cérès , a été jugé , mais non plaidé. On a pu prendre pour un
jeu d'esprit la tâche qu'il s'est imposée à cet égard ; il a vu
dans Robespierre un républicain sincère, doué de talens mé-
diocres peut-être, mais que la puissance de s'identifier avec la
passion qui l'agitait sourdement , malgré le calme apparent de
sa face immobile , rendait par moment grand et imposant
comme elle. Il s'est plu à recueillir quelques traits épars d'é-
loquence, et à en composer un ensemble qui donnerait l'idée
la moins exacte du genre habituel de talent de cet homme ;
car Robespierre n'était rien moins qu'un orateur , et une vé-
ritable inspiration n'échauffa jamais son âme glacée. On dirait
que M. Nodier n'a vu Robespierre qu'à travers les pompes de
la fête religieuse de la Raison : il a concentré sur cette pre-
mière impression de jeunesse toute la pensée de la révolution.
Il y avait en effet quelque chose de solennel et de terrible
dans cette proclamation de Dieu et de l'immortalité faite au
milieu des restes décimés d'une grande nation, par un homme
qui , en prononçant ces deux mots , semble dicter lui-même
l'arrêt de sa réprobation éternelle.
Ce ne sera pas dans l'ingénieux et bizarre article de la iîcj-
vue de Paris , que nous trouverons une appréciation histori-
(i) Revue de Paris } 1829.
( ?7? )
que de Robespierre. Il reste donc encore à s'expliquer com-
ment il parvint à se rendre maître de la révolution et à enchaîner
le monstre.
Pour se rendre compte de ce phe'nomène, il faudrait envi-
sager à la fois et le caractère de l'homme, manifeste' par ses
e'erits , et celui des événemens auxquels il se trouva mêle. La
re'volution sortit tout entière d'un principe pousse' de de'duc-
tion en de'duction à des conse'quences absurdes et atroces. Le
dogme de la souveraineté' populaire et celui de légalité' abso-
lue des êtres conduisaient ine'vitablement a la désorganisation
sociale, et ouvraient un libre cours aux fureurs anarchiques
et aux débordemens de cet esprit nouveau qui vit au fond de
toute l'humanité, et que contient à peine le double frein des
croyances et des institutions sociales. Le propre d'une re'volu-
tion de principes , telle que la nôtre, est d'aller jusqu'au bout,
et de ne pas reculer tant qu'il reste un syllogisme à faire. S'il
est des âmes indécises et timides,! que les de'ductions effraient,
et qui n'osent les accepter , la re'volution chemine sans eux
et les laisse. Ainsi il arriva aux membres de la constituante ,
qui, avec Mounier, voulaient aller jusqu'au gouvernement an-
glais, avec M. de La Fayette, jusqu'à la constitution de 1791 ,
ni plus ni moins ; aux girondins , qui acceptaient la républi-
que , moins le sang qu'il fallait de toute ne'cessité verser alors
pour l'e'tablir. Or, la force de Robespierre a consiste', suivant
nous , à avoir e'té jusqu'au bout sans he'sitation et sans re'serve ;
son horrible génie consiste à avoir dès l'abord deviné toutes
les conséquences, bien plus à les avoir toutes énoncées de la
manière la plus formelle. Une lecture attentive des discours
de ce personnage et des couvres publiées par lui avant son
élection par le balliage d'Arras , suffit pour faire voir que , si
Robespierre ne fut pas le plus éloquent orateur de cette épo-
que, il fut au moins le plus impitoyable et le plus habile des
logiciens. Dès le commencement de 178g , et même avant l'ou-
verture des Etats-Généraux, on voit percer dans ses écrits et
discours académiques, dans ses plaidoiries contre les lettres de
cacbet et sur diverses autres matières politiques une rigueur
remarquable de raisonnement. Du reste, aucun talent ne les
distingue, aucune chaleur ne les anime; c'est ainsi qu'écrirait
un mort s'il pouvait communiquer sa pensée aux hommes.
Rien d'original dans la manière , rien de nouveau sur-tout
pour le fond des idées : ce sont les paradoxes de Rousseau ,
les idées empruntées par les encyclopédistes à Hobbes , à
Locke et à l'abbé Raynal , présentées dans un style lent et
quelquefois déclamatoire , malgré sa monotonie. Il y a toute-
( »72 )
fois dans les déductions qu'il tire de ses principes , dans la
hardiesse froide et sans jactance, quelque chose qui fait devi-
ner jusqu'où le parleur peut aller. Il ne s'échauffe pas, comme
Danton , à la vue du sang et à l'odeur du carnage : toujours
calme, toujours austère, la mort se trouve naturellement au
hout de sa pensée , et ce n'est pour lui qu'une couse'quence
forcée de prémisses rigoureuses. Rohespierre est prodigieux
sous ce rapport. Il est évident que, dès les premières séances
de l'assemblée, il avait pénétré toute la portée*du mouvement,
tandis que ses collègues s'y abandonnaient sans aucune prévi-
sion de l'avenir. Qu'on lise ses discours sur le veto , sur le
droit de pétition , la permanence des sections , la garde natio-
nale , les fonctions des ministres du culte , etc. , son opinion
sur l'organisation des jurés, et sa réfutation du système pro-
posé par Duport; qu'on parcoure la compilation que vient de
publier le libraire Moreau-Rosier , sous le titre passablement
ridicule de Mémoires authentiques de Robespierre , et l'on s'é-
tonnera moins peut-être qu'il soit devenu l'homme principe
de la révolution. S'il était peu goûté à l'assemblée constituante ,
si ses motions , déjà toutes républicaines , étaient accueillies
avec défaveur, si Mirabeau, en l'écrasant de quelques paro-
les de dédain , le faisait rentrer dans son obscurité , l'avocat
envieux et pénétrant se vengeait déjà par la certitude des sa-
tisfactions terribles qu'un prochain avenir réservait à sa haine.
Obligé souvent de quitter la tribune faute d'auditoire , lui
aussi dut se dire , avec plus de confiance que l'abbé de Ber-
nis au cardinal de Fleury : j'attendrai. En 89, la révolution
n'était pas à la hauteur de Robespierre ; en g3 , elle avait
grandi : voilà tout.
Marat seul aurait pu peut-être le disputer à Robespierre
pour l'inflexibilité du cœur et la pénétration révolutionnaire.
Pour opérer le grand oeuvre , il demandait dit-on , quatre cent
mille têtes de plus que ce dernier. Un homme aussi osé eût
pu devenir un dangereux rival pour le proconsul. Mais Ro-
bespierre , outre sa pénétration d'esprit et cette divination du
mal, qui fit sa force, avait à un bien autre degré que Marat
les qualités qui font le chef de parti, l'heureux usurpateur. Il
en imposait par son austérité et la gravité apparente de sa vie :
condition aussi néeessaire pour dominer la multitude que
pour se bien poser dans une assemblée.
S'il est dans la nature des choses que les révolutions s'opè-
rent toujours au profit des hommes qui en comprennent le
mieux toutes les conséquences, on ne s'étonnera donc plus
que Robespierre, obscur tribun en 1789, se soit trouvé au
( 173 )
niveau des éve'nemens en 1 793 , et qu'il ait e'té porte' à la tête
des affaires, lui qui ne broncha jamais dans la route du crime.
Telle est l'opinion que nos lecteurs se formeraient peut-
être, comme nous, de la vie politique de cet homme si diver-
sement juge' , s'ils lisaient la compilation que nous avons sous
les yeux. Ces deux volumes offrent quelque inte'rêt, en ce
qu'ils présentent la collection des discours de Robespierre ;
c'est tout ce qu'il y a de lui dans ses pre'tendus me'moires.
Du reste , le fabricateur n'a pas e'té heureux cette fois ; il a
eu soin d'avertir en quelque sorte à chaque page le public de
sa malheureuse ruse et de son plat mensonge. Ajoutons que ,
comme personne ne peut y être trompe', personne aussi n'a
droit de se fâcher. K.
( Le Correspondant, n° 38, tome II. )
£.23 BÏAILTYK.S SU MAINE (1).
PREMIER ARTICLE.
Le he'ros chre'tien est simple , sans enflure , sans jactance ;
sa simplicité' est la simplicité de l'Evangile. L'enthousiasme s'est
transformé chez lui en une habitude d'âme calme , mais tou-
jours ardente , toujours élevée. Tel est le fruit d'une doctrine,
qui embrasse tout l'homme et possède le secret d'ordonner
jusqu'à ses sentimens les plus intimes. C'est en quelque sorte
autant à l'harmonie divine qu'elle établit dans l'individu qu'au
lien universel par lequel elle unit tous les hommes, qu'elle
doit le nom de catholique.
Une persécution s'élève-t-elle dans l'Eglise de Dieu? C'est le
moment où les fidèles vont se montrer à la face du monde tels
qu'ils sont, où l'amour de Jésus-Christ va éclater avec toutes
ses merveilles. Les courages se prépaient, la foi se ranime >
la ferveur redouble, tout ce qu'il y a de noble, de sacré, de
sublime dans une religion , toute divine , vient'se peindre avec
feu dans l'âme du chrétien; et alors renouvelé, pour ainsi
dire , dans tout son être , il conçoit qu'il est doux mille fois
de mourir pour son Dieu , pour sa foi , pour le bonheur d'ê-
(1) Au Mans, chez Belcn, libraire, et à Paris, chez Adrien Leclèrtft
quai des Augustins , n° 35.
IL Ȥ
( *74 )
tre éternellement chrëtien. Il conçoit cette belle inspiration du
père de notre tragédie :
Si mourir pour son prince est un illustre sort ,
Quand on meurt pour son Dieu , quelle sera la mort ?
Quel sera le tre'pas pour 1 âme héroïque qui , par l'espe'rance
invincible de la vie , a vaincu le tourment de la mort ! Quelle
sera la mort du frère et du cohe'ritier de Jésus-Christ ressus-
cite'! Dans ces circonstances, il me semble' voir le pasteur cé-
leste , faire le tour de la bergerie , fortifier le bercail , et s'as-
surer avec une tendre sollicitude que ses brebis qu'il aime
l'aiment d'un e'gal amour. Enfin le moment du sacrifice est
arrive' , les persécuteurs sévissent , les victimes de leur furie
sacrile'ge tombent, le sang coule.... Un sang si pur et si gé-
néreux aura-t-il coule' comme un sang vulgaire? Ces grandes
âmes, prêtes à s'envoler vers l'immortelle patrie, dont elles
goûtent déjà les pre'mices et les ravissantes inspirations, ne
laisseront-elles aucune trace du feu qui les embrase? Ob ! com-
bien d'actions a jamais me'morables ! Ob ! combien de belles
paroles, où respirent un calme, une douceur, une patience,
une force plus qu'humaine ! Les bourreaux eux-mêmes sont
attendris , et quelquefois l'on prendrait pour un Dieu celui
que les ebaînes accablent.
Ces paroles, ces actions, voilà l'héritage que les saints con-
fesseurs , que les martyrs des premiers siècles le'guaient à leurs
frères. Héritage précieux, qui leur révélait cette grande vé-
rité que si toute doctrine peut avoir ses martyrs , le christia-
nisme seul produit des martyrs pleins de douceur et d'amour
pour leurs persécuteurs ; et la douceur dans le courage n'est-
elle pas le plus baut symbole de la force ?
La tempête passée , les chrétiens s'entretenaient des com-
bats , rendus par les athlètes de la foi : c'était Ignace parais-
sant dans l'amphithéâtre des maîtres du monde, et dévoré par
les lions; c'était Polycarpe, que la flamme consumait, en n'o-
béissant , pour ainsi dire qu'à l'ardeur du saint martyr ; c'é-
tait Irénée et ses ouailles chéries , que le fer de l'impie réu-
nissait dans un même et bienheureux trépas. Combien ils se
glorifiaient d'être les frères de tels frères; et que la fierté d'une
telle parenté était noble et légitime! Ils lisaient et relisaient
sans cesse les monumens où revivaient les derniers élans de
ces âmes héroïques. Enlans , vieillards, les jeunes gens, les
jeunes filles, les hommes, les femmes, tous écoutaient avec
ravissement le récit des combats du ciel contre l'enfer, les
( i75 )
terreurs de la perse'cution , et la victoire des perse'cute's , qui
avaient vaincu , parce qu'ils avaient su mourir. Comme alors
les cœurs e'taient e'mus ! la foi et l'enthousiasme semblaient se
confondre et devenir le plus fort, le plus sublime des senti-
mens ; que de douces larmes coulaient des yeux ! chacun s'in-
terrogeant, se répondait à lui-même : Si des bourreaux voulaient
me ravir la foi, je renoncerais a la vie plutôt que de renoncer
à mon Dieu. Ainsi le sang des martyrs e'tait une semence di-
vinement féconde , qui engendrait de nouveaux cbre'tiens , et
sa vertu toute merveilleuse ranimait la terre qu'il avait baigne'e.
Ainsi nos ancêtres croissaient et se fortifiaient dans la foi.
Les épreuves de leur religion la leur rendaient et plus chère
et plus vénérable. Et nous chrétiens venus dans ces derniers
temps , nous faudra-t-il remonter vers le passé , et lui deman-
der des exemples et des dévouemens ? 11 n'en sera pas ainsi ;
notre siècle, si fécond en crimes, le fut également en vertus,
et Dieu n'a pas voulu que notre âge eût quelque chose à en-
vier aux âges qui l'ont précédé. Quarante années se sont à
peine écoulées depuis que la religion de Jésus-Christ fut en
butte à l'un de ces assauts furieux, qui semblaient être un ef-
fort désespéré du génie du mal. La mort des disciples de
Jésus-Christ fut résolue, les supplices préparés de toutes parts ;
la France n'offrit plus que la luguhre et sanglante image d'un
vaste supplice ; pour les chrétiens , il n'y avait qu'un crime ,
c'était d'être chrétiens; pour les chrétiens aussi il n'y avait
qu'un choix , mourir ou ne plus croire. Le même choix avait
été proposé à nos pères dans la foi , et mourir avait été le cri
de leur âme. Leurs enfans n'ont pas dégénéré. Quelle multi-
tude de héros surgit tout à coup ! quels prodiges de fidélité ,
d'inaltérahle patience, d'intrépidité, dinvincihle amour! Qui
redira les sacrifiées , les actions sublimes , dont la moindre ,
dans tout autre temps qu'un temps d'anarchie et de chaos in-
fernal , eût allumé l'enthousiasme d'un peuple tout entier , et
fixé les regards de l'avenir ? Des voix pieuses et éloquentes
ont céléhré , il est vrai , la foi et les derniers instans de plu-
sieurs saintes victimes , elles ont arraché à l'ingrat oubli le
nom de ces intrépides chrétiens. Mais notice coeur nous dit
qu'il manque quelque cliose à cette gloire a la fois nationale
et catholique. Quoi ! la France aura produit tant de chrétiens
morts pour la cause du ciel, elle aura été sanctifiée dans tou-
tes ses parties par le sang des martyrs , ses enfans , et les
noms de ceux qui veillent et prient aujourd'hui pour son sa-
lut , demeureront ensevelis sans retour dans l'abîme des temps!
et chaque province, chaque ville, chaque citoyen ne mettra
( 176 )
pas sa fierté à rappeler le souvenir des he'ros que notre patrie
a porte's clans son sein, à conserver pour la poste'rité les exem-
ples d'une vertu sortie pure et sans tache de la plus terrible
des e'preuves. Cette pense'e e'tait trop juste, trop belle, trop
aimable , pour qu'elle demeurât stérile dans un cœur français
et chrétien : aussi la voyons-nous heureusement réalisée par
M. Théodore Perrin, qui s'avance dans la voie ouverte à ces
saintes investigations , en offrant au monde chrétien les mar-
tyrs du Maine. On aime à voir un tel exemple donné par une
province limitrophe des lieux où la tourmente révolutionnaire
s'est déchaînée avec la plus impitoyable furie. L'ouvrage de
M. Perrin respire cette onction et cette simplicité, qui lais-
sent à la vérité tout son éclat en lui laissant son charme et
toute son ineffable naïveté. Quel intérêt profond ! Que ces pa-
ges sont éloquentes ! Que les entrailles du chrétien sont vive-
ment attendries ! L'œil du critique pourrait apercevoir quelque
négligence dans le style; mais cette négligence ne mésied pas,
relevée par ce que l'héroïsme a de plus entraînant. Nous ne
croyons pouvoir donner une plus juste idée de cette touchante
histoire qu'en soumettant au lecteur plusieurs de ces traits que
le cœur a jugés soudain , et loués par son irrésistible émotion.
Nous citerons d'abord la mort d'un vénérable pontife, M. De
Hercé, évêque de Dôl.
« Au berceau de la révolution on se hâta de déclarer une
guerre à mort aux fidèles serviteurs de l'autel et du trône :
M. l'évêque de Dôl , chassé de son palais , de son siège , de la
ville épiscopale , se vit contraint de se retirer chez un de ses
frères , où il vivait au milieu d'une famille chérie et qui sa-
vait si bien l'apprécier ; mais instruit dans cette solitude que
conformément a une nouvelle loi plus de six-cents prêtres soit
de son diocèse , soit de ceux qui l'environnent , avaient été
forcés de se rendre à Laval et de s'y constituer prisonniers , il
écrivit aux magistrats de cette ville, et ne dissimula point à
ses parens la résolution qu'il avait prise de se rendre incessam-
ment au même lieu : ils le conjurèrent en vain d'abandonner
ses projets, et de ne pas exposer ainsi ses jours à la rage des
assassins : à Dieu ne plaise, leur répondit-il aussitôt, que je
laisse échapper une si belle occasion de confesser le nom de
Jésus-Christ , je dois l'exemple aux prêtres , et je serai trop
heureux de me voir à leur tête dans la captivité. Il part le
jour même avec l'abbé De Hercé, son frère, vicaire-général,
et se rend prisonnier à Laval. Que n'eut pas à souffrir le saint
évêque? Lorsque le commissaire l'appelait simplement Hercé,
( 177 )
le prélat répondait modestement j'y sais. « Il disait au tyran
magistrat j'y suis, tu peux appeler les bourreaux, je ne les
fuis ni eux ni toi, je continue à rejeter le serment du parjure
et de l'apostasie. J'y suis encore prêt à subir tes outrages et
ceux de tous les tiens, à mourir pour ma foi, pour mon Dieu,
je te l'ai dit hier; j'y suis aujourd hui de nouveau, et demain
je viendrai te le redire encore. » Le moment de l'appel e'tait
celui des Jacobins et les intrus désignaient à leurs brigands
pour les bue'es et pour les outrages. L'évêque de Dôl en e'tait
le principal objet. La croix épiscopale les faisait frémir comme
l'enfer , une mégère forcenée s'élança un jour sur lui pour la
lui arracber, ce fut la seule fois que ses prêtres repoussèrent
la violence. »
Le vertueux pontife après une dure captivité , dont il ne
nous est pas possible de rapporter ici les précieux détails ,
passa à Londres ! là il adressa à son troupeau une lettre pasto-
rale , où son âme ardente et charitable est peinte tout entière.
Bientôt il résolut de retourner en France : laissons parler no-
tre pieux historien :
« Déterminé à accompagner les régimens , qui effectuèrent
une descente dans la presqu'île de Quibéron, la veille de son
départ d'Angleterre, l'évêque de Dôl annonçait à tous les ec-
clésiastiques , qui voulaient l'accompagner qu'il fallait se pré-
parer au martyre. Cependant les commencemens de l'expédi-
tion donnèrent des espérances , mais qui furent bientôt
démenties. La célérité et l'ardeur des généraux républicains ,
nous racontent les mémoires du temps , resserrèrent les émi-
grés dans cette presqu'île , où ils se virent forcés le 20 juillet 1 795.
Le comte de Sombreuil se rendit avec sept ou huit cents gen-
tilshommes. Il paraît certain qu'il y eut une capitulation écrite ,
ou du moins une promesse verbale de les épargner. Le nom-
bre total des prisonniers était de quatre mille. Ils furent en-
fermés dans l'église d'Auray. La justice , l'honneur, la politique
prescrivaient également de ne pas souiller la victoire, c'était
l'avis des généraux : mais de barbares députés pressèrent l'exé-
cution des lois atroces qu'ils avaient rendues. Au moment de
la défaite des troupes fidèles, on était venu avertir l'évêque
et son frère du péril imminent, qui menaçait leurs jours, et
leur offrir la facilité de le jeter dans un canot et de se réfugier
sur une frégate anglaise, qui n'était pas loin de la côte. « Mais
laisserons-nous, dit le pontife à l'abbé, laisserons-nous sans
consolation, sans secouts spirituels ces malheureux blessés,
( 178 )
nos concitoyens, nos compagnons d'infortune, nous pouvons
leur être plus que jamais utiles. Ah! mon frère, ne les aban-
donnons pas, et sacrifions, s'il le faut, la vie de nos corps
pour celle de leurs âmes. » Ils s'embarquèrent alors et retour-
nèrent vers l'hôpital des émigrés , qui déjà se trouvait au pou-
voir des républicains. Les deux frères furent bientôt arrêtés
eux-mêmes avec d'autres ecclésiastiques, chargés de fers, con-
duits à Vannes, Jugés et condamnés à être fusillés, non par la
commission militaire d'Auray, qui refusa de se prêter à ce lâ-
che et monstrueux homicide, mais par une autre plus docile
aux ordres d'un infâme député. »
« En marchant à la mort , le vénérable apôtre de Dôl dit
au peuple éploré , qui l'environnait : mes bons enfans , nous
n'étions pas venus pour vous conquérir , mais bien pour vous
convertir. Il se rend au supplice entre le jeune et brave Som-
breuil, Joseph de Broglie et de la Landelle. On les fusilla le
3o juillet I7g5 sur une promenade publique de Vannes nom-
mée la Garenne et depuis appelée la plaine des martyrs. Ar-
rivé au lieu de l'exécution , le Saint-Pontife se fait découvrir
la tête , et à la vue de ce front auguste et si serein , le peu-
ple versa des larmes et frémit d'un religieux respect (1). »
Quelle mort que celle qui a été précédée par un sacrifice
de tous les momens , et qui vient mettre un terme aux ef-
forts de l'amour infatigable? la mort pour le chrétien n'est
l'effet ni du désespoir ni d'un enthousiasme dédaigneux, elle
est le terme de ses espérances et le complément de sa foi. Les
pasteurs marchaient vers la véritable patrie à la tête de leurs
troupeaux, et ceux-ci les suivaient dociles et se précipitant
sur leurs traces , dont la lumière les guidait. Femmes , en-
fans , les simples , les ignorans , en un mot tout ce que le siè-
cle dédaigne, avait des paroles pour confesser la foi, de la
pénétration pour discerner l'astuce et la ruse , du courage
pour dire à la vie un adieu joyeux et irrévocable. Quel triom-
phe plus extraordinaire? c'était l'œuvre de la foi, et après de
tels faits , que l'on espère encore l'emporter sur la foi ! à
l'exemple du pontife de Dôl , nous ajouterons celui de simples
paysans.
Nous verrons dans un second article comment la vertu de
Jésus-Christ les rendait capables d'affronter et de confondre
leurs persécuteurs.
( Le Correspondant , n° 4° , tome II. )
(1) Voy. Martyrs du Maine, p. 149.
( '79 )
ESQUISSES SUR L'ESPAGNE,
De V. A. Hubert, traduit de V allemand -par Louis Levrault (i)ê
De toutes les contrées de l'Europe l'Espagne est celle qui
laisse dans l'âme du voyageur les impressions les plus vives et
les plus profondes. Dans le Nord , on peut souvent se croire
en France ; la Hollande rappelle l'Angleterre ; le ve'ritable ca-
ractère de l'Italie , ses moeurs et son esprit national sont à peine
soupçonnés de létranger, qui peut rarement pe'ne'trer dans les
inte'rieurs italiens : sa marche est tracée par un itine'raire ,
sorte de feuille de route à l'usage des touristes anglais; et il
ne s'en écarte pas plus qu'un balancier de la ligne qu'il doit
parcourir. Les monumens, les églises et les ruines, le Vésuve
et Portici , le Pausilippe et Pompeï , voila plus qu'il n'en faut
pour orner l'album d'une femme , et fournir , pendant toute
une saison , à la conversation fasbionable.
Ce n'est pas ainsi qu'on voyage en Espagne. Il faut renoncer
au gîte confortable , à la table bien fournie et à la molle ber-
line, pour se mêler à la bande joyeuse des muletiers; descen-
dre , au bruit des sonnettes de leurs mules , au fond des préci-
pices , arriver à la posada , y manger des œufs durs , et coucher
assez souvent à la belle étoile , sur son manteau. Dans ce pays,
point d'itinéraire tracé d'avance , point de pèlerinages et d'ad-
mirations obligées : on marche à l'aventure , poussé par son
caprice par le désir de voir sous toutes ses formes cette nature
si originale , et par l'espoir de faire chaque jour une décou-
verte de plus dans les mœurs qui varient de province à pro-
vince. Vous prend -il fantaisie d'errer dans la montagne de
Ronda , dans les défilés des Alpujarras ? vous vous mettez sous
l'escorte d'un muletier , guide fidèle , comme ils le sont pres-
que tous en Espagne ; il vous conduit , à travers d'impratica-
bles défilés, dans les villages bâtis sur le sommet des monta-
gnes , comme des nids d'oiseaux de proie : il sera facile au
voyageur de lier connaissance avec l'énergique population qui
les habite , et y jouit d'une liberté assez peu compatible avec
l'organisation d'une société plus régulièrement constituée. S il
se montre froid et railleur, s'il ne peut se déprendre de ses
habitudes de civilisation compassée , pour entrer tout de cœur
(i) A Paris, chez Levrault, libraire, rue de la Harpe, n° 81.
( i8o )
dans le monde nouveau qui s'ouvre devant lui , on le laisse ;
et un regard de mépris a bientôt venge l'Espagnol de de'dains
qu'il ne peut comprendre. Car c'est le propre du ge'nie natio-
nal de ne douter jamais ni de sa patrie , ni de ses mœurs , ni
de sa gloire. Mais si l'e'tranger s'abandonne sans re'serve au
charme de cette existence libre et forte , s'il aime la grave
conversation des vieillards et des gens d'église , les vigoureux
exercices des jeunes gens , les danses expressives et les regards
plus expressifs encore des jeunes filles , s'il ne se montre pas
trop scrupuleux sur la le'galite' en fait de vaillance , et qu'il ap-
plaudisse sans trop de façon au re'cit d'un combat avec les
douaniers ou avec la milice , alors on l'initie aux secrets de
cette vie toute d'aventures et de dangers ; chacun lui conte ses
prouesses, et son enfance passe'e au milieu des montagnes à
conduire de province en province les innombrables troupeaux
de me'rinos , et sa jeunesse qui vit la guerre sainte contre les
Français, et les occupations de son âge mûr, qui ne se bornent
pas à la paisible culture de la vigne et des oliviers. On gardera
pendant quelque temps un prudent silence sur les courses noc-
turnes à la côte ; mais , si l'hôte considère , en souriant , les
longues carabines pendues à la cheminée , et les sabres à la
poignée desquels s'attachent de longs rosaires, on finira par
lui confesser que les temps sont durs , que l'Espagne est bien
tombée , que le gouvernement est livré aux francs-maçons , en-
nemis secrets de la Religion et du Roi, et qu'il faut bien que
le pauvre peuple se ménage quelques ressources.
Rien de plus ouvert que le caractère de ce peuple, quand
on se laisse aller à l'attrait naturel qu'il inspire malgré ses dé-
fauts et sa rudesse. L'Espagnol vous sait gré de votre confiance ,
des efforts que vous faites pour vivre comme lui , et il vous
estime à raison de votre aptitude à comprendre et à partager
ses plaisirs. On a déjà remarqué que les Espagnols étaient assez
peu sociables à l'étranger, tandis que chez eux ils sont les plus
hospitaliers des hommes. C'est que, hors de la péninsule, leur
amour-propre est à chaque instant froissé par une civilisation
dont ils ignorent les raffinemens , tandis que sur leur sol même
ils se croient trop grands et trop sûrs d'eux-mêmes pour re-
douter les dédains du voyageur. Le dernier des mendians se
regarde comme protégé par la gloire des héros et des poètes
de sa patrie. Ces illustres renommées ne sont pas le patrimoine
exclusif de la classe éclairée; et si parmi nous, les noms des
Bayard , des Turenne et des Racine ne sortent guère de l'en-
ceinte des salons , en Espagne les noms du Cid Campeador , de
Ponce de Léon , et même celui des poètes qui les ont chantés ,
( x8i )
sont journellement répètes dans les plus humbles réunions po-
pulaires. De là la bienveillance de ce peuple envers ses hôtes
e'trangers ; de là aussi l'air de protection un peu hautaine avec
lequel il la dispense. Cette confiance en sa patrie , cette foi
antique et sacrée ajoute encore , à notre avis , au charme de
ces mœurs pleines d'abandon.
Cette facilite' à pénétrer dans toutes les classes de la société
en Espagne , à saisir sur le fait cette nature trop confiante et.
trop fière pour se cacher , paraît avoir beaucoup frappe' lin-
génieux auteur des Esquisses sur l'Espagne. M. Louis Levrault ,
auquel nous devons la traduction de cet intéressant ouvrage ,
a consigné la même observation dans une introduction pleine
de vues ingénieuses , et qui rend avec vérité les impressions
de l'étranger qui foule pour la première fois cette terre si pit-
toresque et si poe'tique. Nous aussi, nous avons visité ces bel-
les contrées par un beau printemps et à cette époque de la vie
où l'on n'a encore rien vu , et où lame est affamée de voir.
Nous avons reconnu toutes ces figures si bien dessinées , et.
sur-tout si chaudement coloriées, que M. V. A. Huber fait pas-
ser tour à tour sous les yeux de ses lecteurs. Sa Dolorita est
vive et piquante , mais sans coquetterie , comme toutes les jeu-
nes Andalouses. Sa jeune âme est vouée à un sentiment naïf et.
passionné à la fois, qui , loin de lui rien ôter de sa dignité de
jeune fille, l'élève au-dessus de son sexe et d'elle-même. C'est
le propre de l'amour en Espagne d'être une affaire sérieuse,
un engagement que le frivole désir des succès du monde ne
trouble point. La morale y est quelquefois outragée sans doute ,
quoique plus rarement que ne l'ont prétendu certains obser-
vateurs superficiels , pour lesquels l'abandon caractéristique
des mœurs espagnoles exclut toute idée d'innocence ; mais on
tombe rarement de la faiblesse dans le vice : il y a assez de
ressorts dans ces âmes pour se relever du fond de l'abîme , et
une corruption froide ne les enlève pas pour toujours à la vertu
et à l'honneur.
A côté de cette gracieuse figure de Dolorita, M. Huber a
heureusement jeté dans son livre les caractères les plus pitto-
resques et les plus essentiellement espagnols : quelle vérité
dans cette Fernanda , patriote à la manière de madame Rol-
land , et dont lame brûlante concentre tout ce qu'il y avait de
faux et de généreux à la fois dans les rêves d'un brillant ave-
nir qui enfantèrent la révolution d'Espagne! Le brigand Pedro,
le volontaire Christoval, l'ambitieux Mendizabal portant son
esprit de calcul et ses maximes philosophiques dans le sein
II. 24
( lS2 )
d'une jnnte de la foi ; le brillant milicien Sioxjas; le septem-
briseur Ruggieri , l'audacieux maire de Cordoue , sont des ty-
pes qu'il est impossible de n'avoir pas rencontrés en traversant
l'Espagne. Je n'aime point voyager avec le fasbionable M. Brown,
sous lescorte du Corsario de Malaga à Grenade. Mais je crois
pouvoir le de'clarer ressemblant , d'après son analogie avec son
camarade le fameux Polynario , qui m'a conduit de Cordoue à
Se'ville. Avoir les marques de respect que prodiguaient mes
compagnons de voyage à un petit liomme taillé comme le gla-
diateur , et dont la physionomie expressive et le regard doux
et ferme rappelaient la pureté' du type andalou , je devinai que
nous e'tions sous la pi'otection d'un homme important dans le
pays. Polynario prenait plaisir à me voir exprimer avec viva-
cité' l'admiration que m'inspirait cette riche ve'ge'tation , cet
air balsamique , les ruines pittoresques penche'es sur le front
des coteaux , et ces points romains , souvent termine's par des
arches gothiques. Il me crut digne de voir Se'ville , et d'admi-
rer la huitième merveille au monde , comme dit le proverbe
espagnol. J'acceptai par courtoisie un cigarre de la Havane, et
je le consumai jusqu'au bout, maigre' ma re'pugnance visible,
qui arrachait à mon guide les e'clats de la plus franche gaîté.
Cette condescendance l'ayant mis de bonne humeur, la conver-
sation s'engagea, et l'on peut juger quelle bonne fortune c'e'tait
pour un jeune homme de parler face à face à un brigand à la
Byron. J'étais aussi curieux d'engager l'entretien que le bon
cure' des environs de Saint-Malo qui e'crivit à Duguay-Trouin
pour lui demander la permission de se pre'senter chez lui, at-
tendu que , ne connaissant de héros que par les Vies de Plu-
tarque , il avait grande envie d'en voir un en nature. Polynario,
en échange de quelques détails sur la France , me mit au cou-
rant de sa redoutable vie. Né d'un père contrebandier , et qui
fut pendu sous le règne de Charles III , il avait embrassé la
profession de sa famille , et quelquefois fait pis encore ; repris
deux fois de justice, et mis en chapelle pour être pendu, il
parvint à s'échapper par des miracles de force et d'adresse.
Enfin Dieu et Notre-Dame del Pilar, pour laquelle il avait tou-
jours eu une dévotion particulière , louchèrent son cœur. Il
réfléchit, me dit-il, que la vie était courte, et qu'un coup
d'escopette ou un bout de corde pouvait l'envoyer là haut sans
qu'il eût fait pénitence. Il s'adressa à un moine dont il obtint,
ajouta-t-il , la rémission de ses fautes plus facilement qu'il ne
l'avait espéré; rentré depuis dans la bonne voie, il fut gracié
je ne sais trop comment ; et s'étant voué à protéger les voya-
geurs, il devint la terreur des hommes dont il avait partagé
( '83 )
les crimes. Nous sortions de la petite ville d'Ecija, si redoutée
des e'trangers , pour nous diriger sur Carmona , dont les vieil-
les tours se montraient sous le ciel pur d'Andalousie , comme
de noirs fantômes, à travers le voile d'une nuit transparente.
Au moment où nos mules entraient dans un profond défilé,
nous découvrîmes une croix , à l'aspect de lacpielle mon guide
tira son énorme so/nùrero , et re'cita de longues prières. Il m'ap-
prit que ce lieu avait été te'moin du meurtre de plusieurs voya-
geurs , au nombre desquels e'tait un chanoine de Jaè'n , ajouta-
t-il en se signant, qui avaient eu l'imprudence de re'sister à la
bande du fameux Henriquez. Ils avaient e'te' mis à mort sans
qu'on leur eût donné le temps de se confesser. Aux détails
qu'il me donna sur un événement dont le souvenir réveillait
visiblement chez mon guide les impressions les plus vives , je
me hasardai à lui demander s'il en avait été lui-même témoin :
cette imprudente question n'obtint pas de réponse précise, et,
à mon grand regret , la conversation s'arrêta tout à coup , après
quelques réflexions pieuses sur la miséricorde de Dieu et de
l'Eglise. Mais ce n'est pas seulement parmi ses brigands ou ses
matadores, que lEspagne fournit au peintre de charmans tableaux
de genre. Tout est pittoresque dans les habitudes comme dans
le costume du pays ; tout est en saillie dans ses mœurs. Il y a
dans la bonne compagnie quelque chose d'aussi primitif et
d'aussi naïf que dans ces classes vouées , en quelque sorte , à la
poésie par état et profession. L'impitoyable niveau européen a
respecté le sol de l'Andalousie : si à Madrid , la société affecte
les mœurs de Paris et de Londres , si dans les salons de la du-
chesse de B. la conversation roule sur le fond de lieux com-
muns qui l'alimentent dans toute l'Europe ; à Cordoue , à
Séville , à Grenade , à Cadix même , malgré le caractère cos-
mopolite de cette ville , vous échappez à cet insignifiant par-
lage. Une communication immédiate et bientôt intime s'établit
entre 1 étranger et les hôtes bienveillans qui , sur la moindre
recommandation, s empressent de l'accueillir et de le déclarer
membre de la famille, en quelque sorte , par cette formule so-
lennelle : Esta casa es inicstra.
Ces mots prononcés , il a droit d'entrer à la maison à toute
heure , d'y prendre place à table , d'y faire la sieste , et d arri-
ver à la tcrtidlia du soir, dans son costume du matin. Ainsi
s'écoule la vie en Espagne, sans cérémonie , et avec une uni-
formité qui ne convient pas aux sens émoussés de l'homme du
monde, mais laisse à chacun toute sa liberté de pensée et d ac-
tion. La conversation participe de ce double caractère : elle
est monotone ; car peu d'objets renouvellent l'attention et les
( i84 )
idées ; mais elle est toujours vive , toujours animée comme les
femmes il' Andalousie , sans instruction , sans fonds , sans co-
quetterie , et dont lame est si forte , l'esprit si ingénieux , le
cœur si passionné, et l'instinct si prompt, quelles devinent
toutes les idées , celles là même qui semblent le plus éloignées
de la sphère dans laquelle est circonscrite leur existence.
Dans aucune contrée de l'Europe les mœurs des diverses
classes de la société n'ont plus de similitude entr'elles , et ne
sont empreintes d'un caractère plus véritablement national. Tout
est en commun en Espagne, foi religieuse, esprit public, tra-
ditions nationales et plaisirs populaires. Si la liberté n'existe
pas par les lois, elle règne par les mœurs à un point dont il
serait difficile de trouver ailleurs un exemple. Que l'Anglais
vante Yhabeas corpus , on lui répondra par la presse des ma-
telots et la honteuse abjection des domestiques et des prolétai-
res dans la Grande-Bretagne. Dans la péninsule , rien de sem-
blable : le domestique est membre de la famille ; il y passe sa
vie ; ses enfans y sont élevés comme il le fut lui-même ; et , si
cet ordre de choses a de grands abus , le principe n'en est pas
moins élevé, moins respectable. Quant à l'homme du peuple,
il serait difficile de dire en quoi la partie morale de sa vie dif-
fère de celle du grand d'Espagne , qui a conservé les vieilles
traditions nationales. Il peut lui parler à toute heure et avec
toute liberté. Le matin , il le rencontre à l'église ; vers trois
heures , sur la place publique , où toutes les classes de la so-
ciété se réunissent pour parler des affaires publiques et pri-
vées. Le soir, l'homme du peuple, enveloppé de son manteau
brun , se promène comme le seigneur Castillan à Madrid , au
Pardo ; à Séville, au pied de la tour de l'Or; à Grenade, dans
les cours de l'Alhambra , à l'heure où Ton entend gémir les
ombres des derniers Abencerrages (i), beaux lieux dont le
moindre marchand du Zacatin (2) connaît toutes les traditions
aussi-bien que le meilleur antiquaire. L'homme du peuple re-
trouve le grand d'Espagne au seul spectacle national du pays ;
dans la lice des taureaux. 11 n'est point privé des jouissances
que donnent les beaux-arts , et dont il a le sentiment à un de-
gré peu commun. En Espagne, les arts sont encore catholiques,
la seule bonne musique que l'on y entende retentit pour tous
sous les voûtes sonores des cathédrales gothiques ou à travers
les forêts de colonnes des mosquées arabes. Cet art n'y est pas
devenu la propriété exclusive d'un petit nombre iVamatcurs ;
(1) Voyez cette tradition dans les Esquisses de M. Huber.
(2) Quartier marchand de Grenade.
( x85 )
il n'est pas sorti de la vie réelle pour circonscrire ses grands
effets sur l'espace e'troit d'un théâtre. La main des peintres na-
tionaux a couvert de chefs-d'œuvre les murs des temples. Le
chœur des Capucins de Séville est un des plus heaux musées
de l'Europe. Les chants sacrés et la promenade sous un ciel
pur , la gloire du passé au milieu des afflictions du présent ,
voilà les élémens de la vie commune en Espagne. La civilisa-
tion espagnole est donc essentiellement populaire , parce qu'elle
fut primitivement catholique et qu'elle a été faite par 1 Eglise.
Aujourd'hui sans doute hien des ombres obscurcissent ce ta-
bleau grandiose : la foi quitte les classes élevées, et avec elle
se perd cette généreuse indépendance, cette noble simplicité,
cet esprit de patronage chrétien , et cette horreur pour les in-
trigues des camaristes de bas lieu : sentimens élevés qui, jus-
qu'à Philippe II , tirent de l'Espagne la nation la plus catholi-
que, la plus libre et la plus fière de l'Europe. Cette civilisation
indigène résiste encore dans les provinces ; elle combat à la
fois l'esprit aride et corrupteur du 18e siècle, et les caprices
d'un pouvoir sans règle et sans lumière.
C'est de l'alliance du vieux génie espagnol avec les idées de
liberté et de développement intellectuel dans le sens des doc-
trines catholiques que sortira l'avenir de l'Espagne. C'est là seu-
lement ce qui pourra calmer les masses populaires que tour-
mente aujourd'hui une inquiète et coupable jalousie contre les
classes supérieures , sentiment qui a donné naissance au parti
des aggraviados , et qui augmente à mesure que s'altère l'es-
prit de patronage et d'égalité chrétienne chez la noblesse et
les parvenus.
Cette matière est trop grave pour que nous ne cherchions
pas l'occasion d'y revenir plus tard. Nous terminons cette fois
en renvoyant à l'excellent ouvrage de M. Huber , dont nous
sommes loin toutefois d'accepter les opinions politiques.
K.
( Le Correspondant , «° 41 , tome IL )
( «86 )
DE Ï.A PHILOSOPHIE
A la fin du Xf^III6 siècle et au commencement du XIXe.
TROISIÈME ARTICLE (1).
Pocir résumer l'article précédent, le malheur ou plutôt le
châtiment de la révolution française ne peut-être imputé au
XVIIIe siècle plutôt qu'au XVII, au XVII plutôt qu'au XVI",
au XVI plutôt qua ceux qui l'ont précédé : il ne peut être
attribué qu'aux imperfections ou aux abus de notre ancienne
civilisation : abus qui , le mal croissant toujours , et s'ajou-
tant toujours à lui-même, ont produit le dénouement dont
nous venons d'être témoins.
Or le XVIIIe siècle était marqué dans les vues de la Provi-
dence , comme le dernier travail des trois siècles qui nous
avaient précédés ; et cette époque étant celle où la société an-
cienne devait disparaître pour faire place à la société nou-
velle, il est évident que le caractère de la philosophie du
XVIIIe siècle était donné d'avance comme les destinées de la
société d'alors , dont la philosophie ne pouvait être que l'ex-
pression.
Appelé à partager les destinées d'une société dévouée à la
destruction, l'esprit philosophique du XVIII' siècle a donc
été ce qu'il devait être , l'esprit de destruction.
Si nous voulons en effet l'analyser sévèrement, quelle triste
identité, quelle unité effroyable entre sa nature et sa vocation.
Véritable Protée , la philosophie du XVIIIe siècle savait
prendre toutes les formes , se plier à toutes les habitudes , à
toutes les exigences diverses des esprits , pour arriver h son
but. Avec les esprits positifs , positive elle-même , systémati-
que, claire et méthodique en apparence ; avec les âmes arden-
tes, ardente elle-même, exaltée, pleine d'une fougueuse et en-
traînante éloquence; avec les esprits superficiels , légers ou
corrompus , et c'était le plus grand nombre , légère , vive et
enjouée, faisant de la corruption la théorie de l'élégance, mê-
lant la philosophie au libertinage des sens, le libertinage de
l'esprit à la philosophie ; véritable épicurisme du cœur et de
la raison.
(i) Voir ci-dessus, p. 142 et i55.
( i87 )
Sous quelque forme que cette philosophie se produisit ,
toujours amie du mensonge, du sophisme, ou au moins du
paradoxe : me'lange incroyahle de tous les dons du talent et
du ge'nie , et de l'abus de tous ces dons.
Maintenant , en présence de cette philosophie , supposez un
instant ce qui existait véritablement dans les masses , l'extinc-
tion de toute croyance positive , le dégoût de toute autorite' ,
l'indifférence ou le mépris des choses saintes, un malaise in-
de'finissable , un vague désir de nouveauté' plus fort encore que
les vagues terreurs de l'avenir, l'absence de dignité' sur le trône,
la corruption dans le sanctuaire; et vous aurez alors les élé-
mens de cette puissance terrible nommée Révolution française ,
qui, rapide comme le souille de la colère divine, renversa en
un instant une civilisation forte de douze siècles de durée.
Mais, nous dira-ton peut-être, vous venez d'absoudre le
XVIIIe siècle d'avoir voulu les désastres de notre révolution,
tout en avouant qu'il les a préparés. Vous l'avez absous ensuite
d'être l'auteur de ces doctrines, disant qu'il n'a fait que les dé-
velopper. Vous ajoutez maintenant que le caractère de cette
philosophie était donné , nécessaire : alors , après cette abso-
lution générale, pour être conséquent, il ne vous reste plus
qu'à en donner une, en particulier, à chacun des philosophes
de cette époque , à Voltaire , à Rousseau , à Diderot , etc.
Telle est, répondrons nous, la haute prérogative de la Toute-
Puissance , de faire sortir le bien du mal ; de telle sorte que
le mal soit nécessaire pour l'enfantement du bien. Mais il ne
faut pas être le mal d'où Dieu fait sortir le bien.
Oui , encore une fois , dirons-nous , il y a de l'injustice à
imputer au XVIIIe en particulier les doctrines qu'il a déve-
loppées.
Non , dirons-nous ensuite , nous n'absolvons personnelle-
ment ni Voltaire , ni Rousseau , ni Diderot , ni aucun des so-
phistes de cette époque. Ce n'est point notre faute , encore une
fois, s'il est aussi des crimes originels en politique; ainsi donc,
toute donnée. , toute nécessaire qu'était la philosophie du XVIIIe
siècle; et quoi qu'on puisse alléguer sur les intentions pures,
sur les mœurs honnêtes et douces, et même sur les vertus
privées de quelques-uns de ses écrivains, la philosophie du
XVIIIe siècle n'en est pas moins odieuse à nos yeux ; ce n'en
est pas moins pour nous un besoin comme un devoir de la
flétrir et de la stigmatiser. Quant à celui qui peut l'aimer, quant
à celui qui se sent attiré vers ces funestes productions, monu-
( «88 )
mens , hélas ! trop durables du crime de leurs auteurs , en
vérité, je plains cet homme ; Dieu ne l'aime, pas (i).
Aussi ne pouvons-nous nous empêcher de trouver tout h
fait e'trange le ton de le'gèreté et d'indifférence , avec lequel
certains écrivains nous parlent des philosophes du XVIII siècle ,
réservant le sarcasme à la vertueuse indignation , excitée par
une telle prostitution de tous les dons du génie.
C'est ainsi que l'auteur de la Littérature française pendant
le XVIIIe siècle, pour justifier cette époque de sa philoso-
phie, vient nous dire agréablement qu'il ne faut pas du tout la
prendre an sérieux; qu'après tout, on ne fut jamais moins
philosophe qu'au XVIII siècle, s'efforçant ainsi de faire pren
dre le change à l'esprit du lecteur, en ôtant adroitement en
gloire à la littérature dont il trace le tableau , ce qu'il vou-
drait lui faire recouvrer en estime publique.
<c Au XVIIIe siècle , dit-il , ce ne sont plus des hommes sé-
rieux , érudits , nourris de réflexions et d'études , cherchant
un point de vue général , procédant avec méthode , s'efforçant
de former un système dont toutes les parties soient bien coor-
données : ce sont des écrivains vivans au milieu d'une société
frivole, animés de son esprit, organe de ses opinions, jugeant
de tout avec facilité , conformément à des impressions rapides
et momentanées , s'enquérant par des questions qui avaient été
autrefois débattues ; dédaigneux du passé et de l'érudition ;
enclins à un doute léger qui n'était point l'indécision philoso-
phique , mais bien plutôt un parti pris d'avance de ne rien
croire. Enfin le nom de philosophe ne fut jamais accordé à
meilleur marché. Lorsqu'un reproche aux auteurs de cette
époque , d'avoir soutenu un système et des principes destruc-
teurs , on les calomnie sous un rapport , sous un autre on leur
donne un éloge qu'ils n'ont pas mérité. On peut combattre
avec indignation Hobbe ou Spinosa. Ils ont un but direct, une
intention marquée : ils se présentent avec des armes dans la
carrière : ils offrent prise, on sait à qui l'on a affaire. Mais la
philosophie du XVIIIe siècle ne pourra jamais former une
doctrine textuelle. On ne pourra jamais être reçu à citer un
écrivain , pour prouver que cette philosophie avait un projet
certain, des principes reconnus. Tous ces littérateurs n'avaient
aucun accord entre eux.... La philosophie du XVIIIe siècle est
donc un esprit universel de la nation qui se retrouve dans les
(i) Parole de M. (le Maistre, en parlant des admirateurs de Voltaire.
( i89 )
écrivains : c'est an témoignage e'crit île la tendance des opinions
des contemporains (i). »
On ne peut être admis a justifier la philosophiedu XVIII' siè-
cle , en nous parlant de l'esprit universel de la nation , de la.
tendance des opinions des contemporains , pas plus qu'un avo-
cat ne pourrait l'être à justifier un accusé par les mauvais
exemples dont celui-ci fut entoure', par ses habitudes vicieu-
ses, par l'influence d'une éducation perverse. Qui ne voit d'ail-
leurs ici l'action et la réaction du siècle sur les écrivains, des
écrivains sur le siècle, ils avaient reçu la corruption, ils la
lui ont rendue au centuple. Or, si la corruption qu'ils ont
reçue leur est elle-même imputable , puisqu'ils ne l'ont pas
repoussée, n'y a-t-il pas de l'impudeur à les absoudre de la
corruption qu'ils lui ont rendue jusqu'à l'extinction , jusqu'à
la mort?
On ne saurait non plus justifier la philosophie du XVIIIe
siècle par la considération de son esprit frivole , de son doute
léger, de son dédain du passé et de l'érudition. On peut com-
battre Spinosa avec indignation, nous dit-on : en vérité il fau-
drait avoir une merveilleuse facilité d'indignation pour aller
en dépenser contre Spinosa , et employer contre lui d'autres
armes que celles qu'il présente lui-même pour le combat , je
veux dire la froide et sévère logique : et il nous semble au
contraire qu'il est très-difficile à qui voudrait combattre Vol-
taire ou quelqu'autre sophiste de cette époque, de ne pas glis-
ser du ton calme de la critique dans le langage passionné de
la mauvaise humeur et de l'indignation.
Quelle que soit la direction de la philosophie, lorsqu'elle
paraît accompagnée des études profondes , des méditations sé-
rieuses , et avec le caractère grave de la science , elle se place
naturellement dans une sphère où l'oeil du vulgaire ne peut
l'atteindre ni la pénétrer. A ces conditions qu'un philosophe
se trompe, son erreur est beaucoup moins dangereuse, parce
qu'elle est individuelle ; ou du moins qu'elle n'a de cours que
dans le monde savant, pour qui le doute est toujours à côte
de l'affirmation. Certes, avant le XVIIIe siècle la philosophie
n'avait pas manqué de défenseurs hardis et téméraires : sans
rappeler le Hollandais Spinosa , dont il était tout-à-l'heure
question, en France nous voyons Rabelais, Montaigne, Bayle;
en Angleterre Hobbes, et plus tard Mandeville , Collins, Tyn-
dals, Tolands. Mais selon l'observation judicieuse de M. Aneil-
(i) De la littértilwè française pendant le XI IIIe siî'de , pag. i/$> et
suivans.
IT ?5
( i9o )
Ion sur ces derniers e'crivains . « La profondeur de leurs re-
» cherches , la gravite' de leur ton, le sérieux de leur style et
» de leur manière , rendaient les ouvrages moins pernicieux ;
» ils montaient sur le ton de la reflexion et de la pense'e ,
» plusieurs d'entre eux respiraient l'amour de la vérité et l'ins-
» Diraient, par la même ils portaient leur correctif avec
» eux , et leur publication provoqua des traite's solides et de
» savans e'crits qui leur servirent de contrepoids et de contre-
» poison. » *
De même en France, Montaigne, avec son doute apathique;
Rabelais, avec le sens cache' de ses bouffonneries; Bayle, avec
son érudition et ses énormes in-folio, ne pouvaient avoir au-
cune action sur le commun des esprits.
Le tort personnel du XVIIIe siècle fut donc, dans son em-
pressement h fouiller ces vieux arsenaux du doute et de l'in-
crédulité', pour en tirer ces armes mortelles, ces traits déchi-
rans, ace're's par la cruelle malice : ce fut de traduire tous ces
argumens contre tout ce qu'il y a de sacre' parmi les hommes,
en langue vulgaire à l'usage du bel esprit, de la corruption du
cœur , de toutes les passions populaires sous toutes les formes
possibles, depuis celle du dictionnaire jusqu'à celle du roman.
Enfin l'auteur de la Littérature au Xf^IIP siècle nous sem-
ble se tromper évidemment, lorsqu'il vient nous dire qu'il est
impossible de constater une unité quelconque dans les doctri-
nes de cette époque. Nous avons, je crois, assez ouvertement
protesté tout à l'heure que la philosophie n'était point à nos
yeux une vaste conjuration entreprise en commun par tous les
écrivains pour renverser V ordre établi , pas plus que nous ne
la regardons comme un noble concert pour le bonheur de l'es-
pèce humaine. Nous l'avons seulement considérée , avec l'au-
teur auquel nous répondons, comme ïexpression de la so-
ciété : sur ce point nous tombons d'accord avec lui.
Maintenant ce dont il doit tomber d'accord avec nous c'est
que les philosophes du XVIIIe siècle volontairement ou invo-
lontairement, se sont invariablement trompés; or, dans ce
concert d'erreurs , quelle autre unité peut exister], quelle au-
tre peut-on chercher raisonnablement si ce n'est l'esprit de
destruction; et cette unité là, je le demande, ne s'élève-t elle
pas de toutes parts des doctrines du XVIII siècle, revêtue
d'une assez funeste évidence?
Ainsi donc , s'il est vrai qu'on ne puisse pas trouver au
XVIII siècle un ensemble de doctrines positives, il est incon-
testable que d'un autre côté on y trouve unité de méthode. Si
ce ne sont pas partout les mêmes opinions en philosophie,
( i9' )
c'est partout la 'même manière de philosopher , quoiqu'avec
«les habitudes d'esprit bien diverses et des tons bien differens.
Or c'est seulement dans l'unité de la me'thode qu'existe 1 u-
nite' philosophique d'une époque, et c'est sous ce point de
vue que nous tâcherons de caraete'riser le XVIIIe siècle dans
notre prochain numéro. H. G.
( Le Correspondant , n° ^i , tome II. )
LES MARTYRS E-U MAINE.
DEUXIÈME ARTICLE (1).
C'est dans tous les rangs que la foi trouve des confesseurs et des
héros. L'ouvrage de M. Perrin en est une preuve consolante. Nous
continuons de faire des citations ; elles concilieront plus de suffra-
ges à ce livre que tous nos éloges.
L'abbé d'Orgueil fut arrêté par les républicains dans une ferme
du Petit-Muillé , département de la Mayenne. La maison qui lui
avait servi d'asyle fut mise au pillage , les bestiaux du laboureur
lurent enlevés , et lui-même traîné dans les prisons de Laval avec
lus prêtres qu'il avait cachés. On chargea pareillement de fers sa
sœur et sa fille , femmes admirables, dignes des premiers siècles
de l'Eglise. Ces braves gens s'estimaient heureux, ils se félicitaient
de souffrir pour Jésus-Christ, et l'aspect même de la mort ne put
altérer la sérénité de leur visage.
Cités devant le tribunal, on leur fit subir un interrogatoire qui
révéla toute la force de leur foi , toute la grandeur de leur âme.
Chacun des trois voulut s'attribuer l'honneur d'avoir caché le mi-
nistre de Dieu; et, quand on demanda le serment au vieux la-
Loureur : « Point de serment, s'écria-t-il , menez-moi à la gwl-
loche. » Ce sont ses propres expressions, qu'd faut rendre avec
ieur énergie. On dit ensuite aux trois parens : « Pourquoi avez-
» vous caché ce calolin ? — Si c'était encore à faire , nous le
» ferions » , répondirent-ils tous ensemble. Comme le prêtre se
montrait attendri sur leur sort , et paraissait plongé dans la plus
vive affliction , en les voyant enveloppés dans sa condamnation
pour lui avoir donné un asyle : « Pourquoi vous affligez- vous ,
» Monsieur, lui dirent ses généreux compagnons? Si vous saviez
)> comme nous sommes joyeux de vous suivre sur L'échafaud ! oh !
(i) Voir ci-dessus, p. i-3.
( *92 )
)> quelle obligation nous vous avons de nous avoir procuré la cou-
» ronne du martyre ? »
Du tribunal les victimes furent conduites au lieu de supplice.
Le bon homme paraissait se confesser au prêtre , qui s'inclinait
pour l'entendre. Les femmes marchaient du pas le plus ferme , et
avec le même courage qu'elles avaient fait briller au tribunal. Le
vieillard, Louis Chadaigne , âgé de soixante-deux ans, monta le
premier à l'échafaud. Après lui, fut immolée sa fille, Louise, âgée
de trente ans. La vierge chrétienne tenait tes yeux élevés vers le
ciel pendant qu'on l'attachait sur la planche rougie du sang de son
père, et on l'entendit distinctement prononcer ces tendres paroles :
« Jésus , ayez pitié de moi ! ô Jésus ! pardonnez-moi ! Jésus , mon
» amour ! Jésus ! » Le couteau lui arrêta le doux nom de Jésus
sur les lèvres.
La tante de cette pieuse fille , Jeanne Chadaigne , veuve de Jo-
seph Boulay , laboureur, âgée de cinquante-quatre ans, entonna,
au pied de l'échafaud , d'une voix claire et sonore , ce cantique à
la très -sainte Vierge : Je mets ma confiance, Vierge, en votre se-
cours ; et , lorsqu'elle en fut à ces mots : Et quand ma dernière
heure viendra fixer mon sort , elle dit : « Voici la dernière heure
» qui va fixer mon sort , obtenez que je meure de la plus sainte
)> mort. » Des républicains prononcés qui assistaient à ce touchant
spectacle furent profondément émus, et plusieurs ont avoué depuis
qu'ils avaient senti des larmes d'attendrissement couler de leurs yeux.
Le vertueux ecclésiastique qui les avait si puissamment aidés à
mourir , encouragé lui-même par leur héroïque constance , se pré-
senta sur le théâtre de la mort avec une majestueuse fermeté. L'on
eût dit qu'il voyait déjà le ciel entr'ouvert ; se tournant vers le
peuple , il cria : Vive la religion ! vive le roi ! et reçut ainsi le
coup fatal.
Quelle admirable naïveté! il me semble que la foi pure et simple
de nos aïeux vient se réfléchir tout entière dans la confession de
ces chrétiens de notre temps. Oui , tel est le privilège de la foi en
Jésus-Christ gravée par une main divine dans le cœur du chrétien ;
c'est là qu'elle réside, qu'elle s'alimente d'une nourriture céleste;
c'est de là qu'elle s'exhale en hymne d'amour, et qu'elle s'élève
comme un doux parfum vers son auteur. Qui dira la puissance de
ce nom de Jésus , qui vient expirer sur une lèvre mourante ? Et
que ce cantique entonné en l'honneur de Marie est plein de vie et
d'immortalité I La foi fait place à l'amour, et l'amour a pénétré ce
Voile transparent qui sépare le temps de l'éternité.
Q\\e l'on nous permette de citer encore un de ces beaux dévoue-
niens ; c'est une tendre mère, une mère chrétienne, qui renouvelle
( '93 )
le courage à jamais me'morable de Salomonis , la mère des anciens
Machabées.
Une mère chrétienne fut condamnée le 3 pluviôse ( 1% janvier),
avec ses quatre filles , et exécutée sur-le-champ à Laval. Marie-
Tbérèse de Lort, née à Saint-Domingue, avait épousé un habitant
de Nantes , M. Hay , qui voulut combattre pour le Roi sous les
drapeaux vendéens. Sa famille fut prise dans les environs de La-
val , et jetée dans les prisons de cette ville. L'échafaud était le
prix de la vertu. Madame Hay y fut conduite avec mesdemoiselles
Sophie , Eléonore , Emilie et Cécile , ses filles. Ce n'étaient pas
des femmes qui marchaient à la mort ; c'étaient des anges qui al-
laient s'envoler vers le ciel. Jamais les jeunes victimes n'avaient
été plus belles : on lisait quelque chose de surnaturel dans l'ex-
pression de leur visage ; un doux sourire paraissait les animer ;
une modeste rougeur colorait leur front ; une mise noble et décente
ajoutait à la grâce de leur maintien. Leur mère n'était pas moins
remarquable par son admirable sécurité, par ses manières aimables,
par son air de contentement et de grandeur. Elle semblait con-
duire ses filles au triomphe ; de temps en temps elle leur parlait
par ses regards , et des signes de sa tête , elle leur exprimait sa
joie de les voir dignes d'elle-même, dignes de leur père; elle leur
montrait le ciel comme la récompense prochaine de leurs souffran-
ces passagers. Au pied de l'échafaud , les cinq héroïnes se mirent
à genoux; elles prièrent un instant, puis, nouvelle Machabée , la
mère dit à ses enfans : « 0 mes filles , il est temps ; montons au
» ciel. » La première s'élance avec l'agileté d'un athlète qui craint
qu'un autre , plus heureux , ne le devance au but ; la seconde la
suit avec le même zèle; la troisième s'empresse également de par-
tager leur martyre et leur gloire. Mais la dernière ne peut soute-
nir sans douleur un si triste spectacle ; elle frémit à chaque coup
qui lui enlève une sœur; elle n'a plus la force de retenir ses lar-
mes ; elle pleure enfin. « Eh quoi ! ma fille , vous pleurez , lui dit
» sa mère, vous pleurez la félicité de votre sœur; elles sont maiu-
» tenant au ciel ; réjouissez-vous d'aller les y rejoindre ; je vous
» suivrai à mon tour dans cette heureuse patrie. C'est là , ma
» fille , c'est là que vous reverrez votre père. » Elle dit ; bientôt
sa fille a disparu ; bientôt la mère elle-même nage dans le sang de
ses enfans , et se réunit à elles dans l'éternel séjour. En mourant ,
elle n'éprouva qu'un regret; celui de laisser un fils entre les mains
des impies. Emile Hay dut sa vie à son âge de quatorze ans, et
cependant on avait condamné sa sœur Cécile qui, nous a-t-on as-
suré , en avait tout au plus quinze.
La grâce , la délicatesse , qui animent tous les détails de ce ré-
( iy4 )
cit, l'intérêt attaché à chaque personnage de ce drame déchirant
nous présentent le sublime dans sa plus haute expression.
Nous croirions avoir tout dit , et laissé dans lame de nos lec-
teurs les plus douces et les plus nobles émotions , s'il nous était
permis de passer sous silence le dévouement de la sœur Monique,
étonnante par une simplicité qui déjoue toutes les ruses par une
patience, qui désarme toutes les haines par une constance et une
fermeté qui la rendent digne de recevoir la palme du martyre.
La sœur Monique, appelée dans le monde Marie Lhuillier, était
née dans la paroisse d'Arquenay, de'partement de la Mayenne. Au
milieu des hommes, aussi-bien que dans le cloître, on la citait
comme un modèle de ferveur et de piété. Partout elle répandait
la bonne odeur de Jéàiis-Christ. Après avoir passé un mois dans
les fers avec les autres religieuses de la communauté , elle fut
tout-à-coiip arrachée à sa sainte famille, le 9 juin 1793, pour
comparaître devant les révolutionnaires de Laval , et répondre à
des torts supposés. Arrivée à Laval , elle fut jetée dans les pri-
sons. Un citoyen de cette ville , sollicité de prendre en main la
défense de l'humble vierge , voulut avant toutes choses conférer
avec elle. Il lui promit de la sauver , si elle prêtait ce fameux
serment d'adhésion aux statuts schismatiques de la constitution
dite civile du clergé. « Je ne le puis , répond modestement la
» servante des pauvres. — Mais tu périras , s'écrie l'homme de
» lois. — Il n'importe , mon sort est dans les mains de mes ju-
i) ces; mais ils n'ont de pouvoir sur moi que ce que Dieu leur en
)> donnera. » Cet homme frappé de la sagesse de ses réponses et
plein d'admiration pour sa fermeté , se retira et rencontra dans la
rue les personnes qui l'avaient intéressé en faveur de l'accusée.
« Ce n'est pas une femme, leur dit-il, c'est un ange. Il est mal-
» heureux pour moi de ne pouvoir la sauver , elle ne veut pas
)> faire le serment : je ne la puis tirer d'affaire. »
Le 25 juin elle fut enfiu conduite devant ses juges. Un soldat,
présent à son interrogatoire, eu a rapporté les détails suivans que
d'autres témoins oculaires ont confirmés. Il nous semble digne de
figurer à côté de ceux des premiers fidèles.
« C'est donc toi, lui dit un de ses juges, cjui te laisses fana-
)) tiser par les prêtres ! ce sera ta perte et celle de toute ta mai-
j) son. Il faut que tu sois un bien mauvais sujet, puisque personne
» ne veut prendre ta défense, ce qui ne se refuse jamais. »
La vierge fidèle répondit : « Il faut espérer que si je n'ai pas
» de défenseurs sur la terre , j'en aurai dans le ciel. »
Cette noble réponse fut accueillie par de grands éclats de rire.
Le juge reprit : « Cela fait pitié ; on voit bien qu'elle s'est
( »95)
» laissé tromper ; mais enfin tant pis pour elle : il faut faire no-
» tre devoir. Tiens, lui dit-il, tu excites notre compassion, il te
» reste encore un moyen de te sauver; veux-tu le saisir? le voici :
m fais le serment d'être fidèle aux lois de la république. »
Sœur Monique. « Je ne connais point d'autres lois que celles
» de Dieu; c'est le seul serment que je ferai, et j'y serai fidèle
» jusqu'à la mort, moyennant sa grâce. »
Le juge. « Ce moment n'en sera pas loin. Vous avez donc tou-
)> tes juré d'être rebelles aux lois et de ne point faire le serment? n
Sœur Monique. « Non , mais chacun doit reconnaître ses de-
» voirs et suivre sa conscience. »
Le juge. « Eli bien , on va commencer par te guillotiner , et
» toutes celles qui seraient assez folies pour suivre ton exemple. »
Sœur Monique. « Tant mieux pour elles et pour moi. Si nous
» avons le bonheur de mourir pour confesser notre foi ; plutôt
m aurons-nous celui de voir Dieu. »
Après quelques sorties sur le fanatisme , on continua l'interro-
gatoire.
Le juge. « Allons , il faut te décider à faire le serment , si tu
« veux sauver ta vie. »
Sœur Monique. « Je ne la sauverai pas à ces conditions, car
jamais je ne le ferai. »
Le juge. « Nous te donnons encore une heure : fais bien tes
» réflexions. Une fois l'arrêt prononcé , il sera exécuté. »
Sœur Monique. « Quand il vous plaira : mes réflexions sont
» toutes faites : j'aimerais mieux mille fois mourir que de faire ce
» maudit serment qui perdra tant d'âmes. »
Le juge. « Mais les ci-devant religieuses de l'hôpital de Laval
» l'ont bien fait. »
Sœur Monique. « Je m'en tiens à mes lumières. »
Le juge. « Crois tu que nous ne reconnaissions pas un Etre SU-
» prême ; nous l'adorons aussi-bien que toi, et le serment n'em*
» pêche pas de le servir comme on veut. Crois-nous, fais en l'ex-
» périence; tu vois bien que nous voulons t'éclairer et te sauver. »
Sœur Monique. « Tous les moyens que vous me proposez ne sont
n que pour me tromper; mais, grâces à Dieu, vous n'y réussirez
» pas ; je ne veux pas me perdre pour toute une éternité : il y en a
» bien assez qui regretteront un jour s'être laissé gagner par vos
» sollicitations; mais leurs regrets ne les sauveront ni vous non plus. »
Le juge. « Vous voyez qu'au lieu de profiter de notre indul-
» gcuce , elle n'en devient que plus hardie. Au lieu de faire un
» bien , nous ferons un mal de la laisser vivre plus long- temps.
» C'est une fille dangereuse , elle en perdrait d'autres par son
» exemple. Vu tontes ces accusations , nous la condamnons à
» être guillotinéet »
( '96 )
A ces mots, la sœur Monique ne peut contenir sa joie, elle se
jeta à genoux; les mains jointes; et les yeux élevés vers le ciel,
elle s'écrie : « 0 mon Dieu ! que vous me faites de grâce de me
)> mettre au nombre de vos martyrs , moi qui suis une si grande pé-
» cheresse ! »
Ou la conduit au lieu du supplice. Là , elle demande et obtient
la permission de distribuer ses \ètemens aux pauvres. Ensuite elle
se prosterna par trois fois devant la guillotine , comme si elle eût vu
la vraie croix. Au pied de l'échelle, on lui 8cmande encore si elle
veut faire le serment : « Non, non, je n'en ferai aucun. :> Un sol-
dat lui offre son bras pour monter à l'échafaud : « Je monterai
bien seule, » lui dit-elle d'une voix assurée. Le bourreau se présente
pour lui couper les cheveux : « Je vous en ai épargné la peine. . .
lui fait-elle observer. Sur l'échafaud , on lui propose de nouveau de
prêter le serment schismatique. Sa réponse est toujours la même.
Alors elle lève les yeux vers le ciel , comme au tribunal , et s'écrie :
« Mon Dieu ! faut-il mourir d'une mort si douce, moi qui vous
» ai tant offensé, et vous qui avez tant souffert pour moi ! ! ! »
Enfin elle était sur le point de consommer son sacrifice , les deux
mains liées derrière le dos, couchée sur la planche fatale, lorsqu'elle
s'entend apostropher : « Malheureuse, lui crie-t-on, quelle fureur te
» porte sous les coups de la mort ? Tu vis encore , dis une parole
m et tu es sauvée. » A ces mots, elle rappelle le peu de forces
qui lui restent, et dit en poussant un profond soupir : « 0 Dieu!
» préférer une vie périssable et passagère à une vie glorieuse et
)> immortelle ! non , non , plutôt mourir ! »
« Elle s'iucline sous l'homicide couteau ; sa tête tombe , et la
pieuse héroïue a conquis la couronne immortelle , après cinquante
ans de vertus et de combats. »
Nous n'ajouterons pas ici de réflexions : Les larmes, les hau-
tes pensées , les émotions consolantes et salutaires , telles sont les
fruits que produit le livre de H. Perrin. Dès-lors il est inutile de
demander quel est ou quel n'est pas son mérite ; l'ouvrage est
jugé , et bien jugé (î).
(i) Il y a quelques mois, Y Association pour la défense de la Religion
catholique adressa une circulaire aux fidèles ainsi qu'aux autorités ec-
clésiastiques , qui réclamait le concours de tous pour rechercher et lui
faire parvenir les documens qui attestent le dévouement des saints mar-
tyrs immolés aux différentes époques de la révolution. Aujourd'hui elle
recommande de nouveau à la sollicitude générale une œuvre, dont le
succès doit être d'une si puissante édification dans l'Eglise. Déjà beau-
coup de documens nous sont parvenus.
( J,p Correspondant , n° {?. , tome 11. )
( i97 )
X.E PROCÈS DE GALILÉE,
( d'après le Staatsmann ).
L'hypothèse ingénieuse sur l'harmonie des phe'nomènes du
ciel, qu'on appelle communément le système de Copernic, si
on la considère en elle-même, est une des plus admirahles
productions de l'esprit humain, et, nous pouvons dire avec or-
gueil, de l'esprit allemand, forme' et grandi à le'cole de Rome.
Ce système est infiniment utile à 1 astronomie, en facilitant,
rendant sensihles et simplifiant ces calculs par lesquels elle
remplit sa tâche, qui est de de'terminer d'après les phe'nomè-
nes ce'lestes la succession des temps et la position respective
des lieux. Cette découverte , comme toutes celles des sciences
européennes, avait pour point de départ la chaire de toutes
les chaires, et les défenseurs du système en question, jusqu'à
l'époque de Galilée , n'ont été par personne plus honorés et
protégés que par les Papes; car , en général , aucune des sciences
hypothétiques n'est plus encouragée par le Vatican que l'as-
tronomie. Les premiers inventeurs et défenseurs du système
étaient des Allemands , mais qui durent la meilleure partie
de leur science aux secours qu'ils recevaient de Rome.
Un jeune Allemand, JSicolo de Cusa, né à Coblenlz en i4oi,
et disciple du célèbre astronome de Padoue, Pianio Pelacane,
proposa , cinquante ans avant la naissance de Copernic , dans
son livre de Doclâ ignorantiâ , cette hypothèse , que la terre
se meut et que le soleil est immobile ; et il se sert déjà de
l'exemple d'un vaisseau qui paraît immobile à ceux qui s'y
trouvent, pendant que le rivage paraît s'enfuir, pour répon-
dre aux objections tirées de 1 impression contraire à son sys-
tème que les sens reçoivent. Il dédia son livre au cardinal
Giuliano Cesarini , sous lequel il avait étudié à Padoue le
droit canonique, et qu'il rencontra de nouveau en i448, au
concile de Bâle. Il y assista comme archidiacre de Liège, et
lui présenta une dissertation sur la nécessité de réformer le
calendrier. Le Pape Nicolas V, nonobstant cette opinion sur Le
mouvement de la terre, éleva Cusa en i448 à la dignité de
cardinal, et le nomma évêque de Brixen. Ce Pape, ainsi que
ses successeurs, Calixte III et Pie II, l'employèrent pour les
affaires et les légations les plus importantes. Il mourut en i4(>4,
et le marquis Rolando Pallavicino publia en i5o2 ses o.' uvros
II. 26
( 198)
en Italie, et les dédia au cardinal d'Amboise ; pas une plainte
ne s'éleva contre sa doctrine, parce qu'elle s'était renferme'e
dans les limites d'une science hypothétique, et que, sans vou-
loir re'fonner la vie humaine , elle se contentait de servir les
astronomes.
Copernic lui-même eut encore davantage à se rejouir de la
faveur et de la protection tant du Pape que de la cour de
Rome. Après avoir termine' ses étude» à Bologne , sous le
grand astronome Domenico Maria Novare de Ferrare, il visita
Rome, à l'âge de 28 ans, et y fut traite' avec distinction. Quel-
ques anne'es plus tard, quand le concile de Latran s'occupa de
la re' l'orme du calendrier, Copernic fut un de ceux que l'on
consulta. Dès-lors il se livra dans la solitude à la composition
de son ouvrage immortel de Révolution! bus orbium cœleslium,
où la doctrine du mouvement de la terre est oppose'e pour la
première fois, d'une manière systématique, au système en-
core seul dominant de Ptolorne'e. L histoire de sa vie nous offre
assez de traces de 1 humilité' et de la timidité' qu'il apporta dans
l'enseignement public de si grandes innovations. Quoiqu'il eût
la conviction d'être soumis à lEglise , et qu'il n'eût proposé
son système que comme une hypothèse, il paraissait cepen-
dant sentir à quels abus sa doctrine pourrait conduire , si on
s'avisait de la confondre avec la vérité positive. Mais qui l'a
encouragé et protégé? Un cardinal, un évêque et un Pape.
Le cardinal Nicolo, né la même année que Copernic, et,
depuis i4g2, religieux de l'ordre de saint Dominique, fut ce-
lui qui provoqua la publication de son célèbre ouvrage. Dans
une lettre qu'il adressa à Copernic, en date du Ier novembre
i536, il lui dit qu'ayant appris la profondeur de sa science,
il s'est fait exposer son système, et il le prie de lui envoyer
son livre pour le publier. Copernic lui-même nous apprend,
dans sa préface, les instances que fit auprès de lui et dans le
même but son ami Tidemann Gisius, évêque de Cuhn.
Enfin le Pape Paul III, lui-même savant du premier ordre
et versé plus que la généralité de ses contemporains dans les
sciences philosophiques ou hypothétiques , permit à Copernic
de lui dédier son livre et l'accepta avec reconnaissance.
Copernic mourut en i543, peu après la publication de son
ouvrage; mais ce n'est que quatre-vingts ans après sa mort
que l'on commença a abuser de sa doctrine , ce qui amena la
nécessité de renfermer dans de justes limites cette liberté d'en-
seignement qu'aucun autre tribunal littéraire ne respecte au-
tant que celui de Rome. Car, d'après l'importante observation
du comte de Maistre , la majesté de l'Eglise romaine se niani-
( J99 )
feste en ce qu'elle seule sait garantir le pur ine'tal de la reli-
gion, du dissolvant de la philosophie ou de la science des
hypothèses, tandis que celle-ci ronge et dissout tôt ou tard
toutes les autres doctrines et tonnes religieuses. Comme l'E-
glise sait ainsi, dans toutes les circonstances, protéger le pal-
ladium de l'humanité' et faire respecter a l'homme des limites
qu'il ne doit pas vouloir franchir, elle peut aussi accorder
aux sciences humaines, dans 1 étendue de ces limites, une
protection plus fixe et un jeu plus lihre que d'autres reli-
gions, en apparence moins gênantes, mais qui sur tous les
points de leur territoire ont continuellement à se détendre
contre les envahissemens de la curiosité' et la présomption des
raisons individuelles.
Le ce'ièhre Cclio Calcagnini prit, sous les yeux de Paul III,
la défense du système de Copernic. L'Orientaliste J. A. Wid-
mannstedt l'avait explique' dans les jardins du Vatican , en
présence du Pape Cle'ment III , qui le récompensa avec ma-
gnificence. Encore en 1616, lorsque le Saint-Office se vit pour
la première fois dans la nécessité de s'occuper de revoir le li-
vre de Copernic, on appela son disciple Kepler à la première
chaire d'astronomie du monde chrétien, celle de Bologne.
Comment donc concilier cette tolérance , ou plutôt ce zèle
et cette bienveillance pour Copernic lui-même, avec la sévé-
rité qu'on montra par la suite pour son système enseigné par
Galilée , Fiyiani et leurs successeurs ?
Avant de nous occuper de cette question et du sort de Ga-
lilée , nous devons donner une idée un peu plus exacte de la
différence qui existe entre la science hypothétique et la science
thétique de la nature, puisque c'est à l'occasion du procès de
Galilée que 1 inquisition romaine a établi pour la première
fois etdela manière la plus précise cette distinction scientifique
de toutes la plus importante (t). La congrégation dû Saint-
Office à Rome, déjà en 1620, quatre ans après qu'on eut élevé
les premières plaintes contre Galilée, fit connaître publique-
ment les passages du livre de Muiuli Reçolutïonibus qui , mal
interprétés, pouvaient être dangereux, et elle permit d'ensei-
gner le système comme hypothèse, mais non pas comme tlicse.
C'est avec cette restriction qu'il a été enseigné, pendant le
cours des deux derniers siècles, non-seulement dans l'université
(1) On remarquera que M. de La Mennais, dans son Sommaire d'un
système des connaissances humaines, établit, comme base de toute doc-
trine philosophique, une distinction qui repose sur le même principe,
savoir : I'Ordre de Foi et l'Ordre de Conception. ( A. du Ix. )
( 200 )
de Paris , mais dans tout le monde chrétien , ayant joui à Rome ,
jusqu'à nos jours, de la même faveur que toutes les autres
conceptions semblables de l'esprit bumain , tandis qu'elles ne
s'arrogent pas le droit d'envahir le territoire de la ve'rité thé-
tique et positive.
En contemplant la nature , on se propose toujours l'un ou
l'autre de ces deux objets : ou l'on examine quels sont ses
rapports avec l'homme, avec sa vie terrestre, et avec sa des-
tination e'ternelle , telle qu'elle lui a e'te' manifeste'e par une suite
de re've'lations divines ; ou bien , on cherche ce que les cbo-
ses sont en elles-mêmes , indépendamment de l'idée que l'homme
peut s'en former, et lorsqu'on se place en dehors de ce point
de vue qui est une nécessité pour tout habitant de la terre.
Cette dernière espèce de contemplation est nécessairement hy-
pothétique, puisqu'elle suppose qu'il est possible à l'homme,
pour ainsi dire, de sortir de lui-même, d'être homme à la fois
et de ne pas l'être. Cette hypothèse peut être tole're'e comme
un jeu de l'esprit , on peut l'encourager en tant qu'elle est
employe'e comme un simple moyen dans la spéculation; mais
les re'sultats auxquels on arrive de cette manière , quelque
brillans qu'ils soient , ne doivent jamais exercer une influence
directe sur la vie pratique, ni e'branler ce qui a servi de base
à celle-ci depuis les premiers jours du genre humain.
La terre est immobile relativement à l'homme et à tout ce
qui le concerne, en sorte que pour la voir en mouvement, on
doit par la pensée gagner un lieu et un point de vue en de-
hors de la terre. On usurpe cette place en dehors de la terre
qu'Archimède avait de'sire'e , mais dont il vit bien, plus sage
en cela que les physiciens acatholiques des deux derniers
siècles , l'incompatibilité' avec la condition de l'homme sur
la terre. Le système de Copernic demeurera donc toujours ce
qu'il a toujours e'te' aux yeux du sens commun et au jugement
de lEglise, une hypothèse, un e'chafaudage infiniment utile
pour les opérations de l'astronomie mathe'matique, mais dont
on ne doit pas abuser pour renverser l'e'difice même, cette
antique maison paternelle que la divine Providence a fondée
pour nous , ni pour metti'e la confusion dans ce qu'il y a de
positif en la science et la vie humaine, comme la philosophie
acatholique l'a fait constamment, depuis Galilée et Viviani jus-
qu'à Engel et Lichtenberg , jusqu'à dire, selon l'expression de
ce dernier, qu'avec Copernic un nouveau ciel et une nouvelle
terre ont commence' , et que son système est la mère de la
vérité. Rome non-seulement a eu raison de condamner ces
( 2GI )
prétentions comme he're'tiques , mais le sens commun les re-
jette comme absurdes.
L'homme , a son entre'e dans la vie , reçoit de la Providence
une place dans la maison (la famille), dans l'Etat et dans l'E-
glise ; celle-ci est la base de deux autres, et est fonde'e elle-
même sur un rocher qui reste immobile. La science doit se
proposer la conservation , et non la destruction de 1 édifice mo-
ral que Dieu nous a prépare' , et l'homme ne doit pas faire
de'river les lois de la vie de la nature extérieure, mais celle-ci
doit se régler sur 1 édifice moral qu'il habite , comme un
échafaudage sur le plan et les dimensions du bâtiment qu'on
veut faire.
JNous pouvons maintenant nous former une ide'e exacte de
l'erreur de Galilée. Il fut un des premiers laïques qui, sans
une connaissance solide des foudemens sacrés et ecclésiastiques
sur lesquels repose la grande maison paternelle de la chré-
tienté', ont usurpé le ministère des vérités religieuses. Ebloui
de 1 éclat temporel de l'Italie d'alors, aussi-bien que de celui
de son talent philosophique presque incomparable, il aurait
voulu que le monde réel , tel que le sens commun et la révé-
lation nous le montrent, se conformât au monde philosophi-
que qu'il croyait avoir découvert , et que les paroles de
l'Ecriture-Sainte s'accommodassent à des lois de la nature aux-
quelles à peine un siècle auparavant personne ne songeait
encore , et que même depuis qu'elles étaient signalées par quel-
ques physiciens , personne que lui seul n'avait encore procla-
mées d'une manière si absolue et d'un ton si tranchant. Il
aurait voulu changer le centre de toutes les pensées et de tou-
tes les affaires humaines , que les sens, l'expérience , la science
et sur-tout la révélation avaient placé , d'un commun accord
et pendant tant de siècles , sur la terre considérée comme im-
mobile.
Il aurait peut-être reculé avec effroi devant les conséquences
de sa présomption et de l'opiniâtreté qu'il mita confondre une
hypothèse avec la vérité positive, s'il les avait pu prévoir;
mais nous qui vivons deux siècles après lui, nous en avons vu
assez pour apprécier la sagesse et la justice de la condamnation
que Rome prononça contre lui. Où l'erreur de Galilée n'est-
elle pas devenue une arme entre les mains des ennemis du
christianisme? Le scepticisme de nos classes soi-disant éclairées
ne vient-il pas de ce doute qu'ils nourrissent en secret : Com-
ment il serait possible que Dieu eût voulu accorder une sol-
licitude si spéciale , et une rédemption d'un prix si extraordi-
naire , aux habitans d'un grain de sable imperceptible dans
( 202 )
l'infinité de l'espace ? Le ciel et l'enfer n'ont-ils pas e'te' chan-
gée en une promenade des mondes , et l'abus de ce système
n'a-t-il pas fait que la contemplation des cieux qui annoncent
la gloire de l'Eternel est devenue pour beaucoup d'esprits le
principe d'un panthéisme matérialiste , au lieu de les élever
vers le Dieu qui n'est pas loin de chacun de nous? En vérité, le
procès de Galilée, qui a étouffé, du moins dans l'intérieur de
l'Eglise, ce germe d'égarement spirituel, suffirait seul pour
démontrer 1 empire de la vérité, et que celui qui garde Israël
ne dort et ne sommeille point.
Dans l'exposition qui va suivre des faits relatifs à ce procès ,
nous nous attacherons , exclusion faite de toutes les sources ro-
maines , aux détails que nous donnent Viviani, le disciple en-
thousiaste de Galilée, et son admirateur Timboschi. Ce dernier
a puisé son apologie admirable de la conduite de Rome à l'é-
gard de Galilée principalement dans les dépêches de l'envoyé
du grand-duc Nicolini , et il s'est fait un devoir d'écarter les
documens qui nous viennent des Papes. On n'aura donc au-
cun motif pour révoquer en doute l'authenticité de notre ex-
position.
Galileo Galilei , à l'âge de vingt-six ans professeur à Padoue
(1589), énonça dès ce moment des paradoxes sur Aristote,
qui décelèrent la tournure extraordinaire et la pénétration de
son esprit, mais aussi une certaine roideur et un orgueil, d'où
Ion peut inférer que la révolution intellectuelle du nord de
l'Europe avait réagi sur lui, aussi-bien que sur son célèbre com-
patriote Fra Paolo Sarpi; car la guerre des hypothèses contre
les vérités éternelles non -seulement avait commencé depuis
long-temps, mais les premières avaient réussi à envahir plu-
sieurs des plus belles provinces de 1 Europe. G est l'assurance
que Galilée montra dans toutes les situations , son ton décisif
et tranchant, bien plutôt que la jalousie excitée par la gran-
deur de ses talens , qui le rendit de bonne heure pour les ec-
clésiastiques les plus respectables l'objet d'une espèce de dé-
fiance. Toutefois aucune plainte ne se lit entendre. Il continua
jusqu'en 161 5 d'entretenir les relations les plus amicales avec
plusieurs Jésuites qui favorisèrent ses découvertes ; il en ap-
pela même au jugement des Jésuites , quand les premières
poursuites furent dirigées contre lui.
C'est lorsque les théories de Galilée commencèrent à se ré-
pandre jusque dans les dernières classes et à occuper vivement
les esprits du peuple , que les directeurs spirituels de ce peu-
ple durent concevoir de l'inquiétude. Ce n'est pas dans le haut
clergé , mais dans le bas clergé , en contact immédiat avec les
( 203 )
classes populaires , qu'on doit chercher l'origine des plaintes
portées contre Gaîile'e. A cet e'gard nous allons citer , quoique
nous n'approuvions pas de pareils jeux de mots dans la chaire
chre'tienne, le sermon de ce moine de Florence qui prit pour
texte de son discours contre la nouvelle doctrine les paroles de
saint Luc : Viri Galilœi , quia statis aspicivntes in cœlwnp
C'est par suite de cette attention excite'e parmi le peuple et
ses guides spirituels , que les the'ories de Gaîile'e se trouvèrent
en pre'sence des textes de 1 Ecriture qui leur sont défavorables.
Il s'agissait donc pour lui de désavouer les partisans qu'il avait
trouvés dans le peuple, en rétractant tout ce qui pouvait être
contraire h renseignement de l'Ecriture-Sainte , ou bien d in-
troduire hardiment les hypothèses philosophiques dans le do-
maine de la vérité religieuse, à peu près comme Luther avait
fait afficher, à titre de thèses, aux portes d'une église, des
hypothèses qui pouvaient être fort bonnes comme sujet de dis-
cussion dans les écoles.
Galilée s'était rendu à Rome pour la première fois en 1611.
On y discuta la découverte qu'il avait faite des satellites de Ju-
piter ; C. Clavio et deux autres Jésuites se joignirent à lui
pour le défendre contre son adversaire Francisco Sizi. Le car-
dinal Bellarmin lui-même s'intéressa pour lui. Il rapporta à
Florence un grand nom, et un voyage si glorieux augmenta
visiblement sa suffisance ainsi que celle de ses partisans. Il
commença dès lors à s'exprimer avec plus de chaleur et moins
de retenue sur le système de Copernic et les conséquences
qu'il fallait en tirer. Ses partisans , mais aussi ses adversaires
se multiplièrent. Les plaintes sérieuses qu'a son sujet on avait
adressées à Rome, les conseils du grand-duc, peut être aussi
une citation formelle, le déterminèrent en i6i5 à faire son
second voyage à Rome pour y défendre sa cause. Il déploya à
la fois beaucoup de véhémence et un talent admirable dans
l'apologie qu'il lit de ses vues sur le système de Copernic. Mais
qu'il ne sût pas respecter les limites d'où l'hypothèse ne doit
pas vouloir sortir, qu'il prétendit à une accommodation de
l'Ecriture-Sainte aux principes de la nouvelle doctrine, voilà
ce qui résulte non-seulement de la décision du Saint-Office,
mais aussi des plaintes (pie le ministre de Florence à Rome (1)
adressa à sa cour relativement à la conduite de Galilée, et qui
(1) Febroni , clans ses Lettres d'hommes célèbres, cite le rapport que
Guicciardini fit. au grand-duc, en date du 4 mai 1616, et dans lequel
il se plaint du caractère passionné et opiniâtre de Galilée. Celui-ci reçut
en mai de la même année l'ordre de retourner à Florence.
( 204 )
firent encourir à celui-ci la disgrâce du grand -duc , lequel
avait tant espéré de ce voyage pour la justification de son
philosophe.
Galile'e , pendant son second se'jour à Rome, e'tait à peu près
dans la position de ces ambassadeurs qui , e'ieve's dans les idées
du monde et n'ayant encore ne'gocie' qu'avec des princes tem-
porels , viennent remplir une mission à Rome sans rien com-
prendre a ces principes éternels dont le Saint-Siège ne pourra
jamais s écarter. Copernic et plusieurs grands astronomes avaient
e'te' eccle'siastiques et the'ologiens, Galile'e ne 1 était pas, voilà
pourquoi il ne sut pas appre'cier les objections qu'on lui fit,
tandis que sa connaissance profonde des mathématiques le
rassurait de plus en plus sur la certitude absolue de son pan-
théisme astronomique. Plusieurs cardinaux, ceux même du
Saint-Office, par égard pour son talent, firent tout pour le
ramener. Si son esprit fier avait pu se soumettre à déclarer
que son enseignement était purement philosophique , et qu'il
n'entendait pas attaquer la vérité religieuse , il n aurait pas
été condamné. Mais une lettre qu'il adressa à cette époque à
son disciple Benedelto Caslelli , et une autre adressée à la
grande-duchesse de Toscane rendent indubitable , que dès-lors
il soutenait d'une manière absolue que dans tout ce qui n'ap-
partient pas directement au dogme, on ne doit pas s'attacher
au sens littéral de l'Écriture-Sainte. Le système de Copernic
était connu, mais jusqu'alors isolé des questions religieuses,
et Rome, sur- tout, si peu après la naissance du protestantisme,
ne pouvait souffrir qu'on subordonnât à une hypothèse l'in-
terprétation de l'Écriture-Sainte, qui, telle qu'elle a toujours
été interprétée par l'Église, est la base de la foi et de la vie
des chrétiens.
Voilà ce qui motiva la déclaration du Saint-Office sur le livre
de Copernic , donnée pendant le séjour de Galilée à Rome ,
en mars 1616, laquelle est le principal sujet des reproches
adressés à Rome par les auteurs anti-catholiques qui parlent
de cette affaire. Le bon Tirabosclii , qui désirait autant de sau-
ver Galilée que l'Eglise, fait observer ici qu'en mettant la chose
au pis , ce n'est pas le Pape qui a donné la déclaration , mais
la congrégation de l'Inquisition que personne ne prétend être
infaillible.
Le Saint-Office condamna deux propositions :
1" Comme hérétique : Que le soleil occupe le centre du
monde et quil n a aucun mouvement local , proposition que
personne aujourd'hui n'aura plus envie de soutenir, après les
nombreuses observations qu'on a faites sur la précession des
( 205 )
équinoxes, et après ce que Herschel nous a appris sarles e'toiles
fixes.
2° Comme erronée par rapport A LA foi : Que la terre n'est
pas le centre du monde et quelle a un mouvement quotidien.
Il ne sera pas ne'cessaire de prouver que la terre est le centre
de tout ce que l'homme a appelé' depuis six mille ans, de tout
ce qu'il peut appeler le monde, et que ce fut une témérité
condamnable de vouloir substituer à cette expression une au-
tre expression diamétralement opposée , qui pourrait peu à
peu bouleverser et excentriser toutes les ide'es des hommes, et
finir, comme l'expérience l'a prouve', par' les plonger dans les
abîmes du scepticisme. Et quant au mouvement diurne de la
terre, quelque certain qu'il nous paraisse, il est e'vident aussi
qu'aucune exégèse ne réussira jamais à l'introduire dans l'Écri-
ture Sainte, pour en faire une vérité théologique et chrétienne.
Si la déclaration du Saint-Office qualifie en outre les deux
propositions de absurdce et fais ce in philosophiâ, on conviendra
que tel était l'avis de la philosophie dominante au commen-
cement du dix-septième siècle. Le Saint-Office se borne à cet
égard à constater un l'ait, son but n'est pas d'entraver la liberté
de la spéculation , en prononçant un jugement philosophique.
Bellarmin pria Galilée , au nom du Pape, de la manière la
plus affectueuse , et le commissaire du Saint-Office lui signifia
expressément, et sous peine d'emprisonnement, de ne plus en-
seigner les propositions condamnées. On retrancha en même
temps du livre de Copernic tous les passages où il était dit
que l'Ecriture-Sainte était daccord avec son système.
Voila comment se termina le second voyage de Galilée à
Rome. L'autorité ecclésiastique s était contentée de prendre les
mesures les plus indispensables, et Galilée continua d'être traité
avec les plus grands égards.
Il s'agit maintenant de savoir comment il a obéi h l'injonc-
tion positive d'une autorité qu'il n'avait jamais osé l'évoquer
en doute.
Ici nous recueillons de la bouche même de son admirateur,
le conciliant Tiraboschi, cet aveu : Non puo a queslo luogo
dissimularsi che il Galileo comminciô allôra a non operare
con buona fede.
Après son second retour à Rome , il prépare en secret l'atta-
que principale contre ses adversaires , en commençant le fameux
Dialogue sur le système du monde , qu'il ne termina (pion i63o.
En attendant , il avait deux l'ois écrit au secrétaire-d'état Vinta
sans lui dire un mot de l'injonction qu'il avait reçue à Rome,
II. 27
( 2o6 )
ne parlant que des livres dans lesquels on avait supprime' les
expressions qui pouvaient choquer. Il garde le même silence
dans ses écrits, jusqu'à ce qu'on l'eût accuse' d'avoir contrevenu,
a l'injonction qu'on lui avait faite , et il se borne à dire , pour
son excuse, qu'on lui avait bien interdit de défendre son opi-
nion, mais non pas d'en faire une simple exposition, comme
il avait fait dans son dialogue. Aussi Tiraboschi avoue lui-même
que cette conduite prouve que Galilée avait pris le parti de
ne pas obéir. -à
Galilée se rendit en i63o à Rome pour soumettre son dialo-
gue qu'il venait de terminer au Maître du sacré palais ( Ma-
gister S. Palatii). Celui-ci prévenu, selon toute probabilité,
en faveur de l'ouvrage , et encore par ce que Galilée lui dit
de vive voix , feuilleta le livre et l'approuva de confiance.
L'auteur, de retour à Florence , y mit la dernière main et voulut
le faire imprimer à Pvome même pour humilier davantage ses
adversaires. La peste l'en empêcba , mais il reçut du Maître
du sacré-palais la permission de le publier à Florence, après
l'avoir fait revoir une seconde fois par un consulteur dans cette
ville, et c'est ainsi qu'il parut effectivement en i636, muni
d'autorisations subreptices. Nous laissons les admirateurs aveu-
gles de Galilée prononcer eux-mêmes sur la moralité de son
escamotage, et nous nous contentons d'exposer le fait.
La publication le'gale du livre avait été obtenue moyennant
un discours préliminaire tout-à-fait trompeur, et qu'aucun ad-
versaire de Copernic n'aurait pu rédiger en des termes plus
forts. Qui pouvait présumer, après une telle introduction, que
le livre contenait une apologie passionnée des doctrines défen-
dues, et qu'on y persifflait les adversaires de ces doctrines dans
la personne d'un certain Simplicio , dans lequel les contem-
porains ont cru reconnaître une caricature du grand Pape Ur-
bain VIII. Jamais la patience et la douceur d'un juge n'ont
paru sous un plus beau jour que dans le procès , devenu iné-
vitable, qu'on fit alors à cet homme égaré, qui répondait par
le mensonge , l'hypocrisie et la dérision à cette délicatesse et
à cette distinction avec lesquelles on l'avait traité.
Il fut cité à Rome en i638, et on lui permit de loger chez
le ministre résident du grand -duc jusqu'au commencement
des débats , et alors il fallut qu'il se constituât prisonnier con-
formément aux lois. Sa prison fut l'habitation commode du
fiscal du Saint-Office , et il n'y resta que pendant quinze jours,
après lesquels on lui permit de retourner chez l'ambassadeur.
On lui intima sa sentence le 22 juin ; elle portait qu'il devait
être emprisonné pendant un temps qu'on laissa à la détcrmi-
( 207 )
nation du Saint-Office , et on l'obligea à re'tracter et à condamner
ses erreurs en s'engageant par serment à ne plus les enseigner.
Imme'diatement après, aussitôt qu'il eut abjure' sa doctrine,
le Pape commua la détention en une rele'gation dans les jardins
Trinità del Monte qui appartenait au grand -duc, et de'jà en
juillet il reçut la permission de cboisir son se'jour à Sienne,
dans le palais de l'archevêque qui était son ami et qui lui fit
l'accueil le plus aimable. A la fin de lanne'e , il fut autorise' à
se retirer dans sa campagne (villa) à Ascetry , et y devint
aveugle à 1 âge de soixante quatorze ans, mais y passa le reste
de ses jours , quoique fidèle à la promesse qu'il avait faite ,
dans ses e'tudes et occupations ordinaires , avec Viviani et ses
autres amis. Il mourut en 1642.
Par cette exposition courte , mais consciencieuse, nous croyons
avoir prouve' que Rome dans le procès de Galile'e est demeu-
re'e fidèle h sa maxime constante : In nccessariis unitas , in
dubiis liberlas , in omnibus charitas.
L'auteur de cet article a soulevé' une question extrêmement
importante , celle des rapports qui existent entre les décou-
vertes de lastronomie moderne et la religion cbre'tienne. Nous
nous proposons d'y revenir. Te.
( Le Mémorial catholique , Juin i83o. )
d'un nouveau projet pour secourir les classes pauvres.
Troisième et dernier article (1).
Colonies agricoles hollandaises.
Nous avons appelé , dans le premier article , l'attention des hom-
mes charitahles sur les avantages que présente le travail agricole ,
comme moyen de secours et d'instruction pour les pauvres.
(t) Voir ci-dessus, tome I, page 286 et 435. — Ce 3me article du
Mémorial catholique nous parait contenir quelques passages peu exacts.
Un article de Mr Alexandre Kodenbach sur la mendicité pourra servir
à les rectifier.
« Pour remédier à la mendicité , dit-il dans le Catholique des Pays-
Bas , n° 191 , on a inventé les maison- de dépôt et les colonies agri-
coles ; mais espère-t-on atteindre par là le luit que l'on a dû se propo-
ser ? A la vérité ces établissemens couvrent le mal , mais ce mal n'en
( 208 )
Nous avons montré , dans le second , quel parti les protestans
anglais ont su tirer de l'esprit de communauté et de coopération
subsiste pas moins ; on rencontre peu de mendians clans les rues , mais
les malheureux que l'on a dérobés aux regards reçoivent-ils plus de
secours ? Il est sans doute permis d'en douter , puisque le 175e de la
population des Pays-Bas reçoit plus ou moins de secours , et que nous
pouvons ainsi porter à 1,200,000 le nombre des personnes cpii se trou-
vent dans le besoin. Mettons que 7 à 000,000 de ces malheureux soient
entretenus par les divers établissemens de bienfaisance, en comprenant
dans ce nombre les 83oo individus qui peuplent nos colonies agricoles,
il en restera !\ à 5oo,ooo obligés de mourir de détresse, s'ils ne se font
voleurs. Est-il juste d'ailleurs d'arrêter les pauvres , parce qu'ils solli-
citent de la charité publique des moyens de subsistance qu'ils ne peu-
vent se procurer; et parce que les secours sont insuflisans , a-t-on le
droit d'aggraver leurs maux par la prison et de les priver du seul bien
qu'ils possèdent, de leur liberté? A-t-on celui de les rendre double-
ment malheureux et par les ennuis de la prison et par l'impossibilité
dans laquelle on les place de communiquer avec leurs parens et leurs
amis ? Où trouve-t-on écrit que nos pauvres doivent être traités comme
les nègres de la Neèrlande , et qu'il faille oublier envers eux ces sen-
timens qu'exprimaient si bien le grand Frédéric dont l'humanité n'est
cependant pas passée en proverbe. « Le dernier des mendians , disait
ce prince, est un homme comme le roi. » Quelles sont pour l'ordinaire
les suites de ces mesures inhumaines? Plusieurs de ces malheureux dont
la conduite était irréprochable deviennent vagabonds ; ils feignent
d'exercer l'un ou l'autre métier et se servent de ce prétexte pour exer-
cer leurs filouteries ; la pitié publique leur offrait une ressource , au-
jourd'hui qu'on les en prive , ils se voient dans la cruelle nécessité de
pourvoir à leurs besoins en recourant à des moyens illicites.
Je suis loin sans doute de vouloir une liberté illimitée pour les men-
dians de profession , mais je ne puis croire non plus que cette profes-
sion seule puisse faire priver un homme de sa liberté, quand du reste
il ne fait tort à personne. Qui sont d'ailleurs ceux qui profitent des
dépôts de mendicité? On l'a déjà dit, ce sont les riches : il est si dur
pour des personnes sensibles et compatissantes d'avoir continuellement
sous les yeux la vue hideuse des haillons ; on se hâte de les enlever
de leur présence , dût la misère rester la même.
Jusqu'à présent toutes les lois sur la mendicité n'ont eu d'autre effet
que de voiler un désordre social. Voulez-vous y porter un remède vé-
ritable? Etablissez à la campagne non des espèces de prisons pour y
enfermer ceux dont la vue vous incommode, mais des maisons de cha-
rité où les mendians soient employés à des travaux sédentaires , et re-
çoivent, pour prix de leur travail , un salaire honnête et la jouissance
de leur liberté. Que chaque commune ait un asyle semblable adminis-
tré par les membres des bureaux de bienfaisance, et vous atteindrez
le but que vous n'obtiendrez jamais par vos lazarets, véritables repaires
que les vices moraux ne déparent pas moins que les maux physiques.
On considère de nos jours la mendicité connue un vice; c'est mon-
trer plus d'inhumanité que de lumières. Des vieillards , des infirmes
( 209 )
mutuelle qu'ils tiennent , sans le savoir peut-être des anciennes tra-
ditions catholiques qui ont fleuri dans ce pays ; nous avons indi-
expient entre quatre murailles le crime étrange d'avoir sollicité un cents
ou une croûte de pain, et ces hommes, qui n'ont d'autre crime à se
reprocher que celui d'avoir eu faim , subissent dans quelques provinces
le même châtiment que l'on fait endurer aux voleurs et aux assassins.
A qui doit-on comparer les êtres inhumains capables de sévir ainsi con-
tre l'indigence ?
On aura peut-être peine à croire à ce que nous rapportons, mais que
l'on interroge ceux de ces malheureux qui ont été incarcérés dans les
ateliers de travail et qu'un délit commis ensuite a fait enfermer dans
les maisons de correction de Gand , de Vilvorde ou de Saint-Bernard ;
tous vous répondront qu'ils préféraient deux années de séjour dans un
de ces derniers établissemens à six mois dans les ateliers de travail.
Naguère encore il est arrivé que deux de ces malheureux ont dérobé
un objet de peu de valeur dans le seul but d'être condamnés à la pri-
son et d'échapper ainsi aux prétendus ateliers de travail.
Certes de pareilles iniquités font naître de tristes réflexions et le phi-
losophe qui voudra écrire un jour l'histoire de la barbarie des peuples
civilisés pourra recueillir chez nous d'amples matériaux. )>
Le Catholique des Pays-Bas, dans son n° 197, publia les réflexions
suivantes sur l'article de Mr Alexandre Rodenbach : « Il suffit qu'un
homme paraisse ému , pour nous émouvoir et nous attendrir pour lui :
homo surn, humatii a me nihil alienum pulo. Tels sont les sentimens que
l'humanité inspire à l'homme de bien. Il n'est donc pas étonnant que
M. R*** s'attriste sur le sort de quelques mendians qu'il croit dignes de
pitié , parce qu'ils paraissent malheureux.
Avant d'entrer dans l'examen de l'article, je dois faire observer à l'es-
timable écrivain que dans cette matière il importe d'écarter les hypo-
thèses, de se mettre en garde contre l'influence d'une trop grande phi-
lanthropie , toujours honorable sans doute , mais qui , dans des questions
de cette nature, doit être mise en concordance avec les principes d'ordre
public , du maintien de la sûreté individuelle et de la tranquillité
générale.
M. V\*** demande s'il est juste d'arrêter les pauvres , parce qu'ils sol-
licitent de la charité publique des moyens de subsistance qu'ils ne peuvent
se procurer? Si je prouve qu'il est partout pourvu aux besoins réels du
véritable pauvre, alors il me sera permis de répondre affirmativement
à la question . et de dire que , dans l'état actuel de la civilisation , la
mendicité doit être sévèrement défendue. On ne saurait concevoir de
rapprochement entre les hommes, en quelque petit nombre que ce soit,
sans voir s'établir à l'instant entre eux des rapports, d'où naissent des
droits et des devoirs réciproques. Si chacun d'eux a droit à ce qui est
nécessaire à son existence , chacun d'eux doit respecter le même droit
dans les autres; d'où il résulte un échange de bienfaits et de services
entre la 'société venant au secours du pauvre, et le pauvre laborieux se
rendant utile à la société par son travail. De là la conséquence que tout
pauvre valide doit travailler pour sa subsistance.
Ce principe, je le pense, est incontestable ] pour le rendre applicable,
( 2IO )
que ensuite quels résultats on pouvait obtenir en généralisant cette
coopération. Il nous reste à parler des colonies hollandaises , et à
divisons les pauvres en trois classes. Cette division a déjà été faite , elle
est basée sur l'expérience la plus consommée. Je répéterai donc en par-
tie ce qui a été dit, et ce que j'ai dit moi-même clans une autre occasion.
i° Ceux à qui manquent le moyen de travailler:
2° Ceux à qui manque la volonté de travailler ;
3 Ceux à qui le travail manque ^momentanément.
La première classe est ordinairement composée d'individus que l'on
rencontre dans les deux extrémités de la vie , les enfans et les vieillards.
On peut mettre aussi dans cette classe ceux atteints de maladies , de
vice d'organisation ou de la perte accidentelle de quelque membre. Ceux-
là sont réellement pauvres : les établissemens charitables ont été ouverts
pour eux. Cette classe est naturellement nombreuse , et malheureuse-
ment elle n'est susceptible d'aucune réduction ; les maux et les infirmités
qui accablent ces individus sont l'ouvrage même de la nature. Les hom-
mes ne naissent égaux ni en taille, ni en force, ni en industrie, ni en
talens ; le hasard et les événemens mettent encore entre eux des dif-
férences. Ces inégalités premières entraînent nécessairement celles que
l'on rencontre dans la société sous tant de rapports j c'est là l'origine de
la véritable pauvreté.
C'est dans la deuxième classe qu'on voit cette lèpre de la société, ces
mendians insolens qui deviennent voleurs chaque fois que l'occasion se
présente avec quelque espoir de succès. L'expérience démontre que
cette classe n'est composée que de paresseux qui mettent à contribution
la charité publique , et qui dévorent le pain que la religion et l'huma-
nité destinent au soulagement du véritable pauvre. Rien ne leur manque
que la volonté de travailler. Ils fuient le travail plus que la misère.
C'est pour les individus de cette classe que l'administration doit prendre
des mesures efficaces pour rendre au travail et à l'industrie des bras pa-
ralysés parla paresse. Dans un autre article , je discuterai cette impor-
tante question.
La troisième classe est la plus malheureuse et la plus à plaindre;
elle est composée d'honnêtes ouvriers qui sont momentanément sans
travail , et par conséquent sans ressources , soit par la stagnation de
quelques usines ou fabriques , soit par des maladies , soit par une de
ces nombreuses causes qui fatiguent si souvent la triste existence du
bas peuple.
Quant à la première et à la dernière classe de nos pauvres , je le dis
avec connaissance de causes , et il est consolant de pouvoir affirmer que
partout l'humanité souffrante a été constamment consolée et que les be-
soins réels ont été satisfaits.
Les hospices et les bureaux de bienfaisance sont généralement admi-
nistrés avec zèle et charité. L'économie si nécessaire dans toute admi-
nistration , et bien notamment dans celle des pauvres , est partout intro-
duite. On est convaincu qu'elle est la base de la confiance et la source
des dons volontaires , sans lesquels aucun établissement charitable ne
saurait subsister.
Quelques communes possèdent des filles de charité vouées au service
( 211 )
examiner ce que cet excellent moyen de secours peut devenir par
les soins et l'intervention directe de la religion que nous avons le
bonheur de professer.
Il est peu de nos lecteurs qui ne sachent que les protestans hol-
landais sout parvenus à rendre fertile une grande étendue de bruyè-
res , condamnées depuis un temps immémorial à une stérilité
presqu'absolu , en y plaçant des indigens , des orphelins et des
mendians.
En peu d'années , grâces au zèle des fondateurs de cette œuvre
admirable , 3o,ooo pauvres , de tout âge , ont créé des villages et
de belles cultures sur des plaines naguère désertes , et ils com-
mencent en plusieurs colonies à pouvoir payer une rente à l'ad-
ministration , et à passer à l'état de colons libres et indépendans.
Nous n'entrerons dans aucun détail ; tous les journaux ont sou-
vent entretenu leurs lecteurs des rapports qui ont été publiés par
l'administration des Pays-Bas sur cette importante entreprise , et
nous y renvoyons ceux qui ne la connaîtraient encore qu'impar-
faitement.
On a déjà fait bien des vœux pour naturaliser une telle insti-
tution en France , où le besoin s'en fait sentir de jour en jour
davantage , et rieu de solide et de grand n'a répondu à l'attente
des gens de bien. Où faut-il en chercher la cause ? Rien de plus
facile à trouver.
Nous n'ignorons pas que dans un pays protestant , on rencon-
tre isolement des hommes , vraiment animés de l'amour du bien ,
qui le pratiquent de bonne foi , s'y dévouent avec un désinté-
ressement réel , et y consacrent leur vie ; mais dans un état
catholique , chercher de tels hommes hors du sein de cette reli-
gion, c'est la plus étrange folie que l'on puisse imaginer. Les hom-
mes de ce caractère se trouvent dans le clergé et dans le sein du
petit nombre d'institutions religieuses qui se sont relevées après no-
tre révolution , et point ailleurs. Les philanthropes modernes n'ont
que des velléités de bien. Mais nous les invitons à nous montrer
quelle est la durée , la fixité de leurs œuvres , et sur-tout s'ils ont
des pauvres malades ; ces corporations , par tout où elles existent , opè-
rent le plus grand bien , et les secours que les malades en reçoivent
sont incalculables. Il serait à désirer pour le bien de l'humanité , que le
gouvernement protégeât et encourageât ces institutions bienfaisantes qui
concourent si puissamment à alléger les misères humaines.
On voit donc par cet exposé que l'administration a pourvu au sou-
lagement de toutes les espèces d'infortunes ; dès-lors un mendiant doit
être considéré comme un vagabond ou un fainéant indigne de pitié j
donc la défense de la mendicité doit être maintenue. »
( Note du Nouveau Conservateur Belge. )
( 212 )
remarqué un désintéressemeut absolu dans les agens qui les ont
dirige'es ou administrées.
A qui persuadcra-t-on que nous puissions trouver en France hors
du clergé et de sa sphère d'action , des frères qui se consacrent
à l'éducation des pauvres , des sœurs d'école et de charité , ou des
laïques pieux occupés des mêmes soins et que le monde poursuit
de ses mépris, des hommes assez probes enfin pour qu'on puisse
leur confier , sans danger , des sommes considérables , assez ha-
biles pour pouvoir adininistrer*des établissemens importans , assez
généreux, pour y employer leurs forces et leur temps sans autre
espoir que des récompenses de l'ordre spirituel , assez humbles pour
être toujours prêts à obéir à une autorité régulatrice , assez ver-
tueux pour mettre leur bonheur à vivre pauvres avec des pauvres ,
à soigner des malades , des vieillards et des enfans , sans autre
profil que la certitude d'être vêtus et nourris à peu près comme
ceux qu'ils sont appelés à conduire. Et telles sont cependant les
qualités indispensables à ceux qui doivent gouverner des pauvres.
Les hommes qui les approchent et les servent pour de l'argent
leur sont odieux. C'est un fait que tous les administrateurs des
pauvres ont pu remarquer : les malheureux exigent l'abnégation la
plus absolue de la part de ceux qui les gouvernent. Voyez com-
bien il faudrait d'inspecteurs et de gérans pour remplacer dans un
hôpital une pauvre sœur de saint Vincent de Paul.
C'est donc à la haine que portent aux institutions de la religion
les hommes du siècle , et tant de ministres et d'administrateurs ,
que nous devons attribuer le malheur d'être encore privés , en
France, du bieufait des colonies agricoles.
Examinons ce que deviendrait chez nous l'œuvre si intéressante
des colonies agricoles , sans nous écarter beaucoup du plan adopté
par la Hollande, mais en usant, sans hésitation et sans crainte,
des ressources que nous offre cette religion toujours bienfaisante ,
alors même qu'elle est plus méconnue et plus calomniée. El d'a-
bord , nous sommes dispensés de chercher ces hommes rares et
précieux que possèdent les établissemens protestans sans avoir la
certitude de pouvoir un jour les remplacer.
En plaçant les colonies , si petites ou si considérables qu'elles
soient , sous la direction immédiate , soit de communautés exis-
tantes dans le pays, soit d'un ou de plusieurs ecclésiastiques, les
évêques et les supérieurs de ces instituts surveilleront chaque éta-
blissement , de telle sorte que si les sujets chargés de le diriger ne
sont pas éminemment propres à leur emploi par une cause quel-
conque , ils seront facilement et promptement remplacés.
Voilà le premier service que rend ici le catholicisme , et ce
qui donne à ses établissemens la plus solide garantie d'ordre et
de durée.
( «3 )
La société de bienfaisance hollandaise a recueilli par des em-
prunts et des souscriptions environ 9 millions de francs. Avec cette
somme elle a acquis des terres , et construit un grand nombre
de bâtimens pour loger des administrateurs et des familles , des
magasins , des écoles , des chapelles et des dépôts capables de con-
tenir des milliers de mendians.
Nous n'avons pas besoin , pour commencer , de réunir d'aussi
importantes ressources. La religion , avec les fondations qu'elle pos-
sède , peut encore nous économiser, pendant les premières années
sur-tout, la presque totalité d'une pareille dépense.
Le clergé forme l'administration gratuite la plus sûre et la plus
capable de réaliser presqu'immédiatement ce bienfait. A l'aide d'un
peu de bonne volonté de la part de MM. les curés et desservans
des paroisses des campagnes , et des associations de charité des
villes qui possèdent autour de leur enceinte quelques terres ou des
jardins cultivés , on peut préparer le plus vaste système de colo-
nies agricoles , et surpasser même la Hollande dans le développe-
ment dont il est susceptible. D'un autre côté , nous avons appris
que de grands propriétaires de la province du Berry , de la Bre-
tagne et des landes de Bordeaux , se disposent à en fonder sur
leurs terres ; mais la première condition de succès manque encore.
Il faut des agens secondaires pour l'exécution.
Nous venons de dire que jamais nous ne verrions s'étendre en
France , comme dans tous les Etats catholiques , cet excellent mode
de secours pour les classes pauvres , sans l'intervention du clergé.
C'est donc à lui que nous nous adressons pour assurer avec peu
de peine et de dépenses , l'avenir d'une œuvre aussi intéressante.
Notre recueil passe entre les mains d'un grand nombre de curés
de nos campagnes. Il en est beaucoup parmi eux qui ont adopté
un ou deux jeunes garçons, auxquels ils enseignent les élémens du
français et du latin , qu'ils préparent de loin pour le sanctuaire ,
dans le cas où la vocation se manifesterait • ces jeunes élèves ren-
dent des services à l'église paroissiale , et sont pour divers objets
presque constamment à la disposition des prêtres zélés qui les ont
recueillis.
Il y a peu de choses à changer à ce genre de bonnes œuvres ;
seulement il faut que leurs patrons se pénètrent fortement de la
pensée que c'est compromettre la bonne conduite à venir de leurs
élèves , que de leur faire échanger l'habitude du travail corporel
contre l'étude Qu'ils prennent la résolution de ne plus séparer ces
deux élémens du bonheur de ces tnfans , toutes les conséquences
naîtront d'elles-mêmes.
Ils feront choix d'une des méthodes nouvelles d'enseignement ,
dont le succès dépend tout entier de la bonne volonté de l'élève ,
II. 28
( ai4 )
qui n'exigent de celui-ci que l'exercice de la mémoire et de la ré-
flexion et de la part du maître qu'un peu de surveillance pour
la distribution des leçons.
En donnant à leurs élèves une demi-heure , soir et matin , pour
la récitation des leçons , tout le reste de la journée sera consacré
au travail corporel , premièrement à celui de la terre , puis aux
professions diverses qu'exercent leurs parens.
Ils feront en sorte que les élèves ne considèrent l'étude que
comme un délassement, et ils récompenseront leurs progrès dans
le travail corporel plus encore que dans l'étude.
En employant la méthode dont nous parlons , un seul petit li-
vre suffit ; dès-lors l'élève pouvant l'emporter aux champs , il l'ap-
prend par cœur , il le lit et le répète dans les momens de repos ;
il compare ce qu'il voit pour la première fois avec ce qu'il a déjà
appris , et en revenant près de ses maîtres , il leur communique
toutes ses réûexions.
Sans entrer ici dans l'examen ou la critique de cette méthode ,
sans décider si elle est bonne et utile pour tous les élèves et dans
tous les cas , il est évident qu'elle convient parfaitement à l'objet
que nous avons en vue , et qu'avec son secours nous parviendrons
aisément au but que nous nous proposons d'atteindre.
Ce but est positif; il nous faut préparer une pépinière de su-
jets initiés à tous les travaux de la culture des terres et des pro-
fessions qui s'y rapportent; qui aient reçu d'ailleurs une excellente
éducation chrétienne , et qui aient acquis par l'étude les élémens
de la science.
Pendant que MM. les curés , qui saisiront les avantages d'un tel
mode , élèveront chacun de son côté un ou deux sujets sous leurs
yeux, comme ils les placeront pour le travail corporel, soit au-
près des parens mêmes de ces jeunes élèves , soit auprès des la-
boureurs, bergers , jardiniers , maréchaux, charpentiers, maçons,
etc. , de la contrée , qui offriront les meilleures garanties sous le
rapport de la religion et des mœurs, la grande société coopérative
des colonies agricoles et autres œuvres charitables s'organisera.
MM. les curés se mettront en rapport avec elle, ils la préviendront
qu'ils ont un ou deux jeunes élèves de tel âge , en état d'exercer
telle profession , ayant fait déjà un temps déterminé d'apprentis-
sage , sachant lire , écrire , et les élémens des langues ; et sur ces
données , lorsque , dans une province , les préparatifs d'une fon-
dation complète seront terminés , l'association de l'œuvre saura où
puiser les premiers sujets plus ou moins formés , mais indispen-
sablement nécessaires pour mettre une colonie en train , avec un
espoir raisonnable de succès.
Tels sont les préliminaires qui nous paraissent les plus simples,
( *l5 )
les moins dispendieux et les plus sûrs. Lors même que l'œuvre
ge'ue'rale ne s'accomplirait pas , les soins de MM. les curés ne
seront pas perdus , leurs protégés , formés au travail manuel et
initiés aux premiers élemens du latin , auront la double ressource
d'embrasser un état qui assure leur subsistance , ou de suivre la
carrière ecclésiastique , et dans ce dernier cas , les prêtres qui au-
ront exercé jusqu'à vingt ans des travaux utiles deviendront , sans
aucun doute , les fondateurs d'une multitude d'établissemens émi-
nemment propres à secourir les pauvres , par un travail que dirige
la science et que sanctifie la religion.
( Le Mémorial catholique, Juin i83o. )
DE3 DOCTRINES BU MEMOUIAI.
DANS LEURS RAPPORTS AVEC LES CIRCONSTANCES ACTUELLES.
Dans les graves circonstances où nous nous trouvons , le
Mémorial s'adresse avec confiance aux catholiques français ,
sûr que son langage sera compris, que les principes qu il a
professe's les rallieront à la cause de l'ordre et de la liberté'.
D'autres journaux, qui prétendaient aussi de'fendre la religion",
mais qui ne faisaient au fond que travailler a sa ruine , eu
l'alliant aux doctrines du despotisme ministériel, ne sauraient
reparaître aujourd'hui sans changer de langage, sans dissimu-
ler leurs déplorables opinions. Pour nous, nous n'avons rien à
changer, rien h dissimuler, rien à taire. Ce qui est arrivé,
c'est ce que nous avons constamment annoncé; les doctrines
de liberté que nous proclamons en ce jour, nous les soutenons
depuis long-temps ; nous n'avons pas a chercher une route
nouvelle , nous n'avons qu'à parcourir celle que nous avons
suivie.
Imbu des serviles doctrines du gallicanisme, le parti qui
prétendait défendre la royauté s était mis en opposition avec
cet énergique besoin de liberté qui est l'âme des nations chré-
tiennes. Ces doctrines révoltaient notre foi et notre conscience :
nous nous sommes séparés de bonne heure des hommes qui
les professaient.
Ignorant et, l'état de leur siècle , et les besoins de l'esprit
humain, et la puissance de la vérité, ils aspiraient à com-
primer la liberté de discussion. La force demandait qu'on lui
confiât la police de l'intelligence. Cette usurpation monstrueuse
( 2l6 )
ne pouvait que traîner à sa suite le renversement de la socie'të.
Aussi nous avons , à toutes les e'poques , proteste' contre la
censure, et presquà la veille des fatales ordonnances qui fu-
rent le dernier acte d'une administration insense'e , nous répé-
tions encore que l'indépendance de la presse était la sauve-
carde la plus puissante contre tous les excès de l'arbitraire,
non moins redoutables pour la religion que pour les inte'rêts
mate'riels des particuliers.
Quelques bommes religieux, mais aveugle's, semblaient iden-
tifier la cause de l'Eglise avec celle de telle ou telle corpora-
tion religieuse. Nous les avons nettement se'pare'es , et ceux
qui nous blâmaient alors , qui attribuaient notre langage à
quelque vanité' blesse'e, doivent comprendre maintenant les
motifs qui nous guidaient.
Nous avons sollicite' la se'paration de l'Eglise et de l'Etat ,
condition ne'cessaire de la liberté' de l'Eglise.
Nous avons réclamé en un mot l'alliance active de toutes
les liberte's religieuses , politiques, administratives, exbortant
les catboliques français à suivre le noble et salutaire exemple
que leur donnait la Belgique.
A Dieu ne plaise qu'en rappelant, en ce moment, les prin-
cipes que nous avons professe's, et dont la nécessité sera bien-
tôt clairement reconnue par ceux même qui les avaient rejete's
jusqu'ici, nous soyons mus par un misérable intérêt d'amour-
propre ; mais nous avons dû les rappeler, pour qu'on comprît
bien notre position , et pour fermer la bouebe à quiconque
nous accuserait de faire varier notre langnge avec les événemens.
Ce que nous avons fait, nous continuerons de le faire;
nous défendrons, avec la même persévérance, le catbolicisme
et la liberté. Le reste passe et tombe , mais ces deux eboses
sont immortelles ; car la liberté , qui n'est que le règne de la
justice, est de droit divin, et se confond originairement avec
la religion elle-même.
Nous demanderons tout ce qui peut assurer la liberté de
l'Eglise, la liberté de conscience, la liberté d'éducation et
d'enseignement, la liberté de la presse, ainsi que toutes les
franebises d'où dépend, pour ebaque particulier, la pleine
jouissance de ses droits.
Le caractère de notre recueil ne nous permettant pas d'en-
trer dans les détails de la politique, nous combattrons l'anar-
cbie et la servitude dans la sphère de 1 intelligence. C'est là qu'il
faut remonter, pour les attaquer dans la source. Du reste, ce
qui vient de se passer doit démontrer aux plus aveugles qu'un
sentiment de liberté, généralement répandu, repousse invin-
( 217 )
ciblement tout pouvoir arbitraire ; ce qui se passe prouve éga-
lement qu'on a horreur de l'anarchie, et que partout Ion sent
le besoin d'un pouvoir conservateur. L'ordre et la liberté', voilà
le vœu commun, et tous les dissentimens d'opinion doivent
se confondre dans l'unité de cette grande cause.
( Le Mémorial catholique , Juillet i83o. )
1A FEMME CHRÉTIENNE
DANS LA MAISON PAÏENNE AVANT LE TEMPS DE CONSTANTIN-LE-GRAND :
Par le Dr Frédéric Munter , évêque de Seeland (i).
L'auteur de la brochure que nous annonçons est mort à
Copenhague le 9 avril i83o. L'e'glise de Danemarck perd en
lui son primat , le protestantisme un de ses théologiens les
plus distingués, et la république des lettres un de ses membres
les plus actifs. M. Munter laisse de nombreux écrits, dont la
plupart sont relatifs à des recherches sur les antiquités reli-
gieuses , tant de l'Eglise que du paganisme. La Gazette ecclé-
siastique de Darmstadt lui a consacré un article nécrologique.
Voici ce que dit entr'autres , l'auteur de cet article pour justi-
fier M. Munter du reproebe d'orgueil spirituel et de principes
biérarebiques que quelques personnes lui ont adressé. « Si l'on
entend par biérarque prolestant, un chef du clergé qui se
trouverait méprisable a lui-même s'il souffrait qu'on traitât
avec mépris ses subordonnés ; qui acquiscerait à toute autre
chose plutôt qu'à des envabissemens des droits et des proprié-
tés de l'Eglise , et à l'oubli du respect dû aux ministres de
la religion; qui, toutes les fois que l'occasion se présente,
soutient lEglise comme une institution , et le clergé comme
un état, importans et indispensables pour tout peuple qui ne
veut pas retomber dans la barbarie : on doit accepter le re-
proche de sentimens biérarebiques pour le savant évêque de
Seeland , et il serait seulement à désirer que léglise protes-
tante eût beaucoup de ces hiérarques. »
M. Munter, pour en venir à celui de ses écrits qui nous a
paru le plus propre à intéresser des lecteurs catholiques, s'é-
tait proposé de rassembler en un seul tableau les notions
éparses dans le Nouveau -Testament et dans les ouvrages ap-
(1) Die Clirislin im heidnischen llausc , etc., Copenhague, 1828.
( ai8 )
partenant aux premiers siècles de l'Eglise , sur la position et
le sort des femmes chiliennes qui, soit comme épouses, soit
comme filles , soit comme esclaves , vivaient dans les maisons
païennes.
L'auteur de'bute , dans son premier chapitre , par quelques
re'flexions sur le sort des femmes juives dans l'empire romain.
Le nombre des religions ou plutôt des cultes e'trangers qui de
l'Egypte et de la Syrie s'introduisaient a Rome, alla toujours
croissant depuis le règne d« Tibère. Isis e'tait la divinité' favo-
rite des dames romaines. Nous savons par Ovide qu'elles fré-
quentaient aussi en grand nombre les synagogues, ne fût-ce
que par un motif de curiosité, pour voir les cérémonies jui-
ves. Des femmes juives, qui sous divers prétextes, surtout
comme soccupant de commerce, furent admises dans les gy-
nécées, avaient l'occasion de causer avec les dames, entre au-
tres choses de leurs mœurs et croyances religieuses ; et le be-
soin d'une foi meilleure qui se fit sentir de plus en plus à
mesure que le paganisme tombait dans le mépris, était très-
propre à faire germer et à mûrir ces bonnes semences. Josè-
jîhe emploie le mot èiocri£vjs (adorant, honorant Dieu ) en
parlant de ces femmes romaines et grecques qui étaient secrè-
tement attachées au judaïsme, et l'épouse de Néron même,
Poppœa, fut de ce nombre, si nous en croyons cet historien.
Plusieurs païens avaient épousé des femmes juives. Timothée
était le fils d'un païen, mais sa mère était juive. Félix, pro-
cureur de la Palestine , était marié avec Drusille , fille d'A-
grippa. La sœur de Drusille , la célèbre Bérénice , mariée
en secondes noces avec Polémon II , Roi de Pont , puis de la
Cilicie , fut plus tard , par suite de la passion qu'elle avait
inspirée à Titus , sur le point de partager le trône impérial.
On prétend que la grande Reine de l'Orient, Zénobie , a pro-
fessé aussi la religion du vrai Dieu. Le Nouveau-Testament
appelle ces prose'lytes <ri£opîva.s yvvcttxct? , et des épitaphes lati-
nes les désignent par ces mots : Religionis judaicœ metucn-
tes (i). De telles femmes n'avaient qu'un pas à faire pour ar-
river jusqu'au christianisme. On trouve des exemples de leur
conversion Act. xvi, i4, xvn, 4.
Il arriva souvent dans les premiers temps du christianisme
que la femme se fit chrétienne , pendant que son mari conti-
(1) Voici une de ces épitaphes :
ACREL1US SOTER ET AURELICS STEPHANUS AtTR. SOTER15: MATR1 PIENT1SS.
RELIGIONI JUDA1C/E METUENT1.
( 2I9 )
puait de professer le paganisme. Tout le monde sait que S. Paul
eut de'jh à s'occuper de cette situation nouvelle et à tracer
aux e'pouses chrétiennes la ligne île conduite qu'elles devaient
tenir. Si une fidèle est mariée à un infidèle , dit l'Apôtre , et
que celui-ci veuille bien demeurer avec elle , quelle ne quitte
point son mari Dieu nous a appelés à un état de paix.
Qui sait si la femme chrétienne ne réussira pas à ramener son
mari , en lui offrant journellement le spectacle des vertus que
la religion inspire (i)? En pesant bien les paroles que l'Apôtre
ajoute : Autrement , c'est-à-dire dans le cas de la dissolution du
mariage, vos enfans ne seraient pas purs, au lieu que mainte-
nant ils sont saints, on est tente' de penser que les femmes
chrétiennes, en continuant de vivre avec leurs maris païens,
obtenaient leur consentement pour élever leurs enfans dans la
religion chrétienne. Toujours est-il qu'elles avaient des chan-
ces de les convertir, par l'ascendant naturel cpi 'elles exerçaient
sur eux comme mères , chances qui disparaissaient lorsque le
mariage étant dissous, les enfans suivaient leurs pères.
Mais quelles occasions , se demande ensuite notre auteur
( chap. iv ), les dames grecques et romaines avaient-elles de
connaître le christianisme? Nous avons déjà dit que celles qui
avaient embrassé le judaïsme, et même d'autres par curiosité,
allaient dans les synagogues , et que là elles pouvaient , sur-
tout dans les premiers temps, rencontrer quelquefois les pré-
dicateurs de 1 Evangile. De plus, comme des femmes juives,
dont beaucoup étaient marchandes de modes , etc. étaient ad-
mises dans les gynécées , même en Orient où il est plus diffi-
cile pour les femmes de communiquer avec l'extérieur, et
que parmi ces juives quelques-unes étaient devenues chrétien-
nes, comme par exemple Lydie, marchande de pourpre à
Thyatire, on conçoit sans peine que les dames païennes trou-
vassent fréquemment dans l'intérieur même de leurs maisons
l'occasion de s'instruire du christianisme dans la conversation
avec des personnes de leur sexe. Souvent aussi c'étaient les
esclaves qui répandaient cette connaissance dans les maisons
païennes. L'Evangile qui offre tant de consolations à ceux qui
souffrent et qui proclame l'égalité de tous devant le Père com-
mun des hommes, lit beaucoup de prosélytes parmi cette
(i) Castitas , morlestia, obcdicntia , cura ici familiaris , ali.t'ipie vir-
tutes commcmlahant maritis non ipsorum uxores tantum , sed et plii-
losophiara vcrc divinam in <juâ erant instituts. Dicebant, cpiod dicebat
Libanais : Proh. cjuales Jeminas habent chrisliani !
Grotius , ad I Corinth. \u , iG.
( 220 )
classe malheureuse; et on comprend combien, même à part
les motifs religieux , il dut leur importer de faire des prose'-
lytes dans la famille de leurs maîtres (i). Celse dépeint ce
zèle des esclaves , comme on doit s'y attendre , en ennemi du
christianisme ; il les représente comme de lâches se'ducteurs,
qui n'osent pas ouvrir la bouche lorsque le maître est là,
mais qui deviennent e'loquens dès qu'ils sont seuls avec les
femmes et les enfans , et qui pre'tendent qu'eux seuls peuvent
indiquer aux autres le chemin de la vertu et du bonheur. Ce
qu'on voit sur une gemme antique, un âne revêtu dune toge,
prêchant devant deux figures de femmes qui e'coutent attenti-
vement , paraît être une satyre de ces esclaves qui s'occupaient
à convertir les e'pouses et les filles de leurs maîtres. On sait
que les païens reprochaient aux chre'tiens, entre autres choses
absurdes, qu'ils adoraient une idole avec une tête dâne, et
qu'on les appelait pour cette raison Asinarii.
L'Église n approuvait pas les femmes chre'tiennes qui se ma-
riaient avec des païens. De'jà saint Paul, dans sa première e'pî-
tre aux Corinthiens, engage les veuves qui voulaient se marier
en secondes noces, a se marier du moins selon le Seigneur,
c'est-à-dire avec un chre'tien. S. Cyprien et Tertullien s'appuyent
de ce texte pour prouver que les chre'tiens ne doivent se ma-
rier qu'avec des chre'tiens. Ce dernier de'clare ceux qui se
marient avec des païens coupables de fornication (stupri) et
veut qu'ils soient excommunie's , parce qu'ils s exposent au
danger de commettre le crime d'idolâtrie. Le concile d'Elvire ,
en 3o5 , de'clare que le grand nombre de jeunes personnes qui
restent sans maris ne saurait excuser ceux qui marient des
vierges chre'tiennes avec des idolâtres. Toutefois il y eut sou-
vent de ces mariages, ainsi que, probablement par les mêmes
raisons , il y a encore aujourd'hui des mariages mixtes. Les
femmes chre'tiennes qui les contractaient ne furent pas exclues
de l'Église, mais celle-ci de'savouait et ne bénissait pas leur
union avec des païens. Ce'taient des mariages purement civils.
Si d'un côte' on ne pouvait se pre'senter devant l'e'vêque ou le
prêtre, la fiance'e chrétienne fut dispensée en revanche de
toutes les ce'rémouies religieuses qui s'observaient dans les
fiançailles et noces des païens, comme les auspices, l'invoca-
tion de Juno pronuba , l'hymne qu'on chantait a. Hymen en
(i) Ainsi nous savons, par exemple, que la nourrice de Caracalla
était chrétienne, et il est probable qu'elle exerça une influence favo-
rable au christianisme , sinon sur son nourrisson , du moins sur d'au-
tres personnes avec qui sa position la mettait en contact.
( 221 )
introduisant la nouvelle épouse dans la maison de son mari, etc.
Ces maisons durent ensuite offrir à la nouvelle mère de fa-
mille , si elle abhorrait le paganisme comme il "convenait à
une honne clire'tienne, mille et mille sujets d'embarras et de
scandale. Allait elle dans sa cuisine, elle y rencontrait le foyer
consacré aux lares, les images de ces dieux domestiques, la
lampe sacrée. Il était du devoir de la mère de famille d'offrir
aux lares de l'encens et des libations, comment la femme chré-
tienne aurait elle pu s'en acquitter? A table, nouveaux em-
barras. Les repas étaient accompagnés de libations aux dieux,
des danses pantomimiques qui avaient souvent une significa-
tion religieuse , on se couronnait de roses et d'autres fleurs ,
et beaucoup de chre'tiens regardaient encore cet usage comme
relatif au paganisme et ne convenant qu'à des païens. Bien
plus, il y avait plusieurs réunions où les dames païennes al-
laient sans scrupule, mais où les femmes chrétiennes ne pou-
vaient accompagner leurs maris. Tels étaient les spectacles, que
les pères de 1 Église , surtout S. Cyprien et Tertullien condam-
nent avec tant de sévérité, comme aussi les odêes qu'on peut
comparera nos concerts, où l'on déclamait souvent des poésies
tout-à-fait païennes , où l'on chantait quelquefois des chansons
qui durent alarmer la pudeur , et où Ion entendait une mu-
sique propre à enflammer les passions. Enfin une femme chré-
tienne, à moins de fouler aux pieds les préceptes de sa religion,
devait observer une grande modestie dans sa parure , et s'in-
terdire encore à cet égard bien des choses que les dames
païennes pouvaient se permettre. Quon compare, par exemple,
les cheveux tressés avec tant d'art et d'élégance sur les têtes
de femmes des statues et médailles romaines et grecques, avec
les exhortations de S. Pierre , de S. Paul , de Clément d'A-
lexandrie contre la frisure des cheveux , sur la nécessité de se
couvrir la tête d'un voile, contre l'usage de porter des cheveux
étrangers , et ce seul article fera sentir qu'une femme chré-
tienne , docile à la voix de l'Église, ne pouvait dans ces temps-
là être tout à-fait à la mode ni rivaliser sur cet objet avec les
autres dames.
Les plaintes amères de S. Cyprien et de Tertullien nous
prouvent assez que de milliers de femmes chrétiennes , sur-
tout dans les classes opulentes, tenaient fort peu de compte
des maximes de l'Église et se permettaient tous les plaisirs,
comme elles se conformaient à tous les usages du monde. Il
est probable aussi que les chrétiennes qui s'étaient déjà mon-
trées rebelles aux avertissemens de l'Église , en contractant
IL 29
( 322 )
des mariages avec des païens , n'étaient pas les dernières à se
laisser entraîner par le torrent du siècle. Mais nous avons ici
en vue plutôt celles qui dans les maisons païennes demeuraient
fidèles aux principes du christianisme, ce qui doit s'entendre
sur-tout de celles qui ne s'étaient converties que depuis leur
mariage. On conçoit que l'horreur que tous les usages païens
inspiraient à ces femmes fidèles et leur exacte observation des
pre'ceptes et conseils de l'Eglise durent souvent de'plaire et être
insupportables a leurs rtaris. Le mari donne un repas, et sa
femme ne veut pas y assister; il veut la conduire au specta-
cle et elle ne veut pas y aller; il de'sire qu'elle se pare comme
les autres dames de son rang , et elle ne veut pas y consentir :
comment ne se serait il pas emporte' contre elle et contre la
religion qui lui donnait tous ces scrupules ! On peut citer ici
ces paroles de Tertullien : « Le mari veut aller au bain , la
femme veut observer la station (le temps de l'abstinence). Le
mari donne un repas , la femme jeûne ; et il n'y a jamais tant
à faire dans la maison , que lorsque la femme veut aller à
l'e'glise. »
Ceci nous conduit à parler d'autres inconve'niens qui résul-
taient du mariage avec un païen pour la femme chrétienne
qui voulait remplir ses devoirs religieux. Les offices de 1É-
glise commençaient souvent avant le jour. Les païens à la ve'rité
e'taient accoutume's à voir leurs femmes s'absenter pendant la
nuit pour assister aux mystères de la magna mater , d Isis et
d'autres divinite's. Mais quelqu'e'claire' que fût un mari, quel-
qu'intime que fût la conviction de la cbastete' et de la pureté'
de sa femme et de l'innocence de ces re'unions religieuses où
elle assistait, il ne pouvait rester indifférent en entendant les
bruits mensongers qu'on répandait sur les débauches auxquelles
les chrétiens se livraient dans leurs assemblées nocturnes et
pendant les agapes ou repas fraternels qui les accompagnaient,
d'autant moins que ces bruits n étaient pas accrédités parmi la
populace exclusivement, mais encore dans les classes éclairées.
Il est donc tout naturel que beaucoup de maris crussent devoir
dans lintérêt de la réputation de leurs épouses les empêcher
de se rendre à ces réunions, et que si par tout hasard le zèle
religieux de celles-ci les détermina à y aller nonobstant cette
défense , la paix domestique dut en être troublée.
Tertullien nous rappelle encore d'autres pratiques des fem-
mes chrétiennes qui pouvaient choquer un mari païen. « Qui
voudrait permettre à sa femme de parcourir les villages, d'en-
trer chez des étrangers , même dans les chaumières , pour vi-
siter les frères (sans doute les malades et les pauvres)? Qui
( 223 )
voudrait souffrir quelle apporte de l'eau pour leur laver les
pieds, quelle leur donne à noire et à manger, qu'elle exerce
envers eux l'hospitalité' dans une maison étrangère? Et en des
temps de perse'cution , qui voudrait consentir que sa femme
visite en secret les prisons afin de baiser les chaînes des mar-
tyrs ? »
Le me'contentement et la haine que la pie'te' chre'tienne de
leurs e'pouses faisait naître dans l'âme de beaucoup de maris
alla quelquefois si loin , qu'ils répudiaient leurs femmes. On a
même des exemples, que des païens fanatiques accusaient eux-
mêmes leurs e'pouses et les livraient au supplice. Cependant
les exemples de mariages plus heureux ne manquent pas non
plus. L'excellent caractère et la chasteté' des femmes chrétien-
nes , à qui les païens même rendaient justice , n'avaient qu'à
être appre'cie's par leurs maris , pour que le bonheur domes-
tique fût assure' de part et d'autre. Cela n'est pas seulement
probable en soi , mais est confirme encore par quelques par-
ticularité^ que nous trouvons dans l'histoire ecclésiastique,
quoiqu'elle ne parle que rarement et indirectement de la vie
domestique des chrétiens.
La fille d'un païen et d'une chre'tienne suivait presque tou-
jours la religion et partageait par conséquent le sort de sa mère.
Elle aussi dut avoir souvent des difficultés avec son père, et
avec ses frères , lorsque ceux-ci étaient païens. Le vœu d'une
chasteté perpétuelle , fréquent parmi les vierges chrétiennes,
offensait des pères qui s étaient déjà choisi un gendre. Ainsi
nous voyons Victoria iïAbitina, ville près de Carthage , se ré-
soudre à ce vœu , parce qu'on voulait la marier avec un païen.
Le christianisme de leurs filles faisait le désespoir des pères
païens , sur-tout dans les temps de persécution ; nous en
voyons un exemple dans les efforts touchans que fit le père
de Perpétue pour obtenir qu'elle sauvât sa vie en sacrifiant
aux dieux.
Parmi les chrétiennes qui vivaient dans les maisons païennes,
on doit enfin compter les femmes esclaves. On sait que les lois
ne protégeaient pas les esclaves, puisqu'on les regardait plutôt
comme des choses que comme des personnes. Les maîtres à la
vérité n'avaient pas le droit de leur ôter la vie , mais Us pou-
vaient les vendre et les maltraiter de toute manière. On con-
çoit que des esclaves chrétiens souffraient encore plus que les
autres esclaves , s'ils avaient le malheur d'appartenir à des
maîtres ou maîtresses qui n'aimaient pas le christianisme , et
quelquefois même îe détestaient. Les femmes esclaves en par-
ticulier avaient tout à craindre de leurs maîtres et tics fils de
( «4 )
leurs maîtres , lorsque ceux-ci avaient échoue' dans leurs ten-
tatives de les se'duire. C est ainsi que le maître de sainte Po-
tamienne d'Alexandrie, irrité par la résistance qu'elle lui avait
opposée, passant de l'amour à la haine, la dénonça comme
chrétienne au proconsul Aquila, par qui elle fut condamnée à
un supplice cruel. Les esclaves païens se mettaient quelquefois
à l'abri des persécutions et des mauvais traitemens qu'ils es-
suyaient de leurs maîtres , en se réfugiant dans les temples des
dieux et en embrassant le pied de leurs autels ; mais il est
évident que les chrétiens ne pouvaient avoir recours à ce moyen
de salut. Ils s'échappaient donc à tout hasard, mais souvent
ils furent repris. Tel fut, par exemple, le sort dune esclave
chrétienne , nommée Sabine , qui s'était enfuie de chez sa maî-
tresse païenne qui voulait la contraindre à l'apostasie.
Nous terminons ici cette courte analyse du travail de M. Mun-
ter, et nous pensons qu'en marchant sur ses traces et en met-
tant à profit ses recherches , on pourrait faire un petit ouvrage
intéressant pour les personnes du sexe , surtout si on rappro-
chait ce que les chrétiennes des premiers siècles ont souffert
dans les maisons païennes , de ce que beaucoup de pieuses
femmes catholiques souffrent encore de nos jours, placées qu elles
sont dans des maisons païennes , sinon de droit, du moins de
jfalt , et dépendantes alors des pères , frères , maris , maîtres
qui , ou ne professent pas leur foi , ou , ce qui est pire , ont
pris en haine la religion même qu'ils sont censés professer.
Yt.
( Le Mémorial catholique, Juillet i83o. )
CONSIDÉRATIONS SUR LA LITURGIE CATHOLIQUE.
QUATRIÈME ARTICLE (1).
Non moins incommunicable que Pautorité , l'onction est le ca-
ractère distinctif des prières de l'Eglise catholique. Cette qualité si
touchante peut être sentie; elle ne saurait être définie. C'est l'ex-
pression ravissante d'une confiance filiale à laquelle se réunit le
chaste abandon de l'Epouse ; c'est l'œuvre de l'esprit d'amour qui
prie , en l'Eglise , par d'ineffables gémissemens (2). Aussi , hors
(1) Voir ci-dessus, t. I , p. 181 , 267, 559, et *• H) P< « ct 10^-
(2) Rom. vin, 26.
( 225 )
de l'Eglise ces célestes accens jamais ne furent entendus. Soutenue
par l'ascendant de quelque malheureux génie , exhaussée sur les dé-
bris toujours imposaus du catholicisme , l'hérésie put quelquefois
préparer le triomphe de cette vérité qu'il ne lui est pas donné
d'embrasser tout entière. On l'a vue, plusieurs fois, venger, avec
éloquence, les dogmes qu'elle avait cru devoir conserver, mais ja-
mais , malgré ses plus grauds efforts , ne fut ouverte pour elle cette
source d'émotions suhlimes à laquelle ont puisé les plus simples
auteurs ascétiques de l'Eglise romaine. Généralement , ce que nous
appelons l'onction est bien loin de ces livres écrits sous les ombres
de l'erreur ; on sent même de ce côté une impuissance véritable.
Ne nous en étonnons pas ; cette précieuse qualité est le résultat
de l'ordre et de la paix. C'est le retentissement d'une âme dont
toutes les facultés sont tenues en accord par l'obéissance. Or quelle
autre que l'Eglise avec sa puissante autorité établit jamais ce repos
admirable, cette paix surhumaine au sein de laquelle commence le
magnifique concert de l'âme à la gloire de son auteur? 11 suit de
là que plus on s'écarte , ou plus on se rapproche du principe ca-
tholique , plus l'onction s'éloigne , ou reparaît , en raison directe
de la soumission ou de la révolte. L'esprit individuel , si mesquin ,
si tracassier , trouble , agite , désenchante , à mesure qu'il est plus
libre. L'union de l'âme avec la vérité ne se fait plus si bien ; ce
n'est plus la tranquillité de V ordre. Voilà pourquoi les paroles
qui sortent du sanctuaire sont si belles, si calmes, si augustes;
tandis que celles qui viennent du cabinet sont maniérées, péni-
bles, et n'offrent d'onction que celle qu'elles ont cru imiter, comme
s'il était donné à l'homme de parodier les secrets de Dieu et de
ses élus.
Appliquons ces principes au sujet important qui nous occupe.
D'après le jugement universel des prêtres pieux et éclairés qui font
usage du rit romain , on trouve dans cette liturgie une onction
cachée qui délecte la piété et qu'on chercherait vainement dans les
liturgies improvisées de nos jours. 11 s'agit ici d'un fait sur lequel
je ne crains pas d'appeler en témoignage tous ceux qui , de cœur
et d'esprit , sont en état de faire cette comparaison. Peu importe
donc le jugement superficiel et hasardé de ceux qui ne connaissant
d'une manière pratique que les modernes liturgies, voudraient dire
leur avis sur les livres romains qu'ils auraient simplement feuille-
tés , ou même examines dune manière critique. Une telle appré-
ciation ne se fait point à vue de pays. Il faut plus que l'attention
de l'esprit pour prononcer en pareille matière.
Cet aveu si remarquable est sorti plus d'une fois de la bouche
des partisans même des nouveaux bréviaires. Souvent je les ai en-
tendus reconnaître hautement cette qualité incontestable de la li-
( 226 )
turgie romaine , et s'il était nécessaire d'en produire des preuves
par écrit , je pourrais citer d'abord le mot tics-curieux du savant
auteur des bréviaires de Rouen , de Garcassonne , de Cahors et du
Mans : « Ceux qui ont composé le bréviaire romain , dit l'abbé
» Robinet , ont mieux connu qu'on ne fait de nos jours le goût
» de la prière et les paroles qui y conviennent (1). » Il ne s'agit
donc ici que d'un fait , remarquable à la vérité , mais sur lequel
on rencontre peu de contestations.
Mais à quelles causes doit-ou attribuer ce caractère de l'onc-
tion, caractère inhérent d'une manière toute particulière à la litur-
gie romaine ? La première , la plus solide de toutes , celle que l'on
peut proposer avec, plus de confiance , c'est la sainteté même de
l'Eglise. Ce caractère essentiel de la vraie Eglise , qui rejaillit sur
tout ce qu'elle dit comme sur tout ce qu'elle fait , comment ne se
trouverait-il pas profondément empreint dans ses prières ? Comment
ne répandrait-elle pas sur elles cette onction dont elle seule pos-
sède la source véritable ? Elle qui ne s'élève à Dieu , son auteur et
son époux , que par les degrés de la prière , eùt-elie donc oublié
les leçons que daigna lui donner autrefois celui qui seul peut en-
seigner à prier? LEglise est divine, elle est sainte ; donc ses priè-
res sont saintes ; donc elles doivent être pleines de l'onction de
l'Esprit-Saint. Contester cette qualité première aux antiques et uni-
verselles formules de la liturgie romaine , c'est porter atteinte ,
pour ainsi dire , à la sainteté de l'Eglise ; c'est soutenir que celle-
là ne sait point prier, qui cependant ne vit ici-bas que de prière,
et ne peut adoucir que par la prière les rigueurs de son exik
Les paroles de la liturgie romaine, outre qu'elles sont l'expres-
sion des vœux de l'Eglise qui est sainte , sont aussi les paroles des
Saints. Ces textes choisis dans l'Ecriture pour édifier la piété ont
été recueillis par des Saints accoutumés à y trouver la nourriture
de leurs âmes. Ces paroles mystérieuses qu'ils nous ont données de
leur propre fonds respirent encore la foi et la candeur des siècles
passés. Ces hymnes antiques , ouvrage des saints docteurs , nous
indiquent la source de leur génie, eu nous découvrant leur cœur.
Ces oraisons si pleines de nos besoins et de nos espérances , de
nos misères et de notre grandeur , nous révèlent tout ce qui se
passait dans ces grandes âmes , quand elles s'unissaient à Dieu par
la prière. Tout , en un mot , est l'ouvrage des Saints ; tout porte
l'empreinte de leurs vertus. Entouré des souvenirs de la sainteté;
placé au milieu de tant de saintes traditions, le prêtre prie, ou
plutôt il ne fait que continuer la prière des Saints. Deuxième rai-
(i) Lettre d'un ecclésiastique à un curé sur le pian d*un nouveau
bréviaire.
( 227 )
son qui explique parfaitement l'onction qui règne dans la liturgie
de l'Eglise romaine.
Un autre motif qui ne contribue pas moins à donner à ces sain-
tes prières quelque chose de touchant , c'est leur universalité. En
récitant ces augustes paroles , on pense qu'elles sont , dans ce mo-
ment même , répétées dans tout l'univers. Voix du passé , elles se-
ront aussi la voix de l'avenir , tant que ce monde , qui n'est fait
que pour l'Eglise, demeurera debout. Escortées du respect de tous
les âges , elles se montrent à nous environnées de toutes ces cho-
ses catholiques si bien en harmonie avec notre foi et avec les sen-
timens de la prière chrétienne. Et ne semble-t-il pas aussi que
Dieu , dans sa sagesse , a attaché aux prières souvent répétées des
grâces et une puissance particulières? N'a-t-il pas montré par des
prodiges sans nombre combien il agréait ces formules populaires ,
dédaignées souvent par les esprits superbes , mais si chères à la
simplicité des âmes pieuses ? Quoi d'étonnant qu'il ait environné
d'une onction divine les prières que son oreille écoute avec com-
plaisance , depuis tant de siècles qu'elles sortent de la bouche in-
spiré de son Eglise ?
Jusqu'à présent, mon but n'a point été de prouver, mais bien
plutôt d'expliquer cette qualité de l'onction qu'on remarque dans
la liturgie romaine. Je voulais seulement prendre acte de ce fait ,
non moins incontestable que l'antiquité , l'universalité et l'autorité
de cette même liturgie. Maintenant , suivant notre usage , venons
à la comparaison , et considérons sous le même point de vue les
liturgies modernes des églises de France.
N'étant point l'ouvrage de l'Eglise catholique , mais plutôt ne
devant leur existence qu'à une infraction de ses décrets ; compo-
sées bien plus souvent par des hommes de parti que par des Saints ;
n'ayant point été sanctifiées par l'usage des siècles , et n'étant quel-
quefois que le dialecte d'un diocèse isolé, ces liturgies ne sauraient
avoir, et n'ont point en effet l'onction de la liturgie romaine.
Je l'avoue, car il faut être juste, grâce à la grandeur du sujet
et à la richesse des Ecritures, certaines parties de plusieurs des
nouveaux offices sont ce que l'on est convenu d'appeler bien fai-
tes. Mais quel si grand mérite y trouvez-vous ? L'Eglise connais-
sait tout cela ; seulement elle n'avait jamais songé à le faire entrer
dans ses chants. Durant tant de siècles , elle avait cru présenter
à la piété de ses enfans un aliment suffisant dans les paroles de
ces offices que vous dédaignez? Vos améliorations valaient-elles la
peine de renverser son ouvrage ? J'en conviens , vous avez rassem-
blé de beaux textes à certains jours ; on n'en est quelquefois que
plus surpris d'entendre retentir au milieu de ces oracles du Seigneur
la voix du moine de Saint- Victor , et les accens ambigus de Cof-
( 228 )
fin ; vous nous avez donné de temps en temps de belles applica-
tions. Nous en profitons puisqu'elles sont rares , mais c'e'tait une
liturgie que nous attendions.
Hors de là, que trouvons-nous dans les nouveaux bréviaires?
Une compilation de textes décousus , étonnés souvent de se trou-
ver ensemble ; des offices hérissés de phrases coupées , auxquelles
à grand'peine l'esprit s'efforce d'attacher un sens qui pour être
celui du rédacteur n'est pas toujours celui du Saint-Esprit. Tout
ici respire la gène , la fatigue , l'anxiété. Trop souvent on s'aper-
çoit qu'un pareil travail n;a pu s'accomplir, à coups de concor-
dance , que par des gens qui ayant créé un système n'ont pas
voulu en avoir le démenti. Traduisez ces textes disparates , don-
nez - les au peuple , en français , et voyez le parti qu'en tirera sa
piété.
Partout un esprit de contradiction s'est appliqué à effacer, à
remplacer les paroles de la liturgie romaine. Souvent des textes
même employés dans cette liturgie ont disparu pour faire place à
d'autres, beaucoup moins adaptés, mais plus propres à entrer dans
le plan de tel ou tel auteur. Par quel miracle , je vous le demande,
trouverait-on encore de l'onction dans le résultat d'une œuvre pa-
reillement systématique? Comment croire que la main de l'homme
aura tracé aux inspirations de l'Esprit-Saint un ordre factice au-
quel il aura dû se plier catégoriquement? Non, non, ce n'est pas
en vain qu'il est écrit que V Esprit aoufjle où il veut (i). C'est à
lui de commander ; il n'ohéit point à la parole de l'homme.
Parlerai-je de ces offices dogmatiques , rédigés en forme de thèse
théologique , où les argumens se chantent sur difterens tons , de
manière qu'aucun ne manque à la distraction du lecteur? En ré-
citant de semblables offices, heureux celui qui peut prier encore!
Qu'il est à craindre que les uns , peu jaloux d'un genre de beau-
tés déjà trop loin d'eux , ne se laissent aller à la sécheresse toute
faite qu'ils y trouvent , ou que les autres , transformant en
étude l'exercice de la prière , n'y portent que l'attention qui dis-
sipe et non celle qui recueille l'âme ! Combien de fois aussi en re-
passant les chefs-d'œuvre de nos hymnographes modernes n'arri-
vera-t-il pas au lecteur de se surprendre tout à coup sous les traits
d'un critique analysant le mérite d'un poète , jugeant et pronon-
çant comme à l'Académie , sans songer pour l'instant à celui qui
non content du sacrifice des lèvres , veut être prié en esprit et en
véri/é ?
Pour relever ce qu'on appelle le mérite des nouveaux offices ,
(i) Joan. m , 8.
( 229 )
on a beaucoup vanté l'étrange idée de leurs compositeurs qui se
sont condamnés à fabriquer tous leurs répons avec des textes tirés
l'un de l'Ancien , l'autre du Nouveau-Testament. Il est vrai qu'ils
sont parvenus à nous en donner quelques-uns d'admirables ; le Ro-
main en offrait les premiers modèles. L'esprit de système qui ré-
trécit tout à sa mesure s'empara d'un fait pour en faire une règle
générale. On voulut constamment nous donner des répons de cette
espèce. Assez souvent l'Ecriture parut s'y prêter , mais souvent
aussi ces répons ne présentèrent à la piété que l'inconvenant amal-
game de deux phrases dont la ressemblance, toute dans les mots,
n'existait d'aucune manière dans l'original ; outrage véritable à l'Es-
prit-Saint.
J'ai quelquefois entendu dire qu'il était avantageux de trouver
dans son office les plus beaux argumens de la religion , d'y sentir
cette force démonstrative qui tient en haleine et empêche d'oublier
ce qu'on sait. Mais encore une fois , soit faiblesse humaine , soit
volonté coupable, qu'ariive-t-il? On étudie et l'on ne prie pas. Ces
grands amateurs de l'étude qui la veulent trouver partout , sou-
vent n'étudient qu'en récitant leur bréviaire. Cette nouvelle mé-
thode produit pour eux deux résultats. Elle occupe leur esprit et
les dispense de prier. Etrange abus ! Comme si toute étude dans
la prière n'était pas criminelle , sinon cette étude du cœur qui se
fait sans bruit de paroles et qui forma autrefois les Augustin , les
Bernard , les Thomas d'Aquin !
Mais , disent les autres , quoi de plus utile et de plus convena-
ble en même temps que de chercher dans la récitation d'un bré-
viaire bien fait la matière des instructions que nous devons faire
à nos peuples ? En effet , cela arrive de temps en temps. Tout en
priant Dieu , on arrête son plan , on le divise , on prépare déjà,
les morceaux d'effet , peu s'en faut qu'on ne débite déjà son dis-
cours. Enfin , après une prière laborieuse , on sort de son bréviaire,
content de soi-même , et travaillé d'un chef-d'œuvre que l'on n'eût
jamais conçu sans le bonheur que l'on a de suivre son rit diocé-
sain. Mais , dites-moi , hommes si habiles , sans doute vous avez
lu que les Saints préparaient leurs discours dans la prière, et vous
voulez en faire autant. Rien de mieux; mais savez-vous comment
ils faisaient? D'abord, dans toutes leurs actions, ils avaient pour
principe de se livrer exclusivement à celle du moment présent. Age
quod agis; cette règle d'un ancien sage était aussi la leur. Ils se
préparaient, il est vrai, par la prière au ministère de la parole,
mais pour cela, ils ne se fatiguaient point, ils ne s'agitaient point,
ils ne parlaient point ; ils écoutaient , et mieux ils axaient écouté ,
mieux ils parlaient. Voilà l'unique manière de préparer un dis-
cours , tout en remplissant le devoir de la prière , et soyez sûrs
H. 3o
( 230 )
que, sans dissiper autant votre esprit, la liturgie romaine vous
serait d'un aussi grand secours que vos savans bréviaires.
Tel est donc le caractère incontestable des nouvelles liturgies la
sécheresse et la stérilité , au milieu des plus grandes richesses. Mais
j'aurais à peine ébauché ce qu'on peut due sur cette importante
matière , si je ne signalais pas certaines entreprises des nouveaux
liturgistes , tendantes à détruire , à effacer pour jamais certaines
choses qui, dans la liturgie de l'Eglise romaine, étaient principa-
lement chères à la piété.
Il serait trop long , et même fastidieux d'énumérer ici tant de
répons, d'antiennes, d'introïts, et autres prières touchantes, sa-
crifiées avec rigueur, et le plus souvent remplacées par des textes
péniblement amenés et aussi difficiles à convertir en prières qu'à
revêtir d'un plain-chant supportable. Mais une partie essentielle de
la liturgie catholique , et en même temps de la piété chrétienne ,
sur laquelle la malveillauce des jansénistes (i) s'est permis le plus
d'attentats , c'est le culte de la Sainte-Vierge. On ne saurait éle-
ver la voix, trop haut sur les scandaleuses libertés qu'ils se sont
permises en cette matière, libertés d'autant plus dangereuses, qu'el-
les ont passé , pour ainsi dire , inaperçues. Sans parler de ces vé-
nérables prières , venues de la plus belle antiquité , et dans lesquel-
les l'Eglise témoignait, dans son auguste langage, sa haute confiance
en la Mère de Dieu , prières ignominieusement retranchées des bré-
viaires et des missels nouveaux (2) , cette secte odieuse est allée
jusqu'à détourner, anéantir même des fêtes, de temps immémorial,
consacrées a Marie. Par elle, l'octave de Noël , destinée à honorer d'une
manière particulière la maternité de Marie (3) , a vu périr jus-
qu'aux dernières traces de cette coutume héritée des temps anti-
ques. La fête de la Purification célébrée dans l'Eglise romaine au
nombre des solennités de Marie a cessé d'en faire partie ; un mys-
tère , important sans doute, mais que l'Eglise mère et maîtresse
n'avait point jusqu'alors honoré d'un culte particulier, a tout d'un
coup partagé l'attention des fidèles , et Marie n'a plus été que l'ob-
(1) Car enfin il faut bien , île temps en temps , les appeler par leur
nom. Quand l'histoire ne serait pas là , nous pourrions les reconnaître
à leurs fruits
(2) Les répons Sancta et immaculata , Beata es } Félix es , etc. ; les
antiennes Sub tuum praesidium, Sancta Maria , succurre miseris t Beata
viscera , etc.; les versets Dignare me, Gaude et lœtare , Ora pro no-
bis ,1 sa ne ta Dei genitrix } etc., et tant d'antres formules antiques et
vénérables , ne se lisent plus dans les nouveaux offices. Quelques-unes
ont été seulement conservées pour les saints.
(3) Voyez le Bréviaire romain; Durand, Nationale , lib. ni, cap. i5 J
le Micrologue , cap. xxxix , etc.
( *3< )
jet secondaire d'une solennité que nos pères lui avaient vouée tout
entière (1). La fête de la Visitation, instituée depuis plusieurs siè-
cles en l'honneur de Marie , a obtenu grâce , il est vrai , devant
les nouveaux réformateurs, mais encore ont -ils trouvé le moyen
d'appliquer leur système de la manière la plus affligeante pour la
piété dans la collecte tout moderne qui contient le mystère du jour.
A peine la Sainte-Vierge y est elle nommée par occasion ; S. Jean-
Baptiste en fait l'objet principal (2). Mais voici quelque chose de
bien plus grave.
Dans son éternelle reconnaissance , l'Eglise tout entière , dès les
premiers siècles , avait consacré à la mémoire du grand mystère de
l'Incarnation le 25 décembre , jour même où l'on pense que le
Verbe divin descendit de sa royale demeure pour habiter ait
milieu de nous (3). Voulant ensuite laisser un monument éclatant
de sa profonde gratitude envers l'auguste Créature qui eut tant de
part à cet ineffable mystère et prononça ce nouveau fiât (4) non
moins solennel et non moins efficace que celui qui appela sur cet
univers une lumière matérielle , les deux églises , sans distinction
d'orientale ni d'occidentale , se réunirent pour offrir à Marie une
soleunilé particulière dont elles crurent devoir fixer l'époque neuf
mois avant le jour de la naissance du Sauveur. Les Latins appe-
lèrent cette fête l' Annonciation de la Sainte- Vierge (5), les Grecs
la connurent sous le nom d' 'Annonciation de la Mère de Dieu (6).
Cherchez maintenant cette solennité dans les nouvelles liturgies.
Depuis un siècle , ce jour n'est plus la fête de Marie. Que l'église
grecque et l'Eglise romaine célèbrent encore si elles veulent l' An-
nonciation de la Sainte - Vierge , plus de cinquante églises de
France ne connaissent que l'Annonciation de l'Incarnation de
(1) Dans les nouvelles liturgies , on célèbre le 2 février la Présenta-
tion de N. S. et la Purification de la Sainte- Vierge. Autant ces divers
changeincns seraient légitimes s'ils étaient avoués par l'Église , autant
ils sont inconvenans et téméraires lorsqu'ils ne sont conçus et exécutés
que par une église particulière.
(2) Voici cette oraison : Adesto Ecclesiœ tuœ , misericors Deus , et
Jilios adovtionis in ejus sinu purifîca } qui } Mariai clausus utero , Joan-
nem in sinu Elisabeth sanctifîcasti. Si cette fête était consacrée au Pré-
curseur exclusivement, cette collecte ne serait-elle pas parfaite?
(3) Sap. xvni, i5. Joan. 1.
(4) Luc. 11.
(5) Annuntiatio B. Marias virginis } dans les missel, bréviaire et ca-
lendrier romains.
(6) Dci matris annuntiatio ; dies annunlialionis domina; nostrre Dei
genilricis. Novcllà Eiiiman. Comneni apud Balsamonem 5 Chronicon
Alexandrinum , 35 1 olympiad.
( 232 )
Tiotre-Seigneur , ou encore , Y Annonciation et V Incarnation de
JSotre-Seigneur (i). Ainsi, grâce au pouvoir absolu des évêques
de France sur la liturgie , est tombé , du moins parmi nous , un
des plus beaux témoignages de la foi de l'Eglise et de sa profonde
vénération pour la Mère de Dieu ; témoignage trop éclatant pour
ne pas offusquer les regards de l'hérésie (2) ; témoignage que se
sont laissé enlever, sans y penser, les fidèles de France, et qui
eût peut-être entièrement péri , si la liturgie romaine et les nom-
breuses églises qui la suivent ne l'eussent conservé. Les fabricateurs
de nouvelles liturgies n'ont pas toujours été conduits par des in-
tentions aussi suspectes, dans les divers retranchemens et change-
mens qu'ils se sont permis. Le désir d'abréger de trop longs offices
a souvent été la cause des mutilations qu'on leur reproche. 11 eût
été bien étonnant que l'esprit d'onction eût survécu à de pareilles
entreprises. Mieux vaut sans doute prier peu que prier mal, mais
aussi quand on est si pressé de finir, je doute que le Saint-Esprit
favorise beaucoup ces sortes de prières. Aussi les retranchemens
sont-ils souvent tombés sur des endroits que regrettera toujours la
piété , et , soit intention préméditée ce que je ne saurais affirmer
sérieusement, soit qu'on ait presque constamment joué de malheur,
une foule de prières touchantes ont été sacrifiées à l'esprit de sys-
tème et de simplification. Voici un fait tout récent et trop remar-
quable pour être passé sous silence ; il me dispensera de citer d'au-
tres preuves qui d'ailleurs sont si faciles à recueillir , qu'il suffit
de les avoir indiqués d'une manière générale.
Tout le monde connaît le psaume i35, Confitemini Domino
quoniam bonus , quoniam in seculum misericordia ejus. « Ce
J> psaume, dit S. Augustin, contient les louanges de Dieu, et tous
» ses versets sont terminés de la même manière. Car , quoiqu'il
J) renferme beaucoup de choses en l'honneur de Dieu , c'est prin-
.» cipalement sa miséricorde qui en fait le sujet. C'est pourquoi
3> celui par qui l'Esprit-Saint a composé ce psaume n'a pas voulu
3> qu'aucun de ses versets finit autrement qu'en célébrant la divine
» miséricorde (3). » « Le Psalmiste , dit S. Jean Chrysostôrae ,
(1) Voyez la liturgie de Paris, et les liturgies modernes des diflerens
diocèses. Deux seulement ont intitulé cette fête : Annuntiatio Incarna-
tionis D. N. I. C. Beat.œ Mariai virgini.
(2) La haine des hérétiques contre cette fête est ancienne. En 1674 1
Hospinien , De Fesiis , pag. 69, disputait déjà à Marie cette solennité.
(3) Psalimis iste laudem continet Dei , et eodem modo in omnibus
suis versibus terminatur. Proindè , quamvis hic in laudem Dei multa
dicantur, maxime tamen ejus misericordia commendatur , sine cujus
commcndatione apertissimâ imllum vers u m claudi voluit, per queni
Spiritus sanctus condidit psalmum S. Aug. enarratio in psalm. i35,
tom. iv, col. i5o8, edit. Bened.
( 233 )
» après avoir parlé des bienfaits du Seigneur envers les hommes ,
» célèbre aussi la grandeur de sa miséricorde , et voulant en si-
» gnaler avec plus d'éclat encore toute l'étendue , il invite tous
» les hommes à la célébrer, leur disant : confessez le Seigneur f
)> c'est-à-dire : rendez-lui grâces, louez-le, parce que sa misêri-
» corde est éternelle ( i ).
Ce psaume qui , suivant S. Jérôme , « a pour but de chanter
» les miséricordes du Seigneur répandues sur le genre humain,
» dans ses diverses nécessités » (2) , Tliéodoret nous apprend que
« si le Psalmiste en a terminé tous les versets par la louange de
» cette divine miséricorde , il l'a fait pour nous rappeler que la
» bonté de Dieu et non le besoin qu'il en avait l'a porté à opé-
» rer toutes ces merveilles (3). » « Ce psaume , dit aussi Cassio-
)) dore , célèbre divers sujets , mais ses accords se réunissent tou-
» jours sur un même ton. On peut , je pense , comme je l'ai
» remarqué à propos du psaume 11 7 dans lequel quatre versets
» ont la même terminaison , on peut nommer unifines tous ceux
» de ce cantique. Tout ce qu'il renferme se rapporte à la misé-
» ricorde de Dieu , sans laquelle nous ne pourrions exister ; c'est
« donc avec raison que l'on y répète si souvent cette miséricorde
» dont les largesses envers nous sont si abondantes (4).
(1) Postquàm locutus est de Dei in homines beneficiis , de ejus quo-
que misericordiae magnitudine dissent, non eam metiens , nec id fieri
potest ; sed per infinitum volens ostendere ejus magnitudiném invitât
onines ad glorificationcm dicens : Confitemini Domino, hoc est, gratias
agite, laudate ipsum , quoniam in seculum misericordia ejus. Le saint
docteur expliquant ensuite chaque verset, montre la convenance et l'à-
propos de cette répétition : Ideô hoc significans ( propheta ) in urioquo-
que versu subjungit: quoniam in seculum misericordia ejus Quamob-
rem cùm haec sciret propheta unicuique versui subjungit : in seculum
misericordia ejus Vides quomodo in unoquoque versu jàm subjungit
illud : in seculum , etc Qiue qùïdem ille admirans assidue subjun-
git illud : Quoniam , etc. S. Chrjs. expos, in psalm. i35, tom. v,
pag. 3<jG et seq. cri il. Bened.
(•2) !ste psalmus Domini misericordias in diversis necessitatibus hu-
mano generi praestilas pendit. S. Hieron, breviarium in psalter. psalm.
i35 , tom. 11, pag. ^ 7^; edit. Bened.
(3) Meritô auteni psalmographus omnibus dictis seternam misericor-
dia m conjunxit , quoniam non ob propria m necessitatem , sed ob solam
benignitatem benignus omnia condidit. Theodoret. interp. in psalm. i35,
tom. 1 ; pag- g38 , eilil . Sirmond.
(4) Diversas res inchoat (ille psalmus), sed in unam convenientiam
vociferationis exultât; cujus versus unifines non improbè dicimus voci-
tandos , sicut in centesimo decimo septimo psalmo jàm diximus , ubi
quatuor versus simili sententiâ terminantur. Quidquid enim dicitur ad
misericordiam Dei refertur, sine quâ subsistere nullatenùs pr.cvalemus.
( 234 )
C'est ainsi que si ou voulait l'interroger tout entière , la tra-
dition des Pères a sans cesse conside'ré ce psaume , avec ses répé-
titions, comme l'ouvrage de l'Esprit Saint. Jusqu'à présent les auteurs
des nouvelles liturgies n'avaient point songé à refaire l'Ecriture-
Sainte ; ils professaient même pour son intégrité un respect qui
sans être trop pur dans son principe , les garantissait au moins de
certains excès. Quel a donc dû être l'étonnement du clergé du dio-
cèse de V.... , lcysque tout-à coup on lui a fait présent d'un nou-
veau bréviaire , dans lequel cet antique respect a disparu , et dans
lequel , entr'autres choses , le psaume dont nous parlons a été tron-
qué avec une hardiesse qu'on n'oserait qualifier? Dans ce bré-
viaire (i) on ne trouve plus le psaume 1 35 tel qu'il est clans l'E-
criture. La main de l'homme en a mutilé et refondu toutes les parties.
On s'est permis de retrancher partout, excepté en deux endroits,
le touchant refrain qui célèbre les miséricordes du Seigneur, et de
vingt-sept versets que jusqu'à présent on avait chantés dans toute
l'Église , il n'en reste plus que quinze dans le nouveau bréviaire
de V.... Quels ont pu être les motifs d'une semblable entreprise?
Quels qu'ils soient , ils ne sauraient être légitimes.
En eiFet , l'altération est trop grave pour être d'aucune manière
excusée. Ce psaume ainsi mutilé n'est plus lui-même. Les Pères
l'ont cité , l'ont commenté sous la forme même qu'on a cru pou-
voir faire disparaître. C'est sous cette forme que l'Eglise l'a reçu
de la synagogue. Tel il retentissait sous les portiques de Saloraon;
tel jusqu'à présent il a été chanté dans les temples des chrétiens.
C'est donc tout à fait à tort qu'on a écrit le mot psalterium en
tête de la collection de psaumes où se trouve celui-ci corrigé de
main d'homme. L'Eglise comme la synagogue ne donne ce nom qu'au
livre qui les contient tous , et tel que l'Esprit-Saint les a inspirés.
Dira-ton que le psaume est conservé dans son intégrité, et qu'on
n'en a retranché qu'un refrain. Mais si ce refrain est Ecriture-
Sainte , de quel droit ose-t-on y toucher ? Or il en est ainsi ; l'an-
Meritô ergô soepiùs ipsa repetitur quœ omnia in nobis indulgentissimis
muneribus operatur. Cassiodor. expos, in psalm. 1 35 ^ tom. n, p. Ifii ,
edit. Bcned.
(i) Ce bréviaire présente plusieurs particularités fort remarquables.
Seul entre tous les autres, il s'est débarrassé des suffrages de la Sainte-
Vierge ; aux jours de férié on y fait mémoire de tous les Saints, et
parmi eux la Sainte- Vierge trouve sa place, dans l'oraison A cunctis ;
encore n'est-elle pour rien dans l'antienne. 11 faut avouer qu'on n'avait
point encore été aussi loin. On trouve aussi dans ce bréviaire des dou-
bles mineures à trois leçons, et autres raretés semblables, et au travers
de tout cela un esprit aussi catbolique qu'on peut le désirer dans un
ouvrage par lui-même en contravention aux principes catholiques.
( 235 )
tiquité et la pratique universelle en font foi. Qu'on montre une
bible approuvée où l'on ait ainsi osé imprimer le psaume i35
sans v ajouter à chaque verset l'hymne de la miséricorde. Au reste,
quand il s'agit de l'intégrité de l'Ecriture , notre premier devoir ,
comme catholiques , est de nous en rapporter à la décision si for-
melle du concile de Trente , session IV , décret de canonieis Scrip-
turis. Or le saint concile , après avoir énuméré les divers livres de
l'Ancien et du Nouveau-Testament , porte , avec l'assistance du
Saint-Esprit, la décision dogmatique suivante : « Si quis autem
» libros ipsos integros cum omnibus suis yartibus , prout in Ec-
» clesiâ catholicâ legi consueverunt , et in veteri vulgatâ latinâ
» editione habentur, pro sacris et canonieis non suscepent , ana-
» thema sit (i). » D'après cela, il est évident que ce psaume ayant
constamment été lu dans l'Eglise catholique avec les parties
qu'on a retranchées dans le bréviaire de V ces parties même
doivent être considérées comme Ecriture-Sainte. Cela une fois ad-
mis , et il faut l'admettre , quelle est cette nouvelle liberté qui vient
tout-k-coup de surgir au milieu de nous , et en vertu de laquelle
un évêque diocésain aura sur PEcriture-Sainte un droit que , nous
ultramontains , n'oserions attribuer au Souverain-Pontife ? Ce prin-
cipe reconnu , où s'arrêteront les conséquences ? Reste ensuite à
savoir comment un e'vêque peut imposer l'obligation de réciter un
psaume ainsi contrefait , et jusqu'à quel point le clergé peut se
prêter à une semblable entreprise.
Assurément le motif d'une pareille mutilation n'a point été de
faire quelque chose de contraire au respect dû à l'Ecriture. Une
pareille imputation est bien loin de ma pensée. S'il est permis de
juger les faits publics , il ne saurait l'être de chercher au fond des
cœurs des intentions qui n'y sont point. 11 vaut mieux croire que
dans cette circonstance, on a voulu élaguer du psaume 1 35 une
répétition qui semblait inutile et fastidieuse. Il est vrai que cette
explication n'est pas trop satisfaisante , mais j'en voudrais de tout
mon cœur connaître une autre. S'il en était ainsi, je ne me charge-
rai pas de plaider moi-même la cause de ces redites fastidieuses
qui abondent dans les Ecritures ; mais voici un saint évêque des
Gaules qui paraît avoir écrit tout exprès pour nous, et qui mon-
trera beaucoup mieux que moi quelle idée nous devons avoir de ces
répétitions.
« Les paroles des prophètes ne sont point de paroles inutiles j
(i) Si quelqu'un ne reçoit pas pour sacrés et canoniques tous ces li-
vres , dans leur entier, avec toutes leurs parties, comme ils ont coutume
d'être lus dans V Eglise catholique et tels cjtiils sont dans l'ancienne
édition latine nomniûe Vulgate , qu'il soit auathème.
( 236 )
» il n'y a rien de vain ni de superflu dans les livres de l'Esprit.
» En effet , si on a droit d'attendre des sages que leurs paroles
)> s'accordent avec leur gravité et leur doctrine , que leurs discours
m ne soient point vagues et produits par le hasard , mais pleins de
» raison , utiles aux auditeurs et analogues à l'autorité de celui qui
« parle; combien plus devons -nous penser de la même manière
» quand il s'agit des oracles célestes , et croire que tout ce qu'ils
» renferment est élevé , divin , raisonnable et parfait. Mais la plu-
)> part du temps , toujours même , il arrive , par notre faute , que
» par l'égarement de nos sens et de nos esprits nous négligeons ce
» que nous entendons lire à l'église. Le peu de soins que nous
» mettons à écouter avilit à notre égard la dignité des paroles cé-
)> lestes. Quand au moment de la lecture , notre esprit raisonne ,
3) s'occupe de choses ou coupables, ou vaines, nos oreilles de-
3> viennent sourdes , et notre esprit sans vigueur. Si quelquefois
j) par hasard , nos oreilles sont frappées de ce qu'on lit devant
» nous , l'âme , accablée sous le poids des soins du siècle , ne sent
» rien , et n'attribue qu'une autorité bien légère à des choses qu'elle
» n'entend point. Or tout ce que renferment les livres prophé-
» tiques a pour but le salut et l'instruction de l'homme , et a été
» écrit à cause de nous.... Il y a un grand nombre de psaumes ,
» et les uns et les autres sont diversement composés. Tous , il est
« vrai , renferment une seule et même doctrine ; mais c'est par di-
» verses méthodes qu'ils atteignent le but de notre instruction. Ce-
» lui-ci offre divers motifs pour établir une seule même chose ; il
» est destiné à nous faire comprendre que la raison de tout , le
» principe de toutes choses , du ciel, de la terre, des hommes, de
j) tout le reste, est la bonté et la miséricorde de Dieu. C'est pour
)> cela qu'il y est dit : Louez le Seigneur parce qu'il est bon ,
» parce que sa miséricorde est éternelle (i). » Après ce préambule
(i) Non est otiosus propheticus sermo neque et inanibus ac superfluis
causis spiritalis loquela est. Si enim in viris prudentibus expectari id
maxime solet, ut ea quœ loquuntur, gravilate eorum doctrinàque digna
sint , omnisque sermo non sit fortuitus et vagus , sed ex ralionabilibus
causis profectus , et expectalioni audientium utilis , et auctoritati con-
gruus disserentium : quanta magis id in cœlestibus eloquiis opinandum
est , ut quidquid in lus est , excelsum , divinum , rationabile , et per-
fection esse existimetur. Sed plerumque, immo semper , vitio nostro
accidit, ut quae legi in eâ audimus , auribus atque animis nostris longé
ab bis peregrinantibus negligamus : ut per audiendi incurratn . vilescat
apud nos dictorem cœlestium dignitas. Cùm in lectionis tempore ratio-
nes supputamus, iras concipimus, injiiii;is cogitemus, luxus recolimus ;
tune ad h:ec occupatis nobis surdœ aines sunt . et hebes meus est, et
si quid forte in aures nostras eorum quue legunlur incident , virtutem
( «7 )
dans lequel le saint docteur avait intention de répondre au repro-
che de monotonie que quelques-uns faisaient déjà à ce psaume , il
en explique les diverses parties , et fait remarquer avec quelle con-
venance le Psalmiste a joint à tous les versets une mention expresse
des miséricordes du Seigneur. Mais c'est assez sur une question
fâcheuse à laquelle j'aurais voulu pouvoir m'arrêter moins long-
temps.
En terminant cet examen du quatrième caractère de la liturgie
catholique , j'éprouve le besoin de protester encore une fois de la
pureté de mes intentions. La nouveauté du sujet , la conviction avec
laquelle j'ai écrit , l'indispensable nécessité de signaler des abus ,
tout cela m'a mis dans le cas de déplaire à certaines personnes.
J'en ai été affligé ; tel n'était point mon but. Je voulais seulement
montrer dans son véritable jour une question presque inconnue.
J'espérais obtenir en défendant le pouvoir du Souverain -Pontife ,
la même indulgence que l'on accorde tous les jours à ceux qui sou-
tiennent, dans l'intérêt des évêques de France, une proposition
qualifiée d'audacieuse par Benoît XIV , et grièvement contraire à
des bulles solennelles acceptées dans nos conciles provinciaux. Il
me reste encore bien des choses à dire ; je les dirai avec la même
simplicité, et si l'on m'attaque je me défendrai, comme je viens
de le faire , par l'autorité des monumens et de la tradition. C'en
serait donc fait de la théologie, s'il n'était permis de soutenir, sur
certaines matières , que le parti qui plaît à l'autorité du pays où.
l'on se trouve. Est-ce donc être trop exigeant qu? de solliciter pour
la vérité la même liberté qu'on accorde aux opinions?
tamen dictorura obrutus seculi curis animus non sentit , et quorum
intelligentiam non consequitur levem existimabit auctoritatem. Omnia
autem , quœ in libris piophcticis sunt , maximum hnmanos et salutis et
doctrinœ profectum in se habent , noslrique causa universa scripta
sunt Plures etiani psalini sunt, et singulis multa et varia congesta
sunt. Et quanijuam omiies unam alque eamdem in se doctrinal forniam
complectantur , diversis tamen institutis in eamdem nos scientiœ viam
dirigunt In hoc autem psalmo, quia singulis ejusdem rei argumenta
di versa sunt ; id continetur, ut causant universitatis hujus, id est, cur
cœlum , cur terra . cur hommes , cur caetera sint , ex bonitate ac mi-
scricordià Dei profectatn inlelligamus per id quod dicitur : Catijilcmini
Domino , etc. S. Hilarius tract, in psalni. i35, pag. 4§6 , edit. Bened.
( Le Mémorial catholique , Juillet i83o. )
IL 3i
( 238 )
NOUVELLES ET VARIETES.
. En annonçant que le gouvernement français avait refusé
un asyle à MM. DePotter, Bartels, et leurs coaccuse's, bannis
de leur patrie par un arrêt dont l'injustice a re'volte' tous les
honnêtes gens , le Catholique des Pays-Bas fait les réflexions
suivantes :
« L'humble de'fe'rence de M. de Polignac envers M. Van Maanen
» n'a rien qui nous e'tonne.
» Libéraux français! comprenez-vous enfin l'opposition belge?
» direz-vous encore qu'elle n'arbore les couleurs de la liberté
» que pour endormir les soupçons et marcher en paix à la
» conquête de l'absolutisme ? direz-vous encore que le progrès
» de la civilisation est l'unique tendance de notre gouvernement?
» Catholiques français! apprécierez-vous enfin votre parti du
» trône et de l'autel ? Deux de nos bannis soutirent plus spé-
» cialement pour la cause religieuse ; votre ministre ultra-
» royaliste a-t-il fait quelque distinction en leur faveur ? Il n'est
» pas un numéro des feuilles stipendiées par nos ministres
» qui ne vomisse le sarcasme et le blasphème sur tout ce que
h nos pratiques' ont de plus respecté, nos mystères de plus
» redoutable , nos croyances de plus intime ; tant de cynisme
» a-t-il empêché vos hommes du trône et de l'autel de qua-
» lifier notre gouvernement de gouvernement modèle (i) ?
» N'est-ce pas ce même parti qui fit constamment, et con-
» tracterait encore alliance avec le toiysme britannique contre
» les populations catholiques du royaume uni, tandis que nos
» frères persécute's trouvèrent de la sympathie dans les rangs
» du parti libéral, dont les dernières préventions se dissipe-
» ront aussitôt que les Français , fidèles au culte héréditaire ,
» auront eu le bon esprit de répudier le servilisme gallican ?
— M. Thomas Stewart dont nous avons annoncé l'abjuration
dans la Revue, catholique d'avril, à Montre'al en Sicile, est le
quatrième fils de feu sir George Stewart de Grandtully en
(i) « Il est juste de dire que le Drapeau Blanc et le Messager des
» Chambres sont les seuls journaux de Paris qui aient osés prôner nos
» néfastes; encore commencent-ils à rougir du rôle auquel ils se sont
» prêtés. »
( *39 )
Perthshire, et neveu du très-honorable sir William Drammond.
Il avait étudié la théologie à Oxford dans l'intention de se faire
ministre anglican.
— Irlande. On a vu par un article sur le Synode d'Ulster,
insère' dans l'un des numéros précédens de la Revue catholi-
que , que les ministres de cette e'glise presbyte'rienne d'Irlande
se sont séparés par suite d'un schisme doctrinal. La se'paration
se fit amicalement, mais ensuite il s est agi de savoir ce que
deviendraient les fidèles , à quelle partie de leur cierge' divise'
ils adhéreraient, et laquelle des deux fractions conserverait
les chapelles où le culte s'était célébré avant le schisme. Ici
durent commencer les intrigues, les hostilités, les persécutions,
dans lesquelles le parti soi-disant orthodoxe paraît s'être dis-
tingué , et dont la congrégation de Grey abbey a sur-tout été
le théâtre. M. Watson , qui avait depuis longtemps officié dans
la chapelle presbytérienne de cet endroit, et qui est un des
ministres remontrans qui se sont séparés du synode dUlster,
ayant continué ses fonctions comme à l'ordinaire, a été arraché
de sa chapelle, et arrêté comme perturbateur. Le principe que
les orthodoxes font valoir est sur-tout curieux. Ils prétendent
que les chapelles [meeting-houses) ayant été bâties par leurs
pères qui avaient les mêmes croyances qu'eux, elles appartien-
nent de droit à ceux qui sont restés fidèles à l'ancienne foi ,
quand même ces orthodoxes ne seraient dans chaque paroisse
qu'au nombre de deux ou trois. Si ce principe, que des pro-
testans mettent ici en avant, avait été suivi à l'époque de la
réforme, toutes les cathédrales protestantes d'Angleterre seraient
encore aujourd'hui des églises catholiques.
— On lit ce passage remarquable dans la Gazette évangélique
de Berlin , n" du 3 février i83o : « La Saxe ayant depuis un
siècle des Souverains et une cour catholiques , on peut trouver
de peu de conséquence ce qui s'est fait dans ce pays dans l'in-
térêt de la propagation du catholicisme. Mais si on considère
ensuite qu'avant cette époque Dresde ne comptait qu'environ
i5o catholiques, et que cette ville en compte maintenant de
huit à neuf mille , et cela malgré le soin que l'excellente con-
stitution met a restreindre les moyens que les Rois pourraient
employer pour favoriser leur culte , on ne peut que concevoir
de l'inquiétude sur les progrès que l'Église romaine peut faire
dans des pays où la constitution et la tolérance des Soin erains
lui opposent moins d'obstacles. La Saxe a depuis 1819 son
vicaire apostolique , depuis 1827 son consistoire catholique, et
( Mo )
elle aura bientôt aussi une faculté' de the'ologie catholique.
Avancez, même à petit pas, mais ne perciez jamais de vue votre
but : voilà la maxime de cette Église, que personne ne com-
prend mieux que nos tolérantistes libe'raux, et nos iconoclastes
qui ne croient plus rien. »
— On lit dans un article de la Gazette ecclésiastique de Darm-
stadt, sur te Koran : Mahomet se prononce souvent et énergi-
quement contre le dogme chrétien de la Trinité, il était unitaire
et unitaire aussi pur que Jésus lui-même. Nous pourrions, ajoute-
t-elle, citer plusieurs autres exemples qui prouvent que la
religion de Mahomet n'e'tait pas si irrationnelle qu'on le pense
communément, et que son fondateur surpassait en rationalité
plusieurs partis et théologiens chrétiens de nos jours. » On voit
que le rationalisme, qui s'accommode de tout , excepte' des dog-
mes re've'le's , ne recule devant aucune extravagance.
— « Pendant les mois de juin et de juillet, il y a eu à Francfort-
sur-le-Mein près de quarante suicides, ce qui fait un sur mille
habitans. Les uns attribuent cette funeste manie à l'influence
du mauvais temps; d'autres, avec plus de raison, en voient la
cause dans la fureur du jeu de la bourse. »
( Reçue germanique , août 1 829. )
On lit dans VExtractor : « C'est à Berlin que la progression
croissante des suicides a e'te' le plus remarquable , en effet , on
y a compte'
suicide sur 1800 morts.
900.
600.
Le Dr Casper , auquel les sciences statistiques sont si rede-
vables, rapporte à ce sujet un fait curieux, mais bien extraor-
dinaire; c'est l'existence d'un club de suicides en Prusse. Ce
club e'tait composé de six individus qui non-seulement avouaient
leur intention de se détruire, mais cherchaient encore à faire
des prosélytes. On doit bien croire qu'ils n'en trouvèrent pas
beaucoup ; mais à la fin tous les six firent preuve de sincérité;
le dernier se brûla la cervelle en 181 7. On dit aussi qu'il exis-
tait dernièrement a Paris un club de ce genre composé de
douze membres, dont un devait être choisi chaque année pour
mettre fin à sa vie. Le même auteur attribue à l'ivrognerie la
De 1758 à 1775
1
1787 à 1797
1
1798 à 18 10
1
1810 à 1822
1
( »4i )
grande augmentation du nombre des suicides à Berlin. Une
cause très-fréquente , et qui me'rite bien de fixer l'attention
des législateurs , c' 'est l'imitation , dont les manigra plies rappor-
tent de nombreux exemples. Dans un régiment anglais qui était
à Malte , les suicides se multiplièrent tout à-coup dune ma-
nière effrayante. Le commandant, après avoir essaye' en vain
tous les moyens ordinaires, re'solut de refuser la se'pulture
cbre'tieune au premier qui se suiciderait. L'occasion ne tarda
pas à s'offrir. En présence de tout le régiment sous les armes,
le corps d'un suicide' fut traîne' nu sur une claie, et jeté' dans
une fosse avec les marques du plus profond me'pris. L'esprit
d'imitation cessa aussitôt (i). »
Nous n'avons pas besoin de faire observer qu'ici Y esprit d'imi-
tation n'est pas sans avoir e'te' pre'ce'de' de quelque esjyrit d'irré-
ligion,- mais il est remarquable que des Anglais, voulant arrêter
la contagion du suicide, n'aient rien imagine' de mieux que de
refuser la sépulture aux corps des suicidés , de les traîner nus
sur une claie , et de les jeter dans une. fosse avec les marques
du plus profond mépris. Voilà donc des moyens, jusqu'ici tant
ridiculise's et tant reprochés à 1 Eglise catholique, mis de nou-
veau en usage par les protestans même, maigre' tous les pré-
jugés du siècle , uniquement parce que la nécessité les y force,
en quelque sorte , et par des motifs' purement humains. Ce
retour à des idées gothiques n'est-il pas un peu singulier? Ad-
mirons d'abord comment Dieu se sert des ennemis de son Église
pour justifier des mesures contre lesquelles on déclame encore
tous les jours.
— Bible d'Ulphilas. « Le plus ancien monument qui nous
soit parvenu de la langue allemande, c est la traduction de la
Bible en mœsogotbique, faite, vers la fin du quatrième siècle,
par Ulphilas, évêque des Visigoths. Avant 1 8 1 7 , on ne con-
naissait de cette version que les quatre Évangiles, remplis en-
core de beaucoup de lacunes, et quelques fragmens deî'Épître
de S. Paul aux Romains. Ces restes précieux de l'ancien idiome
allemand avaient été publiés, en dernier lieu , par le prédica-
teur Zahn , qui en donna , en i8o5, une édition excellente,
dont le texte est conforme au fameux Codex argenteus , con-
servé à la bibliothèque d'Upsal en Suède ; il y ajouta une in-
troduction historique et critique , une traduction interlinéaire
latine , une grammaire mœsogotbique , et un glossaire fait par
(1) Revue Britannique, mars i83o.
( 242 )
le savant Fulda. C'est sur-tout par ce travail important sur
Ulphilas que M. Zahn a rendu cette ancienne traduction plus
accessible et plus commune en Allemagne.
» Le célèbre bibliothécaire du Vatican, M. Angelo Mai,
découvrit , il y a une douzaine d'années, quelques autres frag-
meiis importans de la traduction d'iîlphilas. Cette découverte,
qui ajouta un nouveau titre a la renommée litte'raire de ce
savant Italien , fut annonce'e par lui dès 1817, sous ce titre :
Avis concernant une nouvelle découverte cl Ulphilas dans la
bibliothèque ambroi sienne à Milan , imprime' sur une seule
feuille, et reproduit par plusieurs journaux. Deux ans après,
M. Mai , conjointement avec le comte Castiglioni, publia à
Milan une partie du manuscrit sous ce titre : Ulphilos partium
ineditarum in ambrosianis palimpsestis ab Angelo Majo reper-
tarum spécimen conjunctis , curis ejusdem Mafi et Caroli Octavii
Castillonœi edilum; Milan, i8iq, in 4°. Cette publication con-
tient des fragmens des livres d'Esdras , de Néhémias et de
quelques-unes des Épîtres ; un morceau de'tacbe' dune home'lie
gothique, et un fragment d un calendrier dans la même langue (1).
« Une seconde publication, encore plus riche que la première,
vient de paraître dans la même ville et sous le même format,
sous ce titre : Ulphilœ gothica versio Epistolœ divi Pauli ad
Corinthios secundœ quant ex Ambrosianœ bibliothecœ palimp-
sestis depromptam, cum interpretatione , adnoîationibus, glos-
sario, eclidit Carolus Octavius Castillonœus. Depuis que M. Mai
a quitte' Milan pour occuper la place de bibliothe'caire du Vatican
à Rome ( où il doit encore avoir de'couvert quelques fragmens
e'erits en langue gothique et inconnus jusqu'ici), il abandonna
le soin de publier l'édition des fragmens d'Ulpbilas à M. de
Castiglioni. Cette découverte est un événement dont on ne
trouve point d'exemple dans 1 histoire des autres langues. « Nous
considérons et nous recueillons, dit le célèbre Jacques Grimm
(dans les Annonces de Goettingue , année 182g, p. 1290,) le
coeur plein d'un tendre respect, les armes et les meubles que
Ton tire des collines qui couvrent les cendres de nos pères ;
mais un sentiment beaucoup plus vif élève notre âme, lorsque
nous nous occupons à étudier les mots et les formes de la langue
dont nos ancêtres se sont servis, documens précieux de leur
vie intérieure , et non d'une coutume extérieure et périssable. »
Il n'hésite pas à ajouter que cet ancien idiome est beaucoup
(1) « Un rapport très-détaillé et fort instructif en a élé donné par
Jacques Grimm dans les Annonces savantes de Goettingue, 1820. p. 393. »
( ^43 )
plus riche et a des formes beaucoup plus gracieuses que la
langue allemande de nos jours. »
(Nouvelle Revue Germanique , fe'vrier i83o.)
— Deux jeunes Nègres e'tudient à pre'sent la tne'ologie à l'u-
niversité' de Salamanque, pour se pre'parer à convertir leur
tribu à la religion chrétienne.
— On nous écrit de Strasbourg : « Le n1 1660 de ÏAmi de la
Religion (7 juillet) contient une notice sur Brendel , évêque
constitutionnel de Strasbourg , à certains de'tails de laquelle le
rédacteur aurait pu ajouter une réflexion importante. « Bren-
» del, dit-il, accepta lévêché du Bas-Rhin, maigre' les repré-
» sentations et les prières des directeurs du se'minaire , et fut
» sacre' à Paris le i3 mars 1791- Il avait compte' gagner des
» se'minaristes et ses disciples, mais il ne put en séduire au-
» cun, pas même son propre neveu. Il tut donc oblige' de les
» renvoyer, et on les remplaça, comme on put, par de jeu-
» nés Allemands. Il en fut de même du cierge' , où il ne trouva
» pas 3o prêtres qui voulussent prêter le serment, et encore
» c'étaient presque tous des gens déjà mal note's. Il appela pour
» occuper les cures des prêtres allemands que l'appât de la
» liberté' attirait en France. Mais, maigre' ses efforts, un grand
» nombre de cures restèrent vacantes , et les prêtres fidèles y
» exercèrent le ministère jusqu'au moment de la de'portation
» ge'ne'rale. L'administration passagère de Brendel fut empoi-
» sonne'e de tant de mortifications, qu'il fallut toute 1 obstina-
» tion d'un schismatique pour perse've'rer dans ce parti; les
» protestans et les ennemis de la religion e'taient ses seuls appuis.
» Me'prise' de ses anciens confrères, abandonne' de ses anciens
« disciples et de ses anciens pe'nitens , entoure' de ce qu'il y avait
» de moins estimable clans le cierge', bue' souvent par la popu-
» lace , il vit la cathédrale transformée en temple de la raison , et
» plusieurs de ses prêtres abjurer. » Tous ces faits sont exacts,
mais ÏAmi de la Religion i-nore peut-être pourquoi les prê-
tres de ce diocèse ont résiste; aux menaces des jacobins, et
n'ont été séduits ni par les suggestions d'un évêque sehismati-
ques , ni par les écrits qu'on avait répandus pour défendre la
constitution civile. Qu'il en apprenne de nous la véritable
cause : c'est qu'à cette époque déjà , comme aujourd'hui, le
clergé de notre diocèse était fortement attaché aux doctrines
romaines, que Y Ami de la Religion se permet de combattre,
et qui sont cependant le plus puissant préservatif contre 1 hé-
résie et le schisme. Ne craint-il donc pas , ce journal de la
( *U )
défection religieuse, que ses lecteurs, qui ont croyance en lui,
ne soient moins constans dans la foi , si une seconde persécu-
tion s élevait , que ne l'a été pendant la re'volution le clergé
du diocèse de Strasbourg? »
— Le Roi de Prusse adressa le 24 mars 182g un ordre de
cabinet attx ministres d'état baron de Altenstein et comte de
Bernstorf, par lequel S. M. permet de publier un bref du Saint-
Père relativement à la solennisation des fêtes catholiques dans
les provinces occidentales de la monarchie. Le Roi s'exprime
ainsi dans son ordre de cabinet : « J accorde cette permission
en vertu de mon droit exclusif de régler la célébration des
fêtes chrétiennes quant à lEtat (die Fcier chrisllicher Veste in
Bezichung aiif tien Staat zu ordnen ). »
— ■ On lit dans la Gazette ecclésiastique de Darmstadt : « La
proposition faite en Saxe de chauffer les églises est fort bonne,
et les églises pourraient y avoir autant de droit que les théâ-
tres. Mais Vïrtus post nummos , et Ecclesia post spectacula.
Où prendre l'argent? Le demandera-t-on aux 6dèles ? Mais il
y en a tant aujourd'hui qui loin de vouloir dépenser quelque
chose pour le culte , s'imaginent plutôt qu'on devrait les
payer eux-mêmes, puisqu'ils se donnent la peine d'aller à
l'église. Mieux voudrait-il abréger les offices , du moins pen-
dant l'hiver. Qu'on chante moins, qu'on lise moins, qu'on
fasse des sermons plus courts , et qu'on ne fasse pas de musi-
que du tout. »
Un autre rédacteur de la Gazette ecclésiatique avait déjà
proposé de célébrer la Nativité de N. S. dans une saison moins
rigoureuse, ou d'ajourner du moins la communion s'il faisait
trop froid.
— Un étudiant du parti piétiste à Berlin a assassiné, il y a
quelques mois, une fille publique; il sécria après lui avoir
porté le coup , qui heureusement n'est pas mortel : « Dieu
rn'a appelé pour cela , je l'ai fait pour mon Sauveur Jésus-
Christ. »
— On écrit de Munich : « L'archevêque de Bamberg consi-
dérant 1 " qu'il est nécessaire que le clergé continue toujours
ses études et ne pense jamais qu'il ne reste plus rien a faire
pour sa culture intellectuelle; 1' que la plupart des vicaires
(kaplaene) n'ont pas les moyens de se procurer les ouvrages
dont ils ont besoin , a fait lithographier le catalogue de sa bi-
( *45 )
bliothèque particulière , qui est très-considérable , et qu'il aug-
mente toujours des ouvrages nouveaux qui paraissent ; il a
ensuite envoyé' un exemplaire de ce catalogue à tous les doyens
de son diocèse , afin que chaque cure' ou vicaire puisse choi-
sir les livres qu'il de'sire de connaître et dont il a besoin pour
ses e'tudes. »
— Les Saint-Simoniens ont publié , et affiche dans tout Pa-
ris la proclamation suivante :
« Français !
» Enfans privile'gie's de l'humanité, vous marchez glorieu-
sement a sa tête !
» ILS ont voulu vous imposer le joug du passé, à vous qui
l'aviez déjà une fois si nohlement brisé; et vous venez de le
briser encore, gloire à vous'
» Gloire à vous qui , les premiers, avez dit aux prêtres chré-
tiens, aux chefs de la féodalité, qu'ils n'étaient plus faits pour
guider vos pas. Vous étiez plus forts que vos nobles et toute
cette troupe d'oisiFs qui vivaient de vos sueurs, parce que
vous travailliez ; vous étiez plus moraux et plus instruits que
vos prêtres, car ils ignoraient vos travaux et les méprisaient;
montrez leur que si vous les avez re poussés, c'est parce que
vous ne savez, vous ne voulez obéir qu'à celui qui vous
aime , qui vous éclaire et qui vous aide , et non à ceux qui
vous exploitent et se nourrissent de vos larmes : dites-leur
qu'au milieu de vous il n'y a plus de rangs, d'honneurs et de
richesses pour Y oisiveté, mais seulement pour le travail; ils
comprendront alors votre révolte contre eux ; car ils verront
chérir, vénérer, élever les hommes qui se dévouent pour vo-
tre progrès.
« Nous avons partagé vos craintes, vos espérances, et nous
nous glorifions de votre triomphe, car c'était pour le progrès
que vous craigniez, que vous espériez , et c'est pour le progrès
que vous triomphez. Nous sympathisons avec vous, car c'est
dans vos rangs «pie nous avons pris 1 habitude des sentimens
généreux, et c'est par des efforts semblables aux vôtres que,
long-temps avant la plupart d'entré vous, nous avons appris
à nous dévouer à l'humanité; écoutez-nous donc!
» Gloire à vous, enfans de l'avenir, vous avez vaincu le
passe !
» Assurez votre triomphe ; rendez désormais impossible une
lutte qui vous menace encore , et qui aurait encore ses victi-
mes et ses bourreaux, si une pensée nouvelle, que l'humanité
ir. 32
( 246 )
cherche depuis un siècle , ne venait pas donner à votre union
une force capable de faire disparaître à jamais ces fantômes
d'un passe' que vous ne voulez plus.
» Sachez pourquoi les prêtres et la féodalité ', maigre' les
coups mortels que vous leur avez porte's dans les jours de
notre glorieuse re'volution, ont pu surgir, ardens a recon-
que'rir une puissance qui ne leur appartient plus; c'est qu'il
leur restait encore un lien d'ordre, A union, et qu'il n'en existe
aucun entre vous; c'est qu'ils conservaient un souffle de vie,
tandis que vous ne vivez pas encore; car, avec un héroïque
dévouement, vous ignoriez \' ordre, Y uni on , qu'il doit enfan-
ter, car vous avez eu tant à combattre , à détruire , que vous
n'avez pas pu songer encore à unir , à édifier.
» ha. féodalité sera morte à jamais, lorsque TOUS les pri-
vilèges DE LA NAISSANCE, SANS EXCEPTION, SERONT DÉTRUITS,
ET QUE CHACUN SERA PLACÉ SUIVANT SA CAPACITÉ, ET RÉCOM-
PENSÉ SUIVANT SES OEUVRES ;
» Et lorsque cette nouvelle parole religieuse , enseignée à
tous, réalisera SUR LA TERRE le règne de Dieu, le règne
De la paix et de la liberté que les chrétiens avaient placé
seulement dans le ciel , l'Eglise catholique aura perdu toute
sa puissance , elle aura cessé d'être.
BAZARD ENFANTIN,
Chefs de la doctrine de Saint-Simon. >»
Paris, 3o juillet i83o.
Nous remarquerons seulement , avant d'engager une discus-
sion avec les disciples de Saint Simon, que le cliristianisme de
Bossuet, ainsi que l'a très bien dit le savant P. Ventura, n'est
rien moins que le christianisme. Voici donc comment il faut
lire le dernier paragraphe de cette proclamation : « Et lors-
que la nouvelle parole religieuse ( le catholicisme), enseignée
à tous, réalisera sur la terre le règne de Dieu, le règne de
la paix et de la liberté que quelques chrétiens avaient seule-
ment placé dans le Ciel , le système gallican aura perdu toute
sa puissance, il aura cessé d'être. »
( Le Mémorial catholique , Juin et Juillet i83o. )
( *Ï7 )
Nous apprenons qu'on se propose de publier très-prochai-
nement un nouveau journal quotidien, destine' à de'fendre tou-
tes les liberte's publiques, en prenant la religion pour base.
On a bien voulu nous donner communication du prospectus,
qui recevra bientôt la plus grande publicité'. Nous nous em-
pressons de le faire connaître à nos lecteurs, qui applaudiront,
avec nous, à celte entreprise , à laquelle nous crovons pouvoir
promettre un prompt et immense succès. Partout on en sent
la ne'cessite', partout on l'attend, on la re'clame. Tous les ca-
tholiques ne doivent rien négliger pour la soutenir. Les noms
des principaux re'dacleurs nous présentent toutes les garanties
de'sirables. La lecture du prospectus, sera, du reste, plus pro-
pre que tout ce que nous pourrions dire , à faire prendre à
tous les catholiques e'claire's , qui connaissent les besoins de
l'e'poque , la de'termination de concourir , par tous les moyens
qui sont en leur pouvoir , à la propagation d'un journal qui
doit exercer la plus salutaire influence.
L'AVENIR ,
JOURNAL POLITIQUE, SCIENTIFIQUE ET LITTERAIRE (1).
Dieu et la liberté.
La majorité' des Français veut sa religion et sa liberté'. Nul
ordre stable ne serait possible , si elles e'taient conside're'es comme
ennemies. Car les deux principales forces morales qui existent
dans la socie'te', ne sauraient se trouver dans un e'tat de lutte,
sans qu il en résultât une cause permanente de divisions et de
bouleversemens. De leur union naturelle, ne'cessaire , de'pend
donc le salut de lavenir. *
Mais pour atteindre ce but, il reste beaucoup de préjuge's à
vaincre, de passions à calmer. D'une part, des hommes sincè-
rement religieux ne sont pas encore entres ou n entrent qu'avec
(1) Prix de l'abonnement : 20 fr. pour trois mois, 40 fr. pour six
mois , 80 fr. pour un an. Tout ce qui concerne l'administration doit
être adressé, franc de port, à l'Administrateur, rue Jacob, n« 20.
On s'abonne au bureau du journal, rue Jacob, n» 20; dans les dépar-
teniens et à l'étranger, chez les directeurs des postes. Tout ce qui con-
cerne la rédaction doit être adressé , franc de porL , au Rédacteur en
chef, rue Jacob, n° 20.
( 248)
peine clans les doctrines de liberté. D'une autre part, des amis
ardens de la liberté' n'envisagent qu'avec une sombre défiance
la religion que professent vingt-cinq millions de Français. Cet
e'tat de choses est l'indice d'un de'sordre profond, dont l'origine
remonte à une époque ante'rieure.
Le despotisme qui sous Louis XIV fut définitivement con-
stitué dans l'Etat, s'étendit aussi sur l'Eglise. Une théologie
servile, détruisant l'ancienne notion du pouvoir et de l'obéis-
sance, présenta la volonté du prince comme la source de tous
les droits. Elle plaça l'arbitraire sous l'égide sacrée de la reli-
gion, et n'offrit aux peuples d'autre ressource contre les plus
monstrueux abus de la force qu'une résignation éternelle. Ces
principes une fois posés, leurs conséquences, se développant
graduellement, s'organisèrent en un vaste système de servi-
tude , en même temps que les sentimens d'honneur , de légi-
time indépendance , s'affaiblissaient rapidement sous l'empire
de semblables doctrines ; et voilà comment les hommes qui
confondaient avec le catholicisme une théologie bâtarde qui
l'altérait, furent conduits, par cette illusion fatale , à former,
au nom même de la religion , un parti antipathique à toutes
les idées de progrès et de liberté.
Il en résulta aussi que tous ceux qui ne pouvaient supporter
un pouvoir arbitraire, et chez lesquels prévalait ce besoin in-
destructible de liberté qui est propre aux nations chrétiennes,
se détachèrent du catholicisme, qui ne leur semblait être que
1 allié du pouvoir despotique. De là des préventions, des hai-
nes terribles, dont nous voyons encore les effets.
Telle fut, parmi nous, la cause première de ce divorce ap-
parent du catholicisme et de la liberté. Le moment est venu
de travailler avec succès à rétablir dans les esprits leur union,
troublée passagèrement par de funestes préjugés.
Tous les vrais partisans de la liberté doivent comprendre au-
jourd'hui qu'ils ne sauraient compromettre sa cause plus dan-
gereusement qu'en lui aliénant l'affection des populations ca-
tholiques. Qu'ils écoutent les conseils que leur adresse, à ce
sujet, le chef des libéraux belges. « Il y a en France, dit M. De
» Potter, un parti catholique, tout comme dans les Pays Bas ,
» parLi immense et qui comprend beaucoup de vrais amis de
» la patrie et de la liberté. Ce parti veut la liberté pour lui-
» même, et toute la liberté à laquelle il, a droit, c'est-à-dire,
» avant tout, la liberté entière, absolue, d'opinions, de doc-
» trine, de conscience et de culte; il voudra la même liberté
» pour tous, dès qu'on lui aura permis de croire que cette li-
» berté est compatible avec la sienne ; il en sera le plus ardent
( M9 )
» champion, dès qu'il aura compris quelle est une condition
» essentielle , sine quâ non , de sa propre liberté'. C'est ce que
» les philosophes ou libéraux français n'ont pu sentir jusqu'à
» ce moment , et toute alliance entre eux et les catholiques a
» été impossible. Les libéraux ont vu dans les catholiques les
» soutiens naturels du pouvoir, tandis que les catholiques ne
» faisaient que chercher dans le pouvoir un appui dont ils
» croyaient avoir besoin pour échapper à la domination de la
»> philosophie sous le nom de libéralisme^ L'opposition s'est
» crue nécessitée à rejeter le catholicisme, et le catholicisme
» a été oblige' de laisser fle'trir sa cause entre les mains de
t> l'autorité. Qu'on ne s'y trompe pas néanmoins : la faction
» des privilèges aurait disparu depuis long-temps du sol de la
» France, si elle n'avait été soutenue par les hommes reli-
» gieux, qui seront toujours nécessairement nombreux, parce
» qu'un sentiment inné au cœur humain les recrute sans cesse,
» et naturellement forts, parce qu'ils ne demandent que ce qui
»> est juste. Ces hommes se voyant menacés par la philosophie
» dans leur liberté la plus chère , se sont mêlés aux serviles
» amis du pouvoir, et le libéralisme, en partie par sa faute,
» a eu de vrais, de redoutables ennemis à combattre. Rien ce-
» pendant n'eût été plus facile que de s'entendre avec eux. 11
» n'eût fallu pour cela que reconnaître franchement et loyale-
» ment, des deux parts, des droits communs; promettre de se
» défendre mutuellement contre le pouvoir en toutes rencon-
» très, réclamer énergiquement et constamment toutes les li-
» bertés civiles, la liberté de la pensée, la liberté de la pa-
« rôle, la liberté de la presse , la liberté de l'enseignement, la
» liberté d'association , sans privilège pour personne, sans res-
» friction préalable, sans disposition préventive d'aucune sorte,
» sans intervention aucune du gouvernement, chargé unique-
» ment de réprimer les délits , non d'empêcher le libre usage
» des facultés humaines : celte reconnaissance, cette promesse,
» ces réclamations, émises par le dévot comme par lincré-
» dule , par le prêtre comme par le philosophe , auraient bien-
» tôt rapproché des citoyens faits pour marcher ensemble à la
» complète des véritables droits de 1 homme, et le génie du
» mal eiit été terrassé à jamais (i). »
La vérité de ces observations sera d'autant mieux comprise
aujourd'hui , qu'il s'est déjà opéré un changement salutaire
(i) Voyez les écrits de M. De Potter sur Y Union des Belges , Bruxel-
les , 18-29.
( 25o )
dans le libéralisme français. Il existe deux libéralismes parmi
nous, l'ancien et le nouveau. Héritier des doctrines destructi-
ves de la philosophie du 18e siècle, et en particulier de sa
haine contre le christianisme, le libéralisme ancien ne respire
qu'intolérance et oppression. Mais le jeune libéralisme , qui
grandit et qui finira par étouffer l'autre, se borne, en ce qui
concerne \a religion, à réclamer la séparation de 1 Eglise et de
l'Etat, séparation nécessaire pour la liberté de l'Eglise, et que
tous les catholiques éclairés désirent également. Parmi les hom-
mes appartenant au libéralisme nouveau, beaucoup sont véri-
tablement chrétiens ; beaucoup d'autres , dont les croyances
sont flottantes, ne sont pas du moins ennemis du catholicisme :
les préventions qu ils conservent à son égard proviennent bien
plus des fautes commises par quelques membres du clergé que
d'une aversion systématique pour le catholicisme lui-même.
Mais tous sont ennemis de la persécution. Le langage que leurs
principaux organes ont tenu au milieu des troubles d où nous
sortons en fait foi. Au fond , ils doivent sentir que le catholi-
cisme les protège contre les excès de leur propre parti. Si cette
grande puissance morale, qui enchaîne tant de passions, qui
prévient journellement tant de crimes, qui inspire à la popu-
lation pauvre des villes et des campagnes un esprit d'ordre et
de paix, cessait tout-à-coup, 1 anarchie, qui presse de toutes
parts les chefs du nouveau libéralisme, ne tarderait pas à les
briser , et bouleverserait la société jusque dans ses derniers
fondemens.
D'un autre côté, tous les amis de la religion doivent com-
prendre aussi qu elle n'a besoin que d'une seule chose , la li-
berté. Sa force est dans la conscience des peuples, et non dans
l'appui des gouvernemens. Elle ne redoute, de la part de ceux-
ci , que leur dangereuse protection : car le bras qui s'étend
pour la défendre s'efforce presque toujours de 1 asservir. Qu'a-
t-elle à craindre d'une législation qui consacrerait toutes les li-
bertés publiques? Toute intervention de la force, dans la grande
lutte intellectuelle qui agite le monde, tournerait nécessaire-
ment contre le catholicisme, soit qu'elle tendît, comme cela
arriverait souvent, à étouffer la voix de ses défenseurs, soit
qu'appelant la contrainte au secours de la foi, elle soulevât con-
tre lui les plus nobles sentimens du cœur humain, qu'irrite,
sur-tout en matière de religion, tout ce qui ressemble à la vio-
lence. Un clergé vertueux n'a rien à craindre non plus de la
publicité. Si quelques intrigan* se couvrent d'un caractère saint,
si des scandales contristent la piété , le premier devoir des ca-
tholiques est de ne pas laisser à d'autres le soin d'élever entre
( *5i )
les coupables et le sanctuaire profane' la barrière du me'pris
public. Quant aux discussions de doctrine , 1 éternelle vérité
les appelle. Sans doute on a dû gémir, à certains égards, sur
les ravages de la presse. Mais qu'on ne s'y trompe pas; beau-
coup de ceux qui les déplorent y ont contribué. Car d'abord,
à raison même de leurs préjugés contre elle, ils ont négligé de
s'emparer, comme ils l'auraient dû, de cette arme puissante,
pour arrêter les progrès du mal; et, en second lieu , plusieurs
écrivains , qui prétendaient défendre la religion , ayant lié sa
cause, comme nous l'avons dit, a celle du pouvoir arbitraire,
et s'étant mis ainsi en opposition avec les sentimens et les be-
soins généraux, n'ont pu exercer sur les masses aucune in-
fluence. Est-il donc si difficile de concevoir que , dans un état
de choses où le pouvoir varie continuellement, toutes les opi-
nions, tous les partis doivent se réunir pour protéger la com-
plète indépendance de la presse , premier moyen de défense
contre tous les genres d'oppression? Détruisez la aujourd liui
dans votre intérêt; demain , en vertu des principes que vous
aurez établis, on la détruirait dans l'intérêt opposé : sa liberté
seule est l'intérêt universel. Non moins nécessaire, la destruc-
tion du monopole de l'éducation ne sera généralement que le
triomphe de l'éducation religieuse , en même temps que la coo-
pération à la loi fournira à la population catholique, qui forme
la majorité de la nation , les moyens de conquérir la pleine
jouissance de tous ses droits.
Mais il faut pour cela que les catholiques entrent, eu gens
de cœur et de résolution , dans la liberté : à cette condition,
ils y seront invincibles. Si de funestes conseils cherchaient à
égarer le nouveau gouvernement, si l'on voulait imposer des
doctrines, opprimer les consciences, malheur à ceux qui le
tenteraient ! ils trouveraient une résistance insurmontable , et
qui les renverserait, comme les autres gouverneinens ont été
renversés. La liberté doit être pour tous , et entière pour cha-
cun, et, comme il est possible que quelques hommes songent
à l'attaquer, et qu ils s'autorisent des fautes commises, ainsi
que nous lavons remarqué tout-à- l'heure par quelques mem-
bres du clergé frappés d'un déplorable aveuglement, on doit
de bonne heure s'apprêter à la défendre.
D'après ce qui vient d'être dit, il est facile de concevoir la
pensée qui présidera à la rédaction du nouveau journal que
nous annonçons. Sa position, entièrement neuve, ne ressemble
à celle d'aucun des journaux quotidiens établis jusqu'à ce jour.
Car ils correspondent a la division que nous avons indiquée ,
les uns cherebant à fonder la liberté sans lui donner la religion
( 252 )
pour base , les autres heureusement en petit nombre , com-
promettant la cause de la religion , qu'ils associent soit à des
intérêts qui lui sont étrangers, soit à un mysticisme politique
également servile et idiot. Nous en avons la ferme conviction :
ni l'un ni l'autre de ces deux partis ne saurait se maintenir
tel qu'il est. Les doctrines de despotisme , dans lesquelles tant
de royalistes s'étaient réfugiés, meurent d'impuissance. Le li-
béralisme, après avoir épuisé toutes les combinaisons maté-
rielles pour constituer un ordre quelconque, se trouvera con-
duit, à force d'instabilité et d'agitations, à reconnaître que les
vrais fondetnens de la société sont ailleurs. A mesure que le
temps décomposera ces deux partis, il s'en formera un troi-
sième, ou plutôt ce parti, qui existe déjà, marche à la con-
quête de l'avenir. Répondant à tous les grands besoins de l'hu-
manité, il sait qu'en travaillant au perfectionnement matériel
du corps social, on ne doit pas oublier que ce corps ne peut
subsister sans une âme, sans un principe de vie supérieur, qui
ne saurait se trouver que dans des croyances immuables comme
la foi et la conscience du genre humain.
Il existe , dans les différentes fractions de la société actuelle ,
un nombre beaucoup plus grand qu'on ne le pense communé-
ment d'esprits sérieux et élevés, dont la raison, les sentimens
sont dans un état de malaise et d'anxiété. Ils souffrent des pas-
sions de leur propre parti , ils souffrent des grandes vérités qui
lui manquent, et cherchent, avec une inquiétude mêlée d es-
pérance, ce parti complètement social, où l'ordre, la liberté,
tous les biens auxquels ils aspirent, se trouveront purifiés du
mal qui les corrompt. La tendance de l'esprit humain, qui gra-
vite vers la foi, en même temps qu'un sentiment universel re-
pousse le joug de l'homme ou le pouvoir arbitraire, prépare,
aux yeux des observateurs attentifs, une grande réunion de
tous ceux qui veulent les deux seules choses qui ne sauraient
périr, la religion et la liberté; et voila pourquoi, en élevant
le drapeau sous lequel nous les invitons à se rallier, nous y
avons inscrit le nom d' Avenir , de cet avenir qui leur appar-
tient. Que les ruines du passé, (pie les secousses du présent
ne découragent pas nos efforts. Portons nos regards et plus haut
et plus loin. L'anarchie intellectuelle et morale, en descendant
dans les régions inférieures de la société , y entretiendra du-
rant un temps plus ou moins long une discorde effrayante ;
mais dans la région supérieure, là où se forment les doctrines
qui , à la longue, deviennent les opinions de la foule, les pré-
jugés se dissipent, les esprits se rapprochent en s éclairant :
comme , en un jour d'orage , taudis que des nuées menaçantes
( a53 )
s'entrechoquent à la surface de la terre e'branle'e, on découvre
au-delà, dans les hauteurs de l'atmosphère, des signes lointains
de se're'nite'.
Ce Journal , comme tous les autres , aura une partie consacrée aux
nouvelles de I'Extérieur , et une autre à la discussion des affaires de
France. Il donnera les nouvelles de Paris et des Départemens , con-
tiendra le compte rendu de la session des Chambres , s'occupera des
Elections , etc. , etc.
Toutes les productions scientifiques importantes y seront examinées.
On y traitera de Législation , d'Histoire , de Philosophie , d'Économie
politique , de Statistique , de Commerce et d'Industrie , de Science mi-
litaire , de Sciences physiologiques, de Géologie, d'Hygiène publique,
etc. , etc.
La Littérature , les Beaux-Arts , les Théâtres trouveront également
une place dans ce Journal.
Le prospectus de l'Avenir, que nous nous sommes empres-
ses d'insérer dans la Revue, renferme plusieurs réflexions que
nous nous proposions de faire dans cette livraison, relative-
ment aux circonstances actuelles. Cest pour cela que nous nous
bornerons à y joindre l'observation suivante. Quelqu'opinion
que l'on ait eue sur l'ancien gouvernement , ce gouvernement
e'tant complètement de'truit , il est clair que trente millions
d'hommes ne sauraient subsister dans un e'tat d'anarchie. Tous
ceux qui ont des intérêts communs à défendre doivent donc
réunir leurs forces, tout en se soumettant à une force plus
grande, pour faire respecter leurs droits, c'est-à-dire, leurs
libertés, et si cette force protège effectivement vos libertés,
vos droits, non seulement vous pouvez vous y soumettre, mais
le devoir imposé à tous de se conserver vous oblige à la sou-
tenir comme unique moyen d'ordre, ou à concourir, autant
que vous le pouvez, au maintien de cet ordre. Ces principes
très-simples nous semblent propres à prévenir dans le clergé
les dissidences d'opinion, qui y introduiraient, non sans de
graves dangers , une espèce d'anarchie. Le meilleur moyen de
l'empêcher serait que les évêques s'adressassent au Saint-Siège,
pour en obtenir une règle uniforme de conduite, et nul doute
que la réponse de Rome , conforme aux vrais besoins de la so-
ciété , ne produisît les effets les plus salutaires.
( La Revue catholique , Août i83o. )
II. 33
( ^54 )
ALLEMAGNE.
OPINIONS DES PROTESTONS SUR LA CONFESSION D'AUGSBOURG.
On sait- que les protestans ont ce'le'bre' le i5 juin de cette an-
ne'e l'anniversaire de la confession d'Augsbourg, pre'sente'e le
24 juin i53oà l'Empereur Cliarles-Quint. Une infinité décrits
ont été publiés à cette occasion, et les reflexions que plusieurs
auteurs protestans l'ont sur l'objet de cette solennité' sont pré-
cieuses à recueillir.
« De quoi nous réjouissons-nous ? se demande M. K. H.
Scbeidler, professeur de philosopbie à Ie'na. Nous ne célé-
brons pas l'anniversaire d'une grande victoire, car on ne
peut dire que la présentation de la confession d'Augsbourg
ait conduit à des résultats importans. Nous ne pouvons nous
réjouir non plus de l'issue des négociations, ni en général de
ce qu'a fait la diète d'Augsbourg; Luther lui-même n'en était
pas très édifié; et les guerres de religion qui l'ont suivie prou-
vent assez que le but primitif et principal (la pacification) ne
fut pas atteint. La présentation de la confession ne peut être
solennise'e non plus en l'honneur d'un courage extraordinaire
de la part des protestans, car plusieurs princes puissans s étaient
alors déjà range's de leur côte', et ce qu'un parti déjà si fort
a fait ne pouvait pas être comparé à l'héroïsme de Luther
qui d'abord avait paru tout seul. Si enfin nous conside'rons la
confession d'Augsbourg comme un livre symbolique, elle a fait
beaucoup de mal ; elle a introduit une nouvelle espèce de pa-
pisme, elle a achevé le schisme déplorable de l'église luthé-
rienne et de l'église réformée , et elle a renfermé la dogmati-
que dans des limites si étroites, que l'activité intellectuelle en
a été paralysée, et quelle a ramené les esprits entièrement à
l'ancienne méthode scolastique. » L'auteur conclut de tout
cela, que la meilleure manière de célébrer l'anniversaire de la
confession dAugsbourg, serait de lui ôter toute autorité, ou
de délivrer les intelligences du joug des livres symboliques. »
Un autre auteur protestant , que les Nouvelles annales théo-
logiques qui se publient à Zurich nous font connaître, s'ex-
prime dans le même sens.
« Il y eut encore dans le 18e siècle des théologiens luthé-
riens qui attribuaient h la confession d'Augsbourg une autorité
semblable à celle de l'Ecriture-sainte. Deylias, par exemple,
( 255 )
disait encore en 1730 : Theologos in Ang. conf. conscribendâ
occupâtes munivit Deus singulari sua providentiâ , ut, licet
errare potuerint, tamen non erraverinl. Nam quicumque Dei
causam agunt, eo tempore , quo maxime est necessarium , il-
los munit Deus singulari suà providentiâ , ut, licet errare
possiut, tamen non errent. A terni A. C. auctores in eâ conscri-
betulâ egerunt Dei causam, eo tempore, quo maxime erat
necessanum. Ergo A. C. auctores, qui erant theologi , in eâ-
dem conscribendâ munivit Deus singulari suâ providentiâ , ut,
licet errare potuerint, tamen non erraverint. Voilà, s écrie le
re'dacteur des Annales théologiques de Zurich , l'infaillibilité
du papisme toute pure, et sans doute il faut l'admettre, pour
être conséquent, dès qu'on veut des livres symboliques qui
soient obligatoires pour la foi et renseignement. »
Le même publiciste trouve que c'est plutôt le parti catholique
quia à se re'jouir de la présentation de la confession d'Augsbourg.
«Ce fut une concession que les luthériens étaient réduits à faire
à l'Empereur, et qui fut plus utile au parti adverse qu'aux protes-
tans, car elle ne gagna personne à la réforme , et les protestans
mirent ainsi eux mêmes des entraves à l'exercice du libreexamen.
En obtempérant à la demande de l'Empereur qui les avait som-
més de lui rendre compte de leur croyance, ils reconnurent en
quelque sorte son autorité en matière de religion , et ils ne
surent plus l'éluder qu'en appelant à une autorité supérieure,
mais aussi purement humaine (1), celle d'un concile. C était
s'écarter terriblement du principe fondamental de la reforme!
L'astucieux Empereur avait ainsi remporté une victoire im-
portante sur la réforme, il l'avait obligée de s'arrêter à moitié
chemin , et elle eut plus de peine à se répandre en Allema-
gne, que Lorsqu'on ne savait pas encore précisément combien
la nouvelle doctrine s'éloignait de celle de l'ancienne Eglise.
Cette confession divisa ensuite les protestans entre eux-mêmes.
Enfin le libre examen de l'Ecriture n'était plus qu'un vain
mot, lorsqu'on regarda comme obligatoire pour la foi le sens
que les auteurs de la confession d'Augsbourgs et des autres
livres symboliques avaient trouvé dans l'Ecriture-sainte ; de la
même manière que les catholiques, avec une bien plus grande
apparence de justice et beaucoup plus d'accord avec leur sys-
tème, regardent comme obligatoires les interprétations des
Pères de l'Eglise, des conciles et des Papes.
(1) Sans doute qu'il est absurde d'en appeler à un concile, si on re-
garde les conciles, quels qu'ils soient, comme des autorités purement
humaines.
( 256 )
» Espérons , c'est ainsi que notre pnbliciste protestant ter-
mine son article, espe'rons que dans cent ans d'ici on se ré-
Î'ouira de l'abolition de la confession d'Augsbourg et de tous
es autres livres symboliques , qui sont comme un mur de sé-
paration entre l'Ecriture et la raison , et qui ont arrête' pen-
dant si long temps le progrès de la culture religieuse et morale! »
Les pix)testans sont donc divisés sur tout. Ce qui fait le ju-
bile' des uns, est un sujet de lamentation pour les autres; les
uns se réjouissent du jour où l'on a fait la confession d'Augs-
bourg , et les autres voudraient saluer le jour où elle n'exis-
tera plus.
Les défenseurs des livres symboliques protestans et les galli-
cans se ressemblent sous deux points de vue.
Les uns veulent rendre obligatoires des confessions de foi,
et les autres les quatre articles , sans que les uns ni les autres
puissent justifier par un motif raisonnable le respect et la
soumission qu'ils exigent.
Les uns professant le catholicisme, et les autres le protes-
tantisme , s'accordent en ceci que ni les uns ni les autres ne
\eulent admettre toutes les conséquences du principe qu'ils
ont établi.
( La Revue catholique, Août i83o. )
DU PAUPERISME EN ANGLETERRE
ET DES MOYENS d'y REMEDIER DANS LE ROYAUME-UNI (1).
En entretenant nos lecteurs d'un nouveau projet pour se-
courir les classes indigentes , nous avons fait ressortir tous les
avantages qui résultent du travail agricole comme moyen d ins-
truction et de soulagement. L'esprit de communauté et de
coopération parmi les protestans anglais a aussi occupé notre
attention, et il nous a été facile de prouver qu'on obtiendrait
infiniment plus de succès, si la religion catholique s'emparait
de ce mode d'association et lui donnait ce caractère d'unité et
de perpétuité qui distingue toutes ses œuvres. Au moment
même où nous écrivions ces lignes , le Quartcrly Revicw pu-
bliait des réflexions «ur les causes du paupérisme en Angle-
terre , et sur les moyens à prendre pour arrêter ce fléau qui
(i) D'après le Quarterly Review , n° de mai i83o.
( *57 )
n'a cesse d'affliger la Grande-Bretagne depuis que les commu-
nautés religieuses y ont e'té abolies. Cette grande plaie de
l'Angleterre y est mise entièrement à de'couvert , et nous
avons vu avec plaisir que les protestans sont force's, après
tant de de'tours et d'essais infructueux, de revenir au principe
catholique du travail agricole.
Convaincu que nous ne saurions employer un langage plus
énergique, nous nous hâtons de les laisser parler eux-mêmes.
« Dans tous les pays la grande majorité' des habitans se
compose des classes laborieuses, de ceux qui gagnent le pain
de chaque jour à la sueur de leur front, et dont la condi-
tion bonne ou mauvaise, heureuse ou malheureuse, doit être
place'e au premier rang dans l'estimation qu'on fait de la posi-
tion sociale du pays. La première question qui se présente ,
en traitant le sujet sous ce point de vue important , est celle-
ci : Quelle est à cet égard, aujourd'hui, la situation de la
Grande-Bretagne. C'est en vain que nous sommes , sous d'autres
rapports, un objet d'admiration et de respect, en vain que nos
mille vaisseaux parcourent la vaste étendue de l'océan, en vain
que nous sommes placés à la tête de la civilisation, de la science,
de la littérature et des arts , enfin que notre opulence et les
produits de notre industrie surpassent tout ce que l'imagina-
tion la plus active inventa jamais de plus merveilleux , si
cette opulence est si mal répartie , que la masse de notre po-
pulation ne recueille qu'une très-petite part du fruit de ses
labeurs; si elle est condamnée à lutter sans espoir contre une
indigence éternelle, ou si elle n'échappe a la famine qu'en
arrachant quelques oboles à une charité dédaigneuse et avare :
alors notre condition est plus misérable qu heureuse, nous
avons plus de sujet de gémir que de triompher.
» Nous ne pensons pas qu'il y ait des hommes assez insensés
pour nier que telle ne soit en ce moment la position réelle de
l'Angleterre; mais s'il s'en trouvait, les faits accouraient en foule
à l'appui de notre assertion , et les troubles des districts manu-
facturiers en 1825 et 1827 , la crise de 1 hiver dernier , les rap-
ports des commissions du parlement sur l'émigration , létal de
1 Irlande et la taxe des pauvres, et enfin l'accroissement ef-
frayant des crimes, sont là comme autant de témoins irrécusables
qui crient contre la misère des classes laborieuses.
» La première chose qui frappe l'attention , en considérant
cet affligeant tableau, est la surabondance de la main-d'œuvre
dans tous les pays et dans toutes les branches d'industrie. Il
serait difficile en effet qu il en fût autrement, car il existe d'abord
une énorme différence entre la situation respective des trois
( 258 )
royanmes. En Angleterre et en Ecosse , depuis long temps la
loi a mis les pauvres sans emploi à la charge des propriétaires
fonciers , et de cette manière le trop grand accroissement de
la population est au moins contenu dans de certaines limites.
Mais en Irlande la loi n existe pas, la taxe des pauvres y est
inconnue, et dès-lors il est e'vident qu'il en résulte les plus
grands maux pour les deux pays. Le pauvre Irlandais , las de
lutter contre la famine qui le poursuit dans sa malheureuse
patrie (i), va chercher de l'occupation en Angleterre, mais
aussi il vend son travail à vil prix et ruine par conséquent les
ouvriers anglais. Il en est de même pour les fermiers. Le cul-
tivateur anglais estohligé de vendre ses produits plus cher que
l'Irlandais, parce qu'il faut qu'il paie ses ouvriers, son loyer,
et la taxe des pauvres. L'Irlandais, au contraire, n'a point de
taxe a payer, et il a tout le reste à meilleur marche, en sorte
qu'il fait des profits là où l'Anglais est re'duit à aller en prison.
Que si quelqu'un doute de la vérité de ce que ] avance, qu'il
consulte ceux qui fre'quentent les marches de Londres, de
Bristol, de Liverpool , etc.; et s il ne les entend pas se plaindre
unanimement de cette concurrence redoutable, je passe volon-
tiers condamnation. »
Ce tableau n'est nullement exagère, et le re'dacteur du Quar-
ierly Revhw s'en prévaut avee avantage pour démontrer qu'il
est indispensable d établir en Irlande la taxe des pauvres. En
effet, si comme dans le royaume-uni* il n'y a pas d'autre moyen
de soulager les classes indigentes, il est évident que la taxe
vaut encore mieux que rien du tout ; mais il est bon de voir
jusqu'à quel point cette taxe est un bienfait, et si elle ne de-
vient pas plutôt pour le pauvre un moyen de corruption et de
dégradation. Pour le prouver nous n'aurons encore besoin que
de citer :
« Les abus qui résultent de la mauvaise administration de la
(i) On lit dans le numéro de juillet du Dublin- Eyening- Mail : « La
condition de la classe ouvrière et des pauvres en général en Irlande est
vraiment effrayante. Les nouvelles données par les journaux sont de la
nature la plus triste. La famine dévore cette population , qui n'a guère
d'autre nourriture que du cresson de fontaine. Aussi résulte-t-il presque
partout des émeutes , dans lesquelles la populace pille les magasins de
grains, les moulins et tous les lieux où elle peut trouver des alimens.
Déjà plusieurs personnes ont péri dans les tentatives qu'on a faites pour
rétablir l'ordre. Une pauvre femme, dit encore le KUkcnnj- Journal f
mère de quatre enfuis , est morte de faim dans notre ville jadis si
heureuse. Ces exemples de famine ne sont pas rares aujourd'hui en
Irlande ! «
(*% )
taxe des pauvres sont e'normes. La condition des pauvres labou-
reurs dans la plupart des paroisses du midi et de l'ouest de
l'Angleterre est de'plorable ; chaque ouvrier est, bien entendu,
inscrit sur le registre des pauvres (i), et il en résulte que tout
esprit d'indépendance, tout de'sir de se soutenir par ses propres
efforts s'e'teiut de plus en plus dans son cœur. Dans les parois-
ses dont nous parlons la taxe est regarde'e comme le patrimoine
du laboureur anglais, et il attend d'elle seule les moyens de
faire, vivre sa famille et lui-même, au lieu de chercher à pour-
voir à ses besoins par le salaire de son travail. Mais qu on ne
s'imagine pas que cette dégradation à la fois physique et morale
des classes agricoles est la conséquence rigoureuse d'une loi en
faveur des pauvres; on peut démontrer le contraire par l'exem-
ple de 1 Ecosse et du nord de 1 Angleterre où la loi existe sans
être accompagne'e de ces abus (2) , lesquels proviennent d'une
erreur fatale qui s est glisse'e depuis quelques années dans
l'administration pratique de la taxe des pauvres, erreur dont
il serait difficile déxage'rer les conse'quences funestes. Nous vou-
lons parler d'un usage qui, pour être très commun, n'en est
pas moins illégal, et qui consiste à faire de la taxe des pau-
vres un salaire , ou, en d'autres termes, à pourvoir à 1 entre-
tien des familles de laboureurs, continuant eux-mêmes de tra-
vailler pour les fermiers. Au premier abord , rien ne paraît plus
(1) En Angleterre on tient dans chaque paroisse un registre sur le-
quel sont inscrits les noms de tous les pauvres appartenant à la pa-
roisse , afin de pouvoir les faire jouir du produit de la taxe.
(2) Nous ne partageons pas ici L'opinion du rédacteur anglais ; en
effet , si les abus dont il parle ne se voient pas dans le nord de l'An-
gleterre , on ne peut attribuer cela qu'au grand nombre de manufactu-
res qui existent dans les provinces septentrionales. Les classes laborieu-
ses refluent dans ces établissemens , parce qu'elles y trouvent plus à
gagner qu'en cultivant la terre. Mais encore est-il que leur misère et
leur abrutissement sont portés au plus haut degré, et que le manufac-
turier anglais est en général un être corrompu. D'ailleurs, il finit même
dans le nord de l'Angleterre par se jeter aussi sur la taxe des pauvres,
sur-tout lorsque sa famille est nombreuse. En supposant, au contraire,
qu'il n'y ail pas de taxe et que le laboureur ne doive son existence
qu'au fruit de son travail, avec la certitude île trouver des secours con-
tre les malheurs imprévus , comme la chose se passait avant que les
communautés religieuses fussent abolies , il acqucira à la fois un esprit
d'indépendance, parce qu'il devra lout à son propre travail, et de
soumission envers ses maîtres , parce qu'il sait qu'ils l'aideront à sup-
porter les accidens ordinaires de la vie; enfin il ne songerait pas à em-
ployer des moyens contraires a la morale pour empêcher la trop grande
multiplication de sa famille, ce qui arrive tous les jours en Angleterre.
( 260 )
conforme au véritable esprit de la loi et de l'humanité', que
d'employer les fonds de la paroisse à aider l'ouvrier dont les
modiques gages ne suffisent pas à l'entretien de sa trop nom-
breuse famille. Cependant il en re'sulte de grands abus du côte'
du fermier et de l'ouvrier en même temps. Le premier se trouve,
par cette coutume , dispense' d'augmenter les gages de son sub-
ordonné4, et il ne manque pas de faire tous ses efforts pour
attirer à lui le don fait sur le produit de la taxe. L usage une
fois introduit, tous ceux qui ont des familles nombreuses
s'attendent à recevoir et reçoivent en effet des secours de la
paroisse, outre leurs gages qui seraient loin de leur suffire.
Voilà donc où tend véritablement ce système , et la glace une
fois rompue, comment s'arrêter? On sera oblige' de déterminer
arbitrairement le nombre d'en fans au-dessus duquel il sera dit
que l'ouvrier ne pourra plus les faire vivre.
» On se plaint dans toute 1 étendue de l'Angleterre de l'ac-
croissement prodigieux de la population, et peut on cependant
s'en étonner avec un système pareil à celui qui est en vigueur
sur-tout dans le midi de l'Angleterre? Il y a autant de tarifs
dilfe'rens, pour le salaire d'un ouvrier, qu'il y a de familles
plus ou moins nombreuses.
» Tel ouvrier qui a une femme et sept enfans ne gagne que
ce qu'il faut pour les empêcher de mourir de faim , et tel
autre, dont la famille est plus petite, se trouve dans une po-
sition non moins malheureuse , parce qu'au lieu de recevoir
un salaire égal à celui de son compagnon , il est moins payé
que lui , pre'cise'inent à cause que sa famille est moins nom-
breuse ; et enfin l'homme non marie', toujours par la même
raison, au lieu d'être dans l'aisance, est plonge' dans la misère.
» La première conséquence de ce système est que les classes
laborieuses sont bien plutôt portées à contracter des unions pré-
maturées, puisque chaque nouveau-né assure à son père un
salaire plus élevé qu'auparavant ; et ainsi la cupidité des fer-
miers et des propriétaires se trouve bientôt trompée dans son
attente, car la population finit par s'accroître avec tant de ra-
pidité, que l'entretien des bouches inutiles, joint aux maux
qu'engendrent la misère et le crime , leur enlèvent tout le gain
qu'ils ont pu faire précédemment. Quels termes trouverons-
nous pour flétrir cet usage barbare, qui prive le malheureux
laboureur du juste prix de son travail.
» Quel infâme système que celui qui l'empêche d'améliorer
sa condition par une conduite sage, prudente et vertueuse !
qui réduit uniformément le pauvre à un état de servitude éter-
nelle, peu différent de l'esclavage, puisque la famine remplace
( a6i )
le fouet; et avec une seule différence , en faveur de [esclave,
dont le maître se trouve inte'resse' à le bien nourrir pour entre-
tenir ses forces , tandis que le travail du serf anglais est si vil,
qu il doit sa vie même à la loi qui lui défend de mourir de
faim. Mais aussi l'anéantissement de toute morale, de toute éner-
gie , de tout bonheur dans la classe ouvrière, ne tardera pas
à enfanter la ruine des coupables fauteurs d'une si exécrable
coutume. Les rapports faits aux chambres prouvent jusqu'à
l'évidence que dans les comtes où cet abus de la taxe des pau-
vres existe, la population, la taxe elle-même , et le crime , ont
plus que double' depuis quelques apnées. Pour donner une
ide'e de l'énorme disproportion avec laquelle est repartie la
taxe dans les différentes provinces de l'Angleterre, nous appren-
drons à nos lecteurs que dans le Cumberland elle se monte
seulement à 4 fr- 2° c- Par tête , dans le Sussex à i5 fr. , et
enfin dans quelques districts, où l'abus est plus commun , elle
va jusqu'à 37 et 4° fr- Par tête.
» Ah ! qu'une honte éternelle devienne le partage de ceux
qui font de la charité un métier d'extorsion, qui cachent la
rapine et la fraude sous le manteau de la loi , qui organisent
un système pour réduire les classes laborieuses en servitude ,
sous prétexte de les secourir et de les employer! Honte à ceux
qui renversent le principe fondamental de toute société, savoir
qu'un père doit fournir la subsistance à ses enfans jusqu'à ce
qu ils puissent se suffire à eux-mêmes, qui sapent les bases de
toute morale, de tout christianisme, pour le pauvre et pour
le riche, en flattant la cupidité de l'un et la paresse de l'autre ! »
Auprès de ce tableau hideux de la dépravation et de la mi-
sère qui accablent les classes pauvres de la Grande-Bretagne ,
plaçons-en un autre d'un genre plus consolant et non moins
instructif; il nous prouvera qu'il y avait encore une grande part
de bonheur pour le peuple dans les siècles de l'ignorance et de
la superstition monastiques. Cet exemple est tiré du i5'e siècle:
Fortescue, un des plus grands jurisconsultes de l'Angleterre,
y exerça pendant vingt ans la charge de grand-juge, et. fut élevé
à la dignité de lord chancelier par Henri VI. Exilé en France pen-
dant les guerres entre les deux maisons rivales d Yorcketde Lan-
castre, ce fut de ce pays qu'il écrivit au jeune prince Edouard une
série de lettres pour lui expliquer les lois de la Grande -Bretagne.
11 lui l'ait connaître le contraste frappant qui existait alors entre
la position du peuple français et celle du peuple anglais. Voici
ce qu'il dit en parlant du dernier :
» Tout Anglais est libre de disposer à sa volonté des produits
II. 34
( 262 )
» de sa ferme, et personne ne peut lui contester le droit de
»> profiter de toutes les améliorations qu'il effectuera sur ses
» terres par son industrie. Si on l'insulte , si on l'opprime, il
» est sûr de trouver dans la loi une. puissante protection contre
» l'agresseur. Aussi l'or , l'argent et toutes les commodite's de
» la vie abondent dans le pays. Ceux qui l'habitent ne boivent
» jamais de l'eau que par pe'nitence. Rien ne leur manque ni
» du cote de la nourriture, ni du logement, ni des vêtemens.
» Chacun a tout ce qu'il lui faut dans sa condition pour lui
» rendre la vie douce et aisée. »
Nous n'avons pu nous abstenir de citer une peinture si naïve
et si agre'able de la vie du peuple anglais au i5me siècle, afin
qu'on juge mieux de l'étendue du mal qu'a produit la prétendue
réforme. Plus tard, nous suivrons les rédacteurs du Quarterley
Review dans les remèdes qu'ils proposent pour faire cesser les
abus énormes que nous avons signalés.
( La Revue catholique , Août i83o. )
NOUVELLES ET VARIETES.
— ■ Gazette de France. On connaît l'absolutisme monarchi-
que et constitutionnel de la Gazette de France; on sait com-
ment les rédacteurs de ce journal , constamment occupés à
flatter et à tromper le pouvoir, à repaître d illusions un parti
insatiable de places et d'argent , ont , sans honte comme sans
remords, tout sacrifié à de misérables intérêts. La Gazette n'a
pas quitté sa ligne politique ; c'est une dernière consolation
pour les royalistes incorrigibles dont elle est l'organe, et nous
n'avons garde de leur envier un pareil dédommagement. Mais
conçoit-on que ces hommes, pour qui la religion n'était qu'un
moyen de police, osent encore se couvrir d'un masque hypo-
crite, vis à-vis du gouvernement et du clergé, afin de compro-
mettre la religion catholique dans l'esprit du premier , en la con-
fondant avec une cause perdue, et afin sur-tout d entraîner le
second dans la voie du schisme, en cherchant à lui en imposer
sur les véritables intérêts de 1 Eglise? La chambre des députés,
dans la séance du 7 août, a fait d'importantes modifications
à la charte. Quelles qu'aient été ses intentions, elle n'en a pas
moins répondu aux vœux de tous les catholiques éclairés en
supprimant l'article 6. Une religion d'Etat est aujourd'hui aussi
( 263 )
impossible en France qu'une monarchie absolue. Or la Gazette
de France, maigre' tout le mal qui est résulte' du système de
la charte de i8i4, maigre' 1 évidence des faits, la force des
principes, proteste contre une suppression si nécessaire, et fait
de beaux thèmes pour soutenir que l'Etat a besoin dune re-
ligion. Nous ne discuterons pas avec un journal dont la mau-
vaise foi est connue. Il n'y a rien à dire à des publicistes qui ,
parce qu'une société ne peut pas exister sans religion, veulent
que l'Etat s'immisce dans le gouvernement de l'Eglise, à des
puhlicistes dont l'ignorance de la situation morale et politique
de la France est telle , qu'ils ne reculent pas devant l'idée d'al-
lier, d'une manière absolue, le principe d'une religion d'Etat
avec la reconnaissance légale de tous les cultes , qui est une
des bases de la Loi fondamentale. 11 n'est pas un homme de
bon sens, catholique ou libéral , qui ne comprenne ce besoin
de la société, je veux dire dîme liberté religieuse complète, de
la séparation de l'Eglise et de l'Etat ; et un admirable instinct de
conservation oblige nos adversaires même à en convenir. Du
reste, toute polémique serait inutile avec des écrivains, aussi
aveugles que passionnés , qui briseraient la croix pour conser-
ver lajleur de lys.
— L'Ami de la Religion. Depuis la nouvelle révolution Y Ami
de la Religion et du Roi a cru devoir modifier son titre; il ne
s'appelle plus que Y Ami de la Religion. Nous augurions pres-
que de ce changement, quoique les circonstances seules en
soient la cause , que M. Picot reviendrait à des sentimens plus
catholiques, et donnerait le premier exemple d'un retour sin-
cère aux doctrines romaines. Nous pensions que des royalistes,
amis de la religion, ouvriraient enfin les yeux sur les suites
déplorables du système qu'ils ont défendu avec une si opiniâ-
tre persévérance , quoique les avertissemens ne leur aient ja-
mais manqué. Mais non, il n'en est pas ainsi ; c'est en vain que
nous voulions espérer que certaines consciences seraient ébran-
lées, des pressentimens que nous repoussions se sont trouvés
justes et se vérifient malgré nos désirs d'union et de paix.
L'Ami de la Religion , sans être aussi absolu que la Gazette de
France , ne peut pas renoncer entièrement au système d'une
religion d'Etat. Voici les réflexions qu'il fait à ce sujet dans
son numéro du io août :
« Au milieu de toutes les diseussions graves accumulées dans
cette séance (de la chambre des députés du 7 août), il est
pourtant quelques points sur lesquels on peut féliciter la cham-
( *H )
bre du parti qu'elle a pris. Quelques journaux la poussaient à
dépouiller la magistrature actuelle de son inamovibilité' ; d'au-
tres voulaient quon ne parlât plus de la religion catholique
dans la charte et qu'on supprimât le traitement du cierge'. La
chambre s'est heureusement défié de tous ses projets enfantés
par des têtes extravagantes; aussi les feuilles libérales lui en
font uiv reproche et l'accusent de faiblesse. Puisse t-elle mériter
souvent de seuiblahles reproches! Puisse-t-elle ne jamais se lais-
ser influencer par des calculs mesquins ou par des déclama-
tions haineuses , et ne pas isoler entièrement la religion de l'E-
tat ! L'Etat et la société ont encore plus besoin de la religion
que la religion n'a besoin deux. »
L'Ami de la Religion confond deux choses essentiellement
distinctes, le principe dune religion d'Etat et le traitement dont
le clergé a joui jusqu'à présent. Une religion d'Etat, il n'en
v faut ni peu ni beaucoup; et si on isole la religion de l'Etat,
on ne voit pas comment on pourrait ne pas l'isoler entièrement.
C'est précisément parce que la religion est nécessaire à la so-
ciété, que l'Etat ne doit s'en mêler d'aucune façon; car sans
la liberté de l'Eglise, et sans la liberté d'enseignement qui en
est la conséquence, il n'y a point de religion, point de salut
possible pour la société. On ne sort de cet abîme qu'en ayant
recours à rétablissement dune église nationale. Assurément ce
n'est pas là le vœu de M. Picot. Ce système d'ailleurs est aussi
usé que le système gallican ; leur principe commun , incom-
patible avec la liberté de conscience , n'a plus aucun appui
nulle part. Quant au traitement du clergé, comme il lui a été
accordé, d'après le concordat de 1801 , en indemnité de ses
biens spoliés , il lui est dû et nous pourrions le réclamer légi-
timement ; c'est une propriété comme toutes les autres. Mais à
Dieu ne plaise que nous fassions dépendre de ce fait la ques-
tion de la liberté de l'Eglise, de la liberté religieuse, qui a
certes une importance infiniment plus grave ! Plutôt tout sa-
crifier, plutôt la mort que de perdre la foi, en asservissant
nos consciences. Le juif, le musulman, le luthérien, le cal-
viniste, le déiste, l'athée, seront libres, et nous voudrions être
les esclaves du pouvoir! « Je consens à reconnaître César, dit
M. de la Mennais , pourvu qu'il n'exige rien de contraire aux
droits de celui dont il exerce l'autorité : « Car du reste je suis
» libre; je n'ai d'autre maître que le Dieu tout-puissant, éler-
» nel , qui est aussi le maître de César (1). » Nous engageons
(i) Terlul. Apolog. Progrès de la révolution, etc., pag. l\o.
( 265 )
Y Ami de la Religion, une fois pour toutes, à ne se plus se
servir de ces expressions ou douteuses ou équivoques qui lui
sont si familières. Le temps est passe' où, en s'appuyant sur des
pouvoirs dont la faiblesse n'était pas aperçue de tout le monde,
il y avait moyen d'abuser le cierge' et de trahir les inte'réts de
la religion.
— On lit dans le C ouvrier français , n° du i4 août, un ar-
ticle de Mi De Pradt sur la restauration, où, maigre' quelques
opinions fausses, on ne peut s'empêcher d'admirer la justesse
d'un grand nombre d'observations. On verra facilement dans
les citations suivantes, extraites de cet article, ce qui ne s'ac-
corde pas avec nos principes.
« Ce qu'a gâte' la restauration?
» Tout ce qu'elle a touche'.
» La religion. Elle en a fait un instrument politique; elle lui
a fait perdre son caractère spirituel et moral, pour lui donner
celui d'une agence mondaine, usant en fraude du pouvoir re-
ligieux en faveur du pouvoir humain; elle en a fait le support
du despotisme? elle la mise en opposition directe avec les li-
herte's et les droits de l'humanité, pour leur substituer ceux
de la royauté'; elle a rejeté' la religion ope'rant sur l'inte'rieur
de l'homme par la sanction morale , pour ne s'attaclier qu'à lac-
tion extérieure. La restauration a cre'e' l'hypocrisie ; elle en a
fait une loi pour tous les agens du pouvoir, et un masque
pour quiconque a eu besoin de lui; elle a sans cesse mêle' le
spirituel avec le temporel; elle a place' la religion dans les mis-
sionnaires, les ignorantins, et finalement dans les je'suites ; elle
a de'grade' le clergé en le poussant à une exagération de bigo-
tisme, d'intolérance, d'inimitié ouverte et déclarée contre l'es-
prit humain et ses progrès, contre toute espèce de libertés pu-
bliques. La restauration s'était appuyée sur le clergé, et dans
son égarement, elle ne voyait pas que la contradiction dans
lacpielle elle le plaçait avec l'esprit de la nation, sapait l'appui
qu'elle voulait se donner. La restauration s est ainsi rendue une
conspiration permanente contre le catholicisme; elle a com-
plété l'ouvrage commencé sous Napoléon, par la servilité du
langage dont le clergé usa à son égard; il s'est exposé au plus
fâcheux des reproches pour un corps pareil, celui d'avoir man-
qué de bonne foi, en tenant aux Bourbons le même langage
qu'il avait tenu à Napoléon , et en anathématisant celui-ci après
lavoir préconisé. La restauration a fait ainsi une plaie pro-
fonde à la religion en entamant beaucoup la considéraion de
ses ministres.
( 266 )
» La royauté. Rien ne pent lui nuire davantage que son in-
stabilité'. Dans le cours de 16 ans de restauration, deux fois le
trône a été' renversé : c'est lui faire perdre une partie de sa
force morale. La restauration s'est appliquée à recréer la mo-
narchie de prestige , la monarchie sentimentale, la monarchie
de famille, la monarchie des personnes, et non pas des cho-
ses; elle* a voulu une théocratie, elle a fait de la royauté le
principe de la société, au lieu de la faire partir de la société
même : avec elle tout droit de la royauté a été déclaré sacré ;
il n'y avait que ceux du peuple qui ne le fussent pas : elle a
voulu une royauté a plus forte dose que la France ne pouvait
la supporter; celle-ci l'a rejetée, l'a vomie, comme fit l'Angle-
terre à 1 égard de ces Stuarts restaurés , dont la conduite a été
ley^c sinule de celle des Bourhons restaurés
» Le ministère. La restauration a consommé soixante-six mi-
nistres ; elle a débuté par Blacas et Ferrand , et a abouti à
Polignac. Elle a donné les Villèle, les Corbière, les Peyronnet
et bien d'autres. Les Stuarts n eurent qu'un ministère de la
cabale, les Bourbons restaurés en ont eu trois. Ils ont fait le
tour de force de choisir pour ministres confortateurs du trône
les Polignac, les Labourdonnaye , les Bourmont, les Peyronnet.
Le nom de Polignac , odieux à la nation dès avant la révolu-
tion , devait être évité à tout prix, ils ont eu soin de le placer
à la tête des affaires : ils ont donné pour guide principal à la
France l'homme qui , mêlé à une bande d assassins , était venu
assaillir à main armée le chef du gouvernement français, alors
si cher et si nécessaire à la France; ils ont donné pour chef
au militaire français, dont l'état est l'honneur et la fidélité au
drapeau, le déserteur de Waterloo : ils ont placé sous ses or-
dres une armée française. Jamais il n'y eut une insulte pareille
et aussi profondément calculée contre l'honneur de l'armée.
La restauration, dans ses ministres, n'a cherché que des cour-
tisans , des hommes de l'œil de boeuf, des fauteurs des idées
de Coblentz, et malheureusement elle y a trop réussi
» L'administration. Il y a cinq ans, M. Royer Collard exprimait
des plaintes douloureuses sur 1 état d'abjection dans lequel on
avait plongé les fonctionnaires. Le mal n'a fait que s'aggraver :
les choses étaient venues au point que tout fonctionnaire arri-
vait à son poste sous la prévention la plus fâcheuse , et était
réduit à vivre dans un état continuel d'apologie. Les élections
étaient la grande épreuve de ces hommes ; on a vu comment
ils s'en sont tirés.
» La nation elle-même. Le travail habituel de la restauration a
été de briser le ressort moral ; de corrompre , d'user des par-
( 267 )
ties basses du cœur humain. Voilà ce qu'elle a recherche', et
ce en quoi elle a trop re'ussi à compléter l'ouvrage commencé
par Napoléon. Du moins, celui-ci élevait d'un côté, s'il rabais-
sait de l'autre; mais la restauration, étrangère à toute gran-
deur, a compté les deux règnes les plus funestes de la mo-
narchie , parce que ce sont ceux dans lesquels on a le plus
corrompu. »
— Le Catholique des Pays-Bas du i3 août contient, sur la
dernière révolution , des réflexions d'une justesse remarqua-
ble, que nous croyons utile de reproduire dans la Revue ca-
tholique :
« Ceux qui, pour juger des grands événemens, se bornent
à ne regarder que les hommes , auront trouvé mauvais peut-
être que notre correspondant de Paris, M. St. L., n'ait pas plus
ménagé certains personnages; nous respectons trop le sentiment
de la pitié profonde qui naît à la vue d'une auguste infortune,
pour ne pas relever ce qu'un tel jugement a d inexact et de
hasardé. Ce n'est pas de ce que les derniers éve'nemens ont de
déplorable en soi qu'il s'agit dans cette correspondance, mais
bien des fautes qui les ont préparés. Qu'on plaigne les mal-
heurs dune famille, que le souvenir de ses malheurs passés
rend plus intéressante encore, il n'est rien là que de juste,
rien que tout le monde ne partage ; mais si le malheur a droit
à nos égards, souvenons-nous que la cause de la religion et de
la société est plus importante encore , et sur-tout qu'une stérile
pitié ne nous empêche pas de reconnaître la véritable cause des
derniers événemens et de proliter pour notre part des grandes
et terribles leçons que Dieu se plaît à donner aux dépositaires
du pouvoir. En observant la marche du gouvernement fran-
çais , depuis la restauration , il était aisé de prévoir où cette
marche devait aboutir; des écrivains n'ont cessé de l'annoncer
à qui voulait l'entendre. Quand on met toute sa sagesse à ne
se déclarer pour rien; à composer tantôt avec le bien, tantôt
avec le mal, suivant (pie l'un ou l'autre élève plus fortement
la voix ; quand on se sépare de tous les véritables intérêts
d'une nation, c'est-à-dire, de tout ce qui est : alors, quand
vient le moment du danger, l'on se trouve seul. Et ce danger
même pouvait on l'éviter? non plus que d'empêcher ceux qui
ne se contentent pas d'une séparation purement passive, de ré-
clamer impérieusement leurs droits. Un parti cependant sou-
tenait le pouvoir, celui qui a le plus contribué à le pousser à
sa perte , en le flattant par l'idée d'une fausse indépendance et
( 268 )
en l'armant contre ses plus fidèles cle'fenseurs. Aussi voyez com-
ment il se montre au jour du danger , comment il soutient ce-
lui qui le comblait de faveurs! C'est qu'en effet ce parti, qui
a l'art de se grossir par ses intrigues, est dans le fond très -fai-
ble et presque nul en France. Qu est-ce qui de' fend aujourd'hui
le gallicanisme, e'crivait naguère M. de La Mennais? « Des en-
» nemi& de 1 Eglise , des sectaires retranchés de sa communion,
« de cauteleux adulateurs du pouvoir qui le poussent à sa perte ,
» pour attirer sur eux, en le flattant, ses regards et ses fa-
»> veurs; un petit nombre de vieillards, respectables sans doute,
» mais qui ne vivent que de quelques souvenirs d'école : tout
» le reste , qu'est-ce que c'est ? et y a-t-il des paroles pour
» peindre celte ignominie et cette bassesse, ce dégoûtant mé-
» lange de bêtise et de morgue , de niaiserie stupide et de
» sotte confiance , de petites passions , de petites ambitions ,
» de petites intrigues et à impuissance absolue d'esprit? »
— Un article que les professeurs de Strasbourg ont fait in-
sérer dans la Gazette ecclésiastique de Darmstadt , en réponse
à celui de la Gazette évangélique de Berlin dont nous avons
donné des extraits dans la dernière Revue catholique , contient
ce qui suit :
« Les relations importantes qui se sont établies entre la fa-
culté théologique-protestante de Strasbourg et les églises protes-
tantes de 1 intérieur et du midi de la France ont augmenté
notre travail. La plupart des étudians qui nous arrivent de ces
provinces, sont tout a-fait dépourvus de la préparation néces-
saire pour les études académiques; quelques-uns aussi sont
disposés à compenser par un langage dévot l'instruction qui leur
manque. Il faut donc que nous ayons grand soin de les pous-
ser, de les diriger, et sur-tout de les mettre en rapport avec
la littérature théologique de l'Allemagne protestante. Déjà
plusieurs ont mis à profit nos leçons, et une éducation scien-
tifique de ces ministres futurs, fondée sur des bases plus lar-
ges, ne pourra qu'être une grande bénédiction pour notre
église opprimée depuis si long temps et déchirée par le mé-
thodisme. »
— Varsovie. « La population catholique du royaume de
Pologne, qui était en 1828 de 3,471,282 âmes, était distribuée
en 1717 paroisses et 3og succursales ou chapelles, desservies
par 2369 prêtres, sans compter le haut clergé. Il y avait i5
séminaires avec 370 élèves, i56 couvens d hommes, renfer-
( 269 )
mant 1783 religieux, et 29 couvens de femmes comprenant
354 religieuses. Les revenus annuels du culte catholique s'é-
levaient a la somme de 1,600,000 florins, produit des domai-
nes appartenant aux congrégations antérieurement supprimées.
Les revenus des curés ne sont pas encore connus , puisque les
retardataires ont demandé une prolongation du terme fixé
pour la conversion des dîmes. Le ministre des cultes et le
ministre des finances s'occupent de cette affaire, et vont la
terminer concurremment par une mesure générale. 3-25 égli-
ses sont rétablies, 12 nouvelles ont été bâties par les commu-
nes , et on travaille à la restauration de 101 autres. L'église
de Saint Stanislas à Rome, que la piété des Rois de Pologne y éleva
il y a s5o ans , a été secourue par l'Empereur Alexandre. L'église
délia Madonna ciel Pascolo à Rome, également de fondation
polonaise, s est conservée dans un état prospère, grâce à la
protection du ministre des cultes. La Pologne comptait en
1828, 4i communes protestantes avec 38 ministres, 7 chapel-
les et un couvent grecs; 1 communes des philippones; 1 com-
munes mennonites; 1 mosquées avec 1 imans, et 16 inspections
de synagogues juives. Tous ces partis religieux se réjouissent
de la protection du gouvernement et quelques-uns en ont reçu
des secours. (Gazette ecclésiastique de Darmstadt.)
— Un député, M. Ernest Emile Hoffmann, a fait le i5
juin la proposition suivante à la seconde chambre des états da
grand-duché de Hesse.
« Que le gouvernement soit prié de faire les démarches né-
cessaires pour obtenir l'abolition du célibat, et si la demande
n'était pas accordée dans u:i temps déterminé , d'abandonner
à la conscience de chaque curé de se marier avec le consente-
ment de la majorité de ses paroissiens; enfin de protéger les
prêtres qui se marieraient contre tous ceux qui voudraient
les inquiéter. »
Cette proposition nous rappelle l'attaque dirigée il y a quel-
que temps contre le célibat dans le grand duché de Bade, et
en même temps notre promesse de traduire le discours d'un
député protestant, qui était rapporteur de la commission h la-
quelle on avait renvoyé' la pétition pour l'abolition du célibat.
Nous remplirons cette promesse en donnant ici un fragment
de ce discours :
t. Il est très-vrai que le célibat n'est pas un dogme de l'E-
II. 35
( 27° )
élise catholique , mais c'est un point de la discipline lie' inti-
mement au système hiérarchique qui est de tous le plus con-
séquent. On ne pourrait l'abolir en ce moment, à moins de
vouloir ébranler l'Eglise dans ses fondemens.
» Si quelqu'un pouvait abolir le célibat, ce serait le Chef
visible de la hiérarchie catholique, et vous concevez que nos
propositions ne sauraient faire adopter au Souverain-Pontife
des maximes opposées a celles qu'il a suivies jusqu'à présent.
Des états catholiques bien plus grands ont tenté la même
chose et ont échoué; la révolution française, qui a renversé
tant et de si grandes institutions, a dû finir par avouer quelle
ne pouvait rien contre la loi du célibat , et le consul Buona-
parte a du faire un concordat avec le Pape où cette loi est
maintenue. Notre assemblée se compose de catholiques et de
■protestans, et ceux-ci certes ne s'arrogeront pas le droit de se
mêler de ce qui regarde l'Eglise et la loi des catholiques,
» Et quand même la chambre serait entièrement composée
de catholiques, elle dépasserait ses pouvoirs en prenant une
décision sur le sujet qui nous occupe. 63 catholiques ne peu-
vent prononcer sur ce qui intéresse toute la population ca-
tholique du grand-duché. Sept cent mille âmes ont le droit de
manifester là dessus leur conviction intime, et je suis persuadé
qu'il n'y aurait pas la centième partie de ces 700,000 âmes ,
quel que soit le degré de civilisation où nous soyons parve-
nus, qui voulût adopter ce qu'une chambre même toute ca-
tholique pourrait s'aviser de décider contre le célibat. »
— Nous avons trouvé dans un ouvrage tout récemment
publié par un ecclésiastique américain de l'église anglicane le
passage suivant qui mérite dêtre médité dans le moment
actuel.
« Mne Hanrah Moore s'étonnait que notre gouvernement ne
prît pas des mesures pour salarier le clergé. Je répondis qu'il
valait mieux laisser les choses dans l'état où elles sont. Toute
intervention (interférence) du gouvernement serait impratica-
ble et nullement à désirer. Le gouvernement ruinerait par sa
protection la cause même qu il voudrait soutenir. — Mais d'où,
votre clergé tire-t-il ses moyens de subsistance ? — De l'ar-
gent qu'on donne pour avoir des bancs fermés à l'église (by
the pew-rehts) et des taxes et contributions volontaires. Cette
dépendance des fidèles est un motif de plus pour le clergé
de faire son devoir. — Mais cette dépendance ne le rend-elle
pas servile et infidèle dans sa prédication? — Tout le contraire.
Je crois que notre clergé , pris en général , est sous ce rapport
( *7:i )
plus irréprochable que le vôtre. La fidélité dans l'exercice de
leur ministère est pour nos ecclésiastiques non-seulement la
voie trace'e par le devoir , mais le moyen le plus sûr pour se
rendre populaires et pour augmenter leur influence. — Cela ,
dit la dame, fait beaucoup d'honneur au peuple ame'ricain. »
( La Revue catholique , Août i83o. )
DE LA NOUVELLE REVOLUTION FRANÇAISE
RELATIVEMENT AU CLERGÉ.
Les incroyables e've'nemens qui viennent de se passer sous
nos yeux ont très-peu change' la position du cierge'; mais il
doit plus que jamais e'viter les imprudences où quelques-uns
de ses memhres sont précédemment tombés. Certes, leur in-
tention était pure ; mais ils ont méconnu les intérêts de notre
sainte Religion : plusieurs ont accepté un rôle politique qui a
gravement compromis leur caractère sacré : ils se sont trop
laits les hommes du pouvoir ; c'était accepter une solidarité
quelquefois fâcheuse : le prêtre, en tant que prêtre, n'a pas
toujours assez abdiqué les opinions politiques de l'homme :
or , aux yeux d'une partie du vulgaire , le prêtre , c'est la re-
ligion ; et plusieurs, s'imaginant que le catholicisme et la
cause des Bourbons ne font qu un, vouent à celui-là toute l'an-
tipathie qu ils ont pour celle ci.
Que le passé nous serve de leçon pour l'avenir.
Il y a entre la révolution d'Angleterre et la nôtre cette dif-
férence essentielle , que la première portait sur le principe re-
ligieux : il était le nerf même du mouvement : les déplace-
mens du gouvernement n'en furent qu'une épisode ou une con-
séquence. C'est au contraire, la question politique qui fait la
révolution française : la religion n'y est intéressée que d'une
manière indirecte, et doit nécessairement survivre. Ceuxqui vou-
draient la mettre au service d'un parti , tendraient à lui faire
jouer le rôle des Stuart. Le clergé comprend qu'il n'en doit
pas , qu il n'en peut pas être ainsi. Il sent que le moment est
plus que jamais venu de s isoler d'une société politique dont
l'anarchie et le despotisme peuvent devenir alternativement
les principes fondamentaux. Lier sa fortune à une cause qui
peut mourir, et sassocicr aux vicissitudes du pouvoir, serait
une faute dont il aurait à se repentir pour nous et pour lui.
( 272 )
La foi, dépôt sacre, doit être mise à l'abri des tempêtes po-
litiques pour qu'un jour les peuples fatigue's puissent la re-
trouver intacte, et y puiser encore la vie sociale qu'ils auront
vainement cherclie'e où elle n'est pas. Un trône peut tomber ,
mais la croix est trop profondément enracine'e en France pour
qu'un soude de parti puisse la renverser : au milieu des rui-
nes qi*i s'entassent, elle doit rester debout, comme le seul
drapeau qui ne peut jamais changer.
Ainsi, en se refusant à l'influence des nouveaux pouvoirs,
que le clergé n'essaie d'agir ni sur eux ni contre eux ; qu'il
e'vite le contact des factions, et qu il se garde d'engager notre
cause dans les difficultés qui vont surgir de toute part. Moins
il se mêlera à toutes ces luttes malheureuses, plus il gagnera
en conside'ration, et plus il lui restera de temps pour aimer les
bommes , les ramener à Dieu , et soulager leurs souffrances.
Ce n'est pas tout, qu'il retienne aussi d'une main ferme le
sceptre des lumières, qui semblait vouloir lui e'chapper : qu'il
augmente les ressources de sa science , comme celles de sa
cbarite', qu'il veille à l'amélioration des études cléricales, qu'il
élargisse le cercle de ses connaissances, et réforme les mau-
vaises méthodes d'enseignemens. Par elles, il se recrute de
jeunes gens qui, d'ailleurs pleins de vertus et de sentimens
généreux, ne sont pas toujours à même d'être une autorité
suffisante pour l'intelligence du siècle. Je m'arrête; tous ces
conseils et bien dautres lui ont été souvent donnés avec
amertume et sous forme de reproche, par des hommes qui se
sont faits ses ennemis ; il n'est pas étonnant qu'il se soit senti
de l'éloignement pour ce qui venait d'eux : mais nous le sup-
plions de nous écouter, nous, ses amis, nous qui désirons
ardemment le bonheur de notre pays par le règne du Christ.
Que dis-je? la prière est ici inutile; ne sait-il pas déjà , et
mieux que nous, tout ce qu'il peut et doit faire? Il puisera
ses inspirations dans la conscience de sa position , et traver-
sant les événemens avec dignité , il marchera, plein d'ardeur,
à la conquête de l'avenir.
Quant à la liberté' , nos prêtres doivent la réclamer avec
persévérance , et en user avec courage. Remarquons ici que
des garanties d ordre leur sont nécessaires, et leur sont dues :
sans sécurité point de liberté : ce sont deux faits corrélatifs ;
parce qu'ils doivent être libres , ils doivent être à l'abri de
l'insulte et de la violence. Tout pouvoir qui n'assure pas à
cbacun l'usage de son droit manque à la condition de son
existence; il expose l'Etat aux chances d'une guerre civile,
car l'absence d'une force publique, qui protège, oblige cba-
( 273 )
que intérêt à s'armer et à se prote'ger lui-même. S'il y a lutte
dans les idées, comme en cette e'poque critique, il a mission
de régulariser le combat, et pour ainsi dire de forcer tous les
partis à se tenir dans les limites du droit des gens : c'est là
son devoir. Quiconque veillant aux intérêts matériels de tous,
saura garantir la liberté' et conserver l'ordre, peut compter
sur l'appui , on du moins sur la neutralité' des catholiques.
Mais, dun autre côte', il faut prendre garde d'attaquer leur
indépendance > comme ce pourrait être l'intention de quel-
ques-uns. Le clergé ne peut se laisser faire, car il n'ignore
pas qu'il serait perdu s'il devenait servile. La Religion catholi-
que a cessé d'être la religion de 1 Etat , quelle en profite
pour ne plus être à 1 Etat. 11 y a plus long-temps qu'on ne
pense quelle désirait cet affranchissement, c'est un moyen de
ne plus servir d'instrument au pouvoir. Dès-lors on pourra
venir demander, mais on ne commandera pas nos prêtres
pour bénir les actes du pouvoir; ils ne seront plus obligés de
marcher selon la victoire : leur Te Deuin sera libre et leurs
prières ne seront pas le patrimoine du vainqueur : vainqueurs
et vaincus sont égaux dans nos temples.
De même qu'il n'y aura plus de mandemens politiques, il
n'y aura plus d'enterremens forcés et l'inspection du conseil
dEtat serait désormais une inconséquence tyrannique : voilà
ce dont il faut bien se pénétrer. Les tracasseries et la persécu-
tion ne sont pas de ce siècle. D'ailleurs l'élément religieux est
autrement fort et susceptible que l'élément politique ; tel sur-
monte le second qui échoue sur le premier : c'est un écueil
qui a vu bien des naufrages. Si les principes politiques se
composent et se décomposent au cours des événemens, la foi
ne subit pas leur influence : partout où elle vit , elle est une
et invariable , et les faits ne peuvent rien contre elle. Mais
parmi les hommes qui se sont mis a la tête de la révolution,
il en est de trop habiles pour ne pas nous ménager, ils sa-
vent que la France possède encore de nombreuses populations
catholiques et que 1 issue d'un combat serait peut-être un dé-
membrement. Pour le repos et la prospérité du pays , nous
espérons qu'ils prêteront l'oreille aux conseils impérieux de
leur intérêt personnel.
Cependant la chambre des députes a déjà retenti et peut
retentir encore de paroles fécondes en discordes : il faut être
en garde. On a parlé d'un schisme ; c'était demander la pros-
cription du catholicisme. Cette voix a soulevé de nombreux
murmures, mais quelques hommes à vue courte et à passions
étroites ne pouvant réaliser leur désir d'une manière ouverte
( 274 )
essaieront peut-être d'y arriver sourdement et sous un masque
de gallicanisme. Nous protestons , dès h pre'sent , que les ca-
tholiques résisteront avec le courage invincible de la foi ,
parce qu'ils savent qu'ils cessent d'être catholiques en deve-
nant schismatiques : le clergé n'abandonnera pas la chaire de
Saint Pierre , et si l'on pouvait la frapper, il tomberait en la
tenant «embrasse'e. En fait, le schisme est donc impossible.
Mais d'ailleurs, à quel titre voudrait-on nous l'imposer? Se-
rait-ce au nom du respect pour la liberté' des cultes, dont on
a tant parle'? Aurions nous des législateurs en matière de re-
ligion, et la chambre des députés serait elle un concile? Dé-
clarer qu il n'y a point de religion de lEtat, c'est tout ce
quelle a pu faire. Dès lors elle reconnaît elle même qu'elle n'a
pas mission pour régler les rapports du fidèle au prêtre, ou
des membres du clergé entre eux : elle ne peut rien sur la
constitution de l'Eglise , car la liberté des cultes a proclamé
l'Eglise indépendante de fait comme elle la toujours été de
droit. Toute tentative pour administrer , façonner ou asservir
le catholicisme , est un attentat criminel à la nouvelle Charte
plus encore qu'à l'ancienne : à moins qu'on ne prétende que
notre religion est mise hors la loi, parce qu'en vertu de la
loi elle cesse d'être la religion de lEtat. Que diraient les
protestans, par exemple, au cas où l'on voudrait leur imposer
l'autorité du Saint-Siège, ou bien les empêcher de communi-
quer directement avec leurs ministres? Et nous, voudrait-on
nous enlever la direction de notre conscience et de nos prati-
ques religieuses? Cette prétention ne serait qu'un ridicule
pitoyable si elle ne partait d'un principe d'intolérance qui
pourrait un jour devenir funeste.
Il a été question de ne plus rétribuer nos prêtres, peut-
être l'expérience du passé leur ferait-elle accepter cette me-
sure sans trop de répugnance : en effet ne serait-ce pas les
soustraire aux caprices d'un ministre et à de bien misérables
menaces? Ne serait-ce pas rendre leur indépendance plus écla-
tante et plus assurée. Ils vivraient des droits du culte et rece-
vraient directement des fidèles les rétributions qu'on paie en
impôts et dont le gouvernement ne fait après tout que régler
la perception et la distribution. Mais si l'avis contraire conti-
nue à prévaloir, si la nouvelle révolution paie les dettes de sa
mère, si elle continue à solder des revenus dont un attentat
inouï a la propriété avait dépouillé le clergé, celui-ci recevra
ce qui lui est dû, sans accepter le joug qu'on voudrait peut-
être lui imposer en échange.
Nous le répétons en terminant, la religion est à jamais af-
( 275)
franchie de l'Etat ; ce point est capital : liberté lui est assu-
rée : ce que naguère nous demandions pour tous , il faut
espe'rer que maintenant on n'osera pas nous l'ôter par excep-
tion. Que le gouvernement ne s'arroge donc aucun droit sur
notre constitution religieuse; qu'il ne gène en rien l'action de
la hie'rarchie ecclésiastique; qu'il agisse selon son incompétence
reconnue : puisqu'il ne s'affiche plus catholique, il s ôte tout
prétexte pour asservir le catholicisme. Liberté" re'elle de culte,
de discipline et d enseignement , tel est le cri de la France
chrétienne. N.
( Le Correspondant , n° 44 > t°me II. )
DE LA LIBERTÉ QU'IL NOUS FAUT.
Il nous faut prendre position ; nous sommes ohlige's de nous
orienter dans l'avenir. Voyons donc quels engagemens nous
avons à remplir vis-à-vis 1 Etat , l'Eglise et 1 instruction pu-
blique.
Nous acceptons le gouvernement comme un fait; et il peut
compter sur notre soumission , s'il satisfait aux deux grandes
conditions pour lesquelles nous nous tourmentons depuis
nombre danne'es , si X ordre et la liberté sont concilie's , ba-
lancée et maintenus dans leurs sphères respectives. Nous les
réclamons, non pas comme de vains mots, mais comme des
choses réelles.
Quant à la liberté', nous la voulons positive; nous deman-
dons cette liberté qui respecte les droits d autrui. Nous ne
voulons pas de celle des démagogues, liberté qui écrase les
dissidens sous le poids de majorités violentes, qui proscrit et
égorge ceux qui lui déplaisent. Si nous consultons certains
passages du Courrier Français et la Tribune des déparlcmens
tout entière, non-seulement l'église de France; mais encore
un grand nombre de familles , auraient à gémir dans les fers
de 1 esclavage. Le National seul d'entre les journaux de la ré-
volution s'est approché, par une idée de justice et de raison
générales , de cette liberté réelle , dont nous serons les sou-
tiens les plus ardens.
Nous repoussons cette prétendue liberté légale , dont le
joug nous serait imposé par une certaine partie du barreau,
liberté dont la Gazette des tribunaux est l'organe , que le
Constitutionnel proclame , et qui cousiste à opprimer les cou-
( 376 )
sciences catholiques, en plaçant 1 Eglise sous la dépendance de
l'Etat, suivant des maximes de servilité', auxquelles on a donné
le nom de gallicanes. Non-seulement nous protestons contre
la liberté dont voudraient nous gratifier MM. Darmaing,
Isambert , etc. Mais nous n'en voulons pas sous la forme
même sous laquelle il plairait à M. Dupin, l'avocat, de nous
la faire" goûter. Le Globe seul parmi les journaux qui nous fu-
rent opposés a exprimé quelque ebose qui ressemblait à nos
opinions, sous le point de vue de la liberté religieuse. Le Na-
tional en politique , le Globe en religion ont été, comparati-
vement parlant, plus larges, plus généreux, de meilleure foi
que les autres feuilles qui se vantent d'agir et de penser révo-
lutionnairement. Nous ferons plus d'un appel à leur bonne foi,
dans les luttes à venir, et nous les rendrons, en quelque sorte,
responsables de la since'rité de leurs paroles , pour qu'ils sou-
tiennent jusqu'au bout la cause dans laquelle ils se sont
engagés.
La liberté, suivant nous, c'est l'indépendance absolue de
la vie religieuse et l'indépendance relative de la vie civile,
qui n'est soumise qu'aux lois, comme l'autre n'est soumise
qu'à la conscience, et pour les catboliques croyans , aux ca-
nons de 1 Eglise. Nous voulons la liberté du quaker , mais
nous voulons aussi celle du jésuite ; nous voulons celle du
juif, du capucin, du pliilosopbe, de quiconque n'offense pas
les lois de la morale. Cest assez dire que nous repoussons ces
articles organiques dont la tyrannie a grevé le concordat, et
dont MM. Salverte, Mavcbal nous menacent. La nomination
aux évêchés ne peut plus appartenir au prince , dans la posi-
tion d'indépendance absolue où l'Eglise est placée vis-à-vis l'E-
tat. Nous réclamons à cet égard ce qui a eu lieu récemment
en Angleterre, lors de l'émancipation des catboliques. Le con-
cordat tombe ipso facto, et la société religieuse se constitue
avec cette liberté vraiment ebrétienne qui existait dans
lEglise avant Constantin et que Grégoire VII s'était forcé de
lui reconquérir au moyen âge.
Liberté positive, ordre libéral, voilà notre devise. Pas de
démagogie , pas d'entraves au nom d une légalité oppressive ,
mais justice, mais équité universelles. Il n'y a plus de reli-
gion de 1 Etat , il n'existe plus de gallicanisme, ni d'appels
comme d'abus, ni de religion interprétée par les tribunaux.
Des prêtres coupables dans Tordre civil, appartiennent au ju-
gement de l'ordre civil; des prêtres coupables dans l'ordre
religieux, appartiennent au jugement de l'ordre religieux.
Nos garanties de la véritable liberté religieuse n'existent
( 277 )
encore nulle part : nous les réclamerons afin que la liberté
des cultes soit une re'alité, que ce ne soit pas une hypocrisie.
La religion n'est plus privilégiée; elle ne doit pas letre;
elle se protège suffisamment elle-même. Elle a la liberté' de sa
constitution religieuse, la liberté de ses institutions enseignan-
tes et ascétiques; une loi qui voudrait entraver dans lindé-
pendance de ses développemens , serait nulle en elle-même.
Que lEtat ne reconnaisse aucune de ses corporations, quelles
n'aient, comme telles, aucun effet civil, mais que leur exis-
tence soit garantie par la même protection, qui garantit celle
des maisons de banque et de toutes espèces d'associations in-
dustrielles.
En ce qui concerne renseignement, ce que nous réclamons
est simple. Nous demandons que l'Eglise institue ses écoles,
comme l'Etat institue les siennes, comme les communes et
les départemens peuvent instituer les leurs si bon leur semble.
Si nous étions membres d'un corps politique , nous nous
élèverions avec force contre la proscription que l'on veut
faire subir à la totalité' ou à une certaine portion de la cham-
bre des pairs. Mais enfin cette institution n'est pas ce qui
préoccupe le plus vivement nos pensées; que le banc des évê-
ques soit retiré ou conservé, peu nous importe : là n'est pas
la force de la religion. Certains mandemens avaient fait une
invasion dans la politique ; nous les avons blâmés sous ce rap-
port; mais enfin quelles que soient les erreurs de quelques-
uns de nos prélats , la violence seule pourrait les éloigner de
leur sie'ge , et nous protestons contre toute espèce de violen-
ces comme contre autant d'infamies.
( Le Correspondant , n° 44 ■> tome II. )
SUR LE CARACTERE DE LA R&VCLUTION ACTUELLE
( EN FRANCE ).
Les opinions et les actions des hommes ont des conséquences
inévitables; il n'y a pas de hasard dans les éyéneniens. Ceux
qui ont cru que Louis X\ I arrêterait la révolution par un
vaste déploiement de forces militaires, comme ceux qui croient
que Charles X aurait perpétue' la forme de son gouvernement,
si les ordonnances du 2b juillet n'avaient pas paru sont dans
une égale erreur. La moralité à tirer de nos actions est dans
cette fatalité attachée aux œuvres humaines; telle est 1 instruc-
II. 36
( 278 )
tion que nous lègue la Providence. Il existe une filiation entre
les opinions comme entre les actions; mais ce n'est pas seule-
ment dans cette conse'quence des choses que se manifeste la
Providence ; elle se re'vèle encore dans les grands ge'nies , qui
semblent momentanément en suspendre la marche. Les uns,
comme Cliarlemagne , savent fixer l'avenir, et le purifier des
désordres que le développement naturel des événemens y aurait
déposés. Les autres, égoïstes isolés, sans compréhension des
choses futures, voient, comme Napoléon , périr leurs œuvres,
malgré la grandeur de leur caractère. Malheureusement pour
les Bourbons, la Providence n'a envoyé à leur appui aucune
haute intelligence : ils sont tombés par l'incapacité de leurs
ministres, en même temps qu'ils ont cédé au mouvement de
l'époque.
Quêtait la révolution française? Un triomphe mal accompli
des classes moyennes de la société sur les hautes classes , y
compris le clergé. Les classes moyennes n'étaient pas suffisam-
ment formées au commencement de la révolution , c'est pour-
quoi elles ont été promptement débordées. Le commerce, l'in-
dustrie , n'y étaient pas encore en première ligne : le barreau
occupait tout. Les petites professions de médecin , notaire ,
huissier, les hommes de lettres, tout cela tenait plus ou moins
la place de la banque et de l'industrie; la puissance d'argent
n'était pas suffisamment organisée. Nul crédit public, nulle
économie politique; en revanche, des républicains, des Catons,
des Scipions , des Brutus , des Démosthène , des Trasybule, ou
qui se croyaient tels. De là ce réchauffement d'idées antiques,
de démocratie souveraine, bizarement travesti à la moderne,
suivant des lectures mal dirigées. Tout cela dégénéra promp-
tement en gouvernement des classes inférieures, en révolution,
de carrefours et de places publiques. La classe moyenne , noyée
sous la république, fut outrepassée sous l'empire, qui n'était
qu'une continuation un peu fastueuse de la république : c'était
César, le dieu des cohortes, succédant aux Gracques , les tri-
buns du peuple.
Les finances avaient prospéré sous l'ancien régime; depuis
Colhert, la puissance d'argent, si considérable déjà dans les vil-
les républicaines du moyen âge, avait pris un très grand dé-
veloppement. Sous l'empire, les fabriques eurent leur tour; la
France s'agrandit dans l'industrie, comme elle s'était agrandie
dans son commerce au temps de Louis XIV; les classes moyen-
nes se relevèrent insensiblement de la déchéance que leur avaient
fait subir les classes inférieures et l'armée impériale. A la res-
tauration , elles se trouvèrent plus avancées que sous l'ancien
( ^79 )
régime , au cle'but de cette révolution qui n'avait pas su s'arrê-
ter à point nommé. Le retour des Bourbons ramena , par la
paix et la sécurité qui en résultaient, ce libre développement
du commerce et de l'industrie , et par suite cette importance
politique du ci devant tiers état dont il n'aurait pu jouir sous
aucune constitution populaire ou impériale. Le crédit public
devint le levier Je l'Etat, ce qu'il n'avait été à aucune époque
précédente. Mais en même temps parurent toutes les causes
d'excitation au désordre cpii avaient précédemment amené la
grande catastrophe révolutionnaire.
Les hautes classes avaient succombé sous la révolution, parce
qu'elles n'avaient plus qu'un pouvoir fictif et qu'elles ne ren-
daient plus de services publics; elles n'étaient plus membres
actifs de la nation et végétaient passivement dans les faveurs de
la cour, où elles retenaient quelques lambeaux de privilèges. Cette
oisiveté engendra la corruption , et par suite l'incapacité pour
les affaires. A la restauration , elles étaient plus faibles encore
que sous 1 ancien régime ; elles ne donnaient ni lustre ni appui
à la couronne , mais elles cherchaient à se réorganiser sous la
protection du trône. Rencontrant une barrière insurmontable
dans la force des choses, elles vécurent de faveur, et se per-
dirent par la faveur.
A la chambre de i8i5, on les eut dit imbues de quelque
esprit de tory s me parlementaire ; elles semblaient vouloir in-
stituer un gouvernement de chambres aristocratiquement com-
posées. Ce n'était qu une velléité d indépendance ; elle fut pronip-
tement amortie et remplacée par des vanités de cour ou par
le désir des places. L'issue de cette lutte était facile à prévoir :
les classes intermédiaires étaient toutes puissantes par l'or et
par le peuple , tandis que les hautes classes se palissadaient
derrière les places du gouvernement et , en désespoir de cause,
derrière la censure ; cette position n'était pas tenahle. Personne
n'en doutait en Europe, ni sur les trônes des Souverains, ni
dans les hautes positions sociales. En France, les esprits étaient
trop entraînés dans le mouvement des passions pour ne pas
être aveugles. Cependant le nombre de ceux qui obtenaient
une vue claire et nette de notre avenir allait toujours en aug-
mentant.
Les premières tentatives de révolte avaient dû échouer; c e-
tait du bonapartisme qui avait des racines dans le peuple, mais
non pas dans la classe intermédiaire. Puis vinrent, en 1820,
les insurrections d'étudians, où régnait encore beaucoup plus
l'esprit républicain du barreau , que l'esprit positif du com-
merce et de l'industrie. Le royalisme avait encore quelque force,
( 280 )
parce qu'il garantissait encore quelque repos. Mais quand il se
fut définitivement constitué dans les places et les fonctions pu-
bliques , son isolement éclata au grand jour; l'esprit public était
entièrement envabi par le constitutionalisme de la classe
moyenne. Le barreau n'avait plus qu'une influence secondaire :
l'industrie occupa le premier rang. Une presse périodique, a
laquelle était intéressée, pour la majeure partie, la classe in-
dustrielle , propriétaire des actions des journaux , servit de le-
vier à cette classe pour remuer les esprits, tandis qu'elle re-
muait les bras à sa volonté, en fermant ou en ouvrant ses
ateliers; car elle était aux aguets des mesures qu'allait prendre
le gouvernement , soit pour se subordonner à son influence ,
soit pour l'écraser à main armée. Depuis long-temps les choses
avaient été poussées, à cet égard, a l'extrême. Tout flottait
entre les coups-d'état et les redis de budget, entre le déploie-
ment de larmée rovale et le déploiement d'une population
d'ouvriers , qui tirait en majeure partie sa subsistance de la
classe industrielle.
Le peuple, a-t-on dit depuis long-temps, a donné sa démis-
sion. Oui et non; il n'y a plus assez d ignorance pour organi-
ser un brutal jacobinisme; il n'y a plus assez d indépendance
pour créer un peuple de Spartiates , soldats démocrates , vivant
de pain et d'eau , se battant sur la frontière et délibérant sur
la place publique. Ni les Grecs ni les Romains ne sont plus de
mise. Mais il existe dans le peuple des souvenirs de la des-
truction de la Bastille; il en existe en plus grand nombre en-
core de la gloire des aigles impériales : ces senti mens confon-
dus le rendirent généralement hostile à la dynastie dans la
capitale ; il voyait dans les Bourbons des vainqueurs et se con-
sidérait comme vaincu; de là le désir qui l'animait dune san-
glante revanche; de là cet élan qu'il a manifesté contre la cause
royale, élan qui ne peut pas uniquement s expliquer par les
griefs de la classe industrielle.
Durant ces derniers jours , aussi long-temps que le peuple
est resté armé, la classe moyenne a tremblé. Elle redoutait le
barreau , avec ses souvenirs de républicanisme légal , puisé
dans les codes romains, nonobstant leur empreinte de tyrannie
impériale. Elle redoutait le petit nombre de journalistes répu-
blicains , qui ne se trouvait pas sous la dépendance des ricbes
industriels. Tel est le secret de la grande bâte qu'elle a mise à
se constituer, à nommer un lieutenant- général du royaume,
puis un Roi nouveau , à amender enfin la Charte sans en re-
faire une nouvelle. Il fallait mettre le peuple en dehors du
nouvel ordre de choses, pour que l'industrie ne pérît pas une
( 28l )
seconde fois sous les flots ameutes du jacobinisme. Tel est le
caractère de cette seconde résolution , plus positive et moins
théoricpie que la première, re'volution de Chaussée -d'Antin ,
qui a de'trôné le faubourg Saint-Germain, re'volution bour-
geoise, mais non pas populaire.
Cet ordre de choses peut avoir sa dure'e; mais il subira aussi
sa fatalité. Le peuple proprement dit ne sait que faire de la
souveraineté' que lui offrent quelques avocats et quelques jour-
nalistes, provisoirement vaincus. Un certain nombre d hommes
dont l'incapacité' a perdu les Bourbons peut désirer l'anarchie,
dans l'espoir d'une guerre civile et d une guerre étrangère, qui
ramèneraient, à ce qu'ils imaginent, un re'gime déchu. Les
organes du commerce et de 1 industrie ont glisse' cette convic-
tion dans le peuple, ce qui leur a servi à e'touffer des mani-
festations trop exaltées du re'publicanisme. ÏMais tout cela n'est
que momentané'. Le nouveau re'gime sera lentement travaillé
par cet esprit de souveraineté populaire, de même que le ré-
gime qui vient de s'éclipser a été ébranle', durant tout le temps
de son existence, par l'opinion de la classe moyenne.
Le plus grand danger dont puisse être menacée la classe qui
aujourdbui triomphe, lui viendra de l'esprit militaire, et de
son alliance possible avec l'esprit républicain, La classe moyenne
n'aime pas les guerres étrangères, elle doit redouter l'élan qui
porte les républicains à envahir la Belgique et les bords du
Rhin au nom de la gloire nationale. Plus il y aura de guerres,
plus il y aura de chances de despotisme républicain ou de des-
potisme militaire , moins il y aura libre développement de la
puissance industrielle. On attaquera le nouveau gouvernement
comme on a attaqué l'ancien, à cause de son manque de force
dans les relations européennes. Heureusement la conquête de
l'Afrique s'est présentée; les Bourbons avaient voulu l'exploi-
ter, le nouveau régime 1 exploitera avec plus de force encore.
L'Europe et même 1 Angleterre ne diront rien à cette conquête;
toutes les puissances sont intéressées à ouvrir un vaste débou-
ché à l'activité française, pour quelle ne recommence pas de
nouveaux et dangereux ravages.
La politique des vainqueurs doit être, s'ils sont sages, de ne
pas abuser de leur triomphe, de ne pas écraser le reste des
hautes classes, d'assurer 1 indépendance de la religion, afin de
ne pas augmenter, par la persécution, les forces de la classe
populaire Elle doit fonder cette aristocratie naturelle dont elle
a tant parlé , aristocratie bourgeoise, dans laquelle elle attirera
autanl de vieux noms que possible. Il lui faut une double clien-
telle, celle du peuple de la capitale et celle qui peut encore
( 282 )
être à la disposition de l'aristocratie des campagnes. Enfin le
gouvernement doit se cre'er une raison dEtat, posséder au-de-
dans et au-dehors une politique capable de faire face aux évé-
nemens. Les vainqueurs auront ils la capacité' ne'cessaire pour
s'assurer les fruits de leur triomphe? C'est là une question que
l'avenir seul pourra résoudre.
Ce n'est donc pas la souveraineté' du peuple ni le droit divin
qui sont aujourd'hui en cause, il ne s'agit pas de the'ories ou
d'abstractions , pas de ces discussions constituantes, si témérai-
rement souleve'es, il y a peu de mois, par les journaux roya-
listes, si violemment releve'es par les feuilles révolutionnaires;
il s'agit de choses positives , du gouvernement de la classe
moyenne. La noblesse et le cierge' sont politiquement hors de
cause; leur influence gouvernementale est annulée; lune avait
irrite' les amours-propres, l'autre avait plusieurs fois méconnu
ses propres intérêts; lune ne pourra se relever qu'en entrant
dans les cadres de l'aristocratie nouvelle, l'autre ne pourra ac-
quérir de la considération qu'en se renfermant dans 1 Eglise et
en y maintenant son indépendance, avec un esprit de charité
universelle. Les anciennes feuilles ministérielles et les hommes
de l'ancien ministérialisme qui ne s'orienteront pas dans cette
nouvelle donnée des affaires , et qui continueront le train dune
polémique fastidieuse, sans largeur de vues, sont destinées à
périr promptement et à entraîner dans leur nullité le parti qui
commettrait la faute de s'y rattacher. Que notre devise soit à
jamais : indépendance dans Tordre religieux, et soumission
libre et raisonnée dans l'ordre politique. 0. 0.
( Le Correspondant , n° ^5 , tome II. )
DU MINISTERE ( FRANÇAIS ).
Le Roi des Français , si l'on en juge par ses antécédens poli-
tiques et militaires, si l'on observe surtout le caractère de sa popula-
rité , semble appartenir à cette classe d'hommes , parmi lescjuels
M. de Lafayette tient le premier rang. Ce qui domine dans l'idée
de souveraineté telle qu'il paraît se l'être faite , c'est l'économie :
pas de cour, pas de vénerie, un Roi à bon marché, comme disaient
les Lafavettistes. Disposition qui convient parfaitement à la classe
moyenne, riche par l'industrie, mais peu disposée à se ruiner dans
la pompe des fêtes. Quant à la politique, Louis-Philippe Ier paraît
imbu des idées américaines. M. de Lafayette, en l'embrassant, a
( 283 )
dit de lui qu'il était la meilleure des républiques ; c'est donc pres-
qu'un Roi républicain , un président des États-Unis.
Mais dans un pays comme la France , l'opinion personnelle du
Monarque ne saurait plus être en première ligne, tant que la classe
moyenne aura la prépondérante dans notre forme de monarchie
représentative. De même que Guillaume IV , Roi actuel de la Grande-
Bretagne , ne compte que faiblement pour sa manière de voir dé-
mocratique dans un empire où l'aristocratie domine, de même Philippe
d'Orléans, avec ses penchans exclusivement populaires, est obligé
d'écouter les intérêts de la classe d'hommes à laquelle appartient
aujourd'hui l'empire. Pendant un moment l'extrême gauche avait
espéré se l'approprier pour des plans de régénération sociale. Par
le canal de M. de Lafayette , les Labbey de Pompières , les Sal-
verte , les Marchai , les Duris-Dufresne voulaient pénétrer jusqu'à
lui; on voulait l'arracher au contact des centres, décriés comme
preneurs de places; on voulait l'enlever à la banque, à l'industrie,
au parti doctrinaire. L'extrême gauche a échoué : tous les intérêts
industriels se sont ligués avec les capacités administratives; le Roi
des Français a été isolé des hommes vers lesquels l'entraînait son
penchant naturel. M. de Lafayette a cédé, dans sa modestie, à
des lumières qu'il reconnaissait supérieures aux sieuues ; il a con-
tracté des engagemens de salon , qui ont enchaîné sa vieille force
républicaine. M. Dupont de l'Eure lui-même a écouté, au nom du
bien public , des considérations qui n'étaient pas en harmonie avec
sa manière de voir : la classe moyenne a triomphé de la classe
républicaine , par suite de l'amollissement de M. de Lafayette et
des principes d'ordre auxquels M. Dupont s'est soumis, malgré son
penchant par un gouvernement exclusivement populaire , né et dé-
veloppé sur la place publique.
A considérer le personnel des ministres, on ne saurait refuser
à la plus grande partie de leurs membres une capacité très-distin-
guée : cela sufût-il pour leur assurer la faveur du Souverain? c'est
une autre question. La plupart des princes mettent rarement leurs
affections privées en harmonie avec leur politique. Louis-Philippe 1er
se laissera-t-il entraîner par le penchant de son cœur, qui semble
le porter vers les doctrines de lYI. de Lafayette ? demeurera-t-il
accessible à l'extrême gauche très-peu industrielle, mais très démo-
cratique , très-populaire ? S'il n'en est pas ainsi, sa politique le
mainlundra-t-elle dans la ligne de son ministère, où domine le
whiggisme français et non pas le radicalisme de nos patriotes ?
Sera-t-il enfin l'adversaire secret ou deviendra-t-il l'appui public
de son ministère ? C'est ce que nous verrons bientôt.
Il a devant lui un grand exemple. Pendant long-temps Charles X
souffrait M. de Villèle , sans lui ouvrir son cœur; plus tard il agis-
( *U )
sait lui-même contre son propre ministère , quand il le renversa
dans la personne de M. de Martignac. Alors la suprême direction
du conseil fut confiée à un autre ministre , qui avait les affections
du Roi , mais qui n'était pas selon ce que devait être sa politique.
Si M. de Mortemart avait été nommé eu temps opportun, (maries X
serait encore sur le trône. Charles X a été précipité pour n'avoir pas été
un Roî politique; Louis-Philippe Ier fera-t-il pour l'extrême gauche
ce que son infortuné parent a fait pour quelques membres de l'ex-
trême droite? Ou consultera-t-il la sagesse des Louis XVIII , des
Georges IV?saura-til se ployer sous l'autorité d'une raison d'état?
Telles sont les premières et graves difficultés que le ministère
présent aura à surmonter ; il essaiera d'abord de faire la conquête
du Monarque quant à sa politique , de lui imprimer le sceau des
opinions de son cabinet. 11 est évident qu'il faut au parti un Roi
d'une prodigieuse fermeté; rien ne s'use vite comme la popularité;
M. de Lafayette Pavait éprouvé dans les coramencemens de la ré-
volution. Un Roi esclave de la popularité devient bien vite le jouet
du peuple ; si Louis Philippe croit s'affermir en cédant toujours ,
c'en est fait de son ministère; c'en sera bientôt fait de tous les
ministères qu'il lui plaira de choisir. Il n'aura plus de politique ,
il n'aura que des sentimeus. Bientôt il n'aura plus même de sen-
timens à faire prévaloir , il deviendra le jouet du premier caprice
populaire.
Sûr du Souverain, le ministère sera encore obligé de s'assurer
de tous ses membres. M. Dupont de l'Eure semble avoir toutes
les qualités requises, pour devenir dans un temps donné, un centre
d'opposition au sein du ministère même. C'est un homme ferme ,
aux principes inflexibles , mais ce n'est pas un homme fin. Ses
collègues plus habiles le circonviendront d'abord , ils feront sonner
le mot de bien public, à ses oreilles. Mais la nature en lui l'em-
portera probablement tôt ou tard ; il n'est pas aussi facile à sub-
juguer que M. de Lafayette; sa tête est pleine d'idées républicaines,
empruntées au barreau fiançais; c'est un absolutiste à sa manière.
Il voudra pousser, dans la magistrature, les hommes les plus éner-
giques. L'opinion des Dupiu , des Madier de Montjau n'est point
son goût : il voudra épurer la magistrature dans le sens de son
système. Les anciens ministériels que les feuilles de la révolution
appellent des congréganistes sont, pour la plupart, des hommes
très faciles à intimider, ce ne sont pas (à peu d'exceptions près)
les héros d'une opinion extrême : un certain nombre donnera sa
démission , d'autres ploieront , M. Dupont se rendra maître de la
magistrature. Nous aurons, peut être , un barreau violemment réac-
tionnaire contre tout ce que l'on voudra désigner sous les titres
de jésuite et de congréganiste : désignation qui d'un petit nombre
( a85 )
d'individus ira s'étendre sur un plus grand nombre : les tribu-
naux se rallieront à la cause de'rnocratique , et avec l'impulsion que
leur donnera sans doute M. Dupont , ils pourraient très-bien dé-
border le ministère.
Que celui-ci ne se trompe donc pas : il renferme tout ce que
les rangs du haut libéralisme , dans le sens prononcé de l'opinion
doctrinaire, possède de plus éclairé; par cela même il est néces-
sairement impopulaire. Il ne parle pas aux passions du moment :
aux yeux de la masse des journalistes, du barreau, des militaires
et bientôt aux yeux de la classe inférieure , qui ne le comprend
ni ne le connaît, nulle flamme sacrée n'embrase son âme ; la logique
seule s'est placée au fond de son cœur , et la logique est chose bien
glaciale pour répondre aux vives exigeances du moment. Deux hom-
mes fort distingués , M. le duc de Broglie et M. Guizot ont des
vues d'aristocratie constitutionnelle qui ne cadrent en aucune façon
avec les opinions du jour. Il n'y a plus entre eux et le peuple
d'hommes de cour qui puissent arrêter les coups qui leur seront
portés. Persévère! ont-ils dans leurs doctrines? Leur tache sera bien
pénible ; car ils brillent plutôt par le raisonnement et ils se dis-
tinguent plutôt par la finesse de leurs aperçus , qu'ils ne se font
remarquer par une éloquence impérative , capable de réduire les
passions au silence, et de plaire par là à ces mêmes passions qu'ils
subjuguent.
Mais si ces Messieurs cèdent , ( et cela n'est pas probable , car
il y va de leur honneur ) les sifflets contemporains en feront jus-
tice , et on les remplacera aussitôt par des hommes dont l'opinion
n'aura pas varié. M. Guizot doit peut-être à sa qualité de protes-
tant de n'avoir pas été accueilli par le parti révolutionnaire avec
trop de murmures : mais M. Guizot s'est engagé dans une route
de tolérance religieuse , étrangère au barreau ainsi qu'aux passions
populaires. On nous fait espérer que les vues de M. de Broglie
sont très-favorables à l'indépendance absolue de l'Eglise , comme
fondée sur le principe de la liberté des cultes : si dans le moment
présent il sait résister à ceux qui voudront l'engager dans une po-
litique persécutrice et tracassière , il fera preuve de caractère : ce
serait pour tous un avantage. Car alors notre clergé apprendrait
bien plus vite que liberté vaut mieux que protection ; il s'aper-
cevrait que les faveurs de cour font trop souvent oublier les in-
fluences populaires, où réside essentiellemeut la force de la religion.
En tout cas, MM. Guizot et de Broglie auront, de tous les mi-
nistres , la plus rude tâche à soutenir , s'ils demeurent fidèles à
leurs principes.
On a comparé les doctrinaires aux girondins : ils peuvent en
avoir la méthode compassée , la froideur systématique , ils n'en
II. 3 7
( 286 )
ont pas les théories républicaines. Ce qu'ils voudraient , c'est faire
sortir du fond de la démocratie une aristocratie naturelle , com-
posée de grandes ou d'honorables existences : il faudrait effecti-
vement aristocratiser la démocratie pour consolider le triomphe
de la classe moyenne , mais ce qu'ils rêvent est chose prodigieu-
sement difficile , à fonder sur le sable de nos opinions mouvantes.
Ces Messieurs étaient les adversaires d'une aristocratie de cour ,
les soutiens d'une monarchie parlementaire , mais ils n'étaient pas
animés d'une haine aveugle contre l'ancienne noblesse , dont ils
consentiraient à conserver l'existence sous formes constitutionnelles.
Quant à M. Mole, on le dit homme d'administration dur, mais
entendu : on ne peut connaître encore bien sa portée politique.
Chez lui , l'ancien élève de M. de Bonald a entièrement disparu ;
c'est, dit-on, aux doctrinaires qu'il emprunte aujourd'hui ses théo-
ries politiques : quoique son nom ait souvent figuré dans les affai-
res, ce n'en sera pas moins un homme tout nouveau.
Le général Sébastiani est , aiusi que M. Casimir Perrier , de ce
petit nombre d'hommes qui faisaient défection dans la gauche pour
se rapprocher du centre gauche : ils aspiraient à l'honneur d'être
les ministres de l'opinion libérale mitigée, et ont eu l'ambition
^'administrer sous Charles X : cela seul déjà les rend impopulaires;
on ne pardonne jamais à ses amis ; quel homme de la droite a
sincèrement pardonné à MM. de Chateaubriand ou Hyde de Neu-
ville ? Ni M. Casimir Perrier ni M. Sébastiani n'ont l'esprit doc-
trinaire : ce sont des tribuns, en prenant ce mot dans sa meilleure
acception. M. Casimir Perrier , habile et souvent éloquent anta-
goniste de M. de Villèle, est demeuré muet depuis la retraite de
ce ministre; le général Sébastiani, dont l'esprit a peut-être moins
de solidité , et que sa facilité égare , est apte à se faire entendre
sur tout , sans avancer beaucoup les questions qu'il traite. On le
dit très-impératif, ayant plutôt le génie soldatesque que la langue
souple et dorée d'un flatteur de la multitude. C'est une contrépreuve
du général Foy , moins l'âme chaleureuse de celui que la gauche
appelle avec orgueil un grand citoyen. La position de ces deux
messieurs est difficile sous un autre point de vue que celle des deux
chefs du parti doctrinaire. Celle de M. Mole sera battue en brèche
par les souvenirs du ministère Richelieu ; mais on pourrait croire
tous ces hommes eu état de supporter le fardeau que leur impose
leur position nouvelle , si l'on ne considérait que les lumières de
leur esprit. Au reste , nous ne les» croyons ni suffisamment larges
dans leurs vues, ni suffisamment libres de tout engagement de salon
et de cotterie.
Le général Gérard est une spécialité illustrée dans les armes ,
qui, à ce que l'on assure, ne marquera pas dans la politique. Il
( 287 )
sera respecté par les républicains , ainsi que par les de'mocrates
orléanistes ; mais s'il veut administrer avec quelque justice et quel-
que modération , peut-être lui reprochera-t-on de ne pas agir assez
révolutionnairemeat , de se laisser circonvenir. Il est fort possible
que M. Gérard n'aime pas les soldats raisonneurs : les hommes qui
se battent doivent mieux lui plaire que les représentans du peuple,
qui veulent diriger les opérations des armées. Enfin le baron Louis
est une autre spécialité , très-entendue dans sa partie : mais il passe
pour s'inquiéter peu d'influer sur la politique générale. Il ne saurait
jamais avoir de prétentions à une grande popularité ; mais on ne
l'attaquera jamais très-violemment, car il ne sera pas l'homme dé-
terminant dans les grandes délibérations.
Parmi les annexes du ministère , j'ai déjà cité M. Casimir Per-
rier. La popularité de M. Lafitte n'est peut-être pas aussi chan-
celante que celle de M. Perrier , mais elle l'est d'une autre manière.
Si les riches ont des sycophantes , ils ont aussi des envieux. M. La»-
fitte a défendu le trois pour cent; plus l'opposition grandira, plus
on le lui reprochera. Il a des idées de stabilité, elles ne sont pas
de mise pour les démocrates qui détestent l'oligarchie de l'or après
avoir détesté l'aristocratie de la naissance. Que M. Lafitte se res-
souvienne des voix impétueuses qui s'élevèrent dans sa propre de-
meure lors des élections de 1828. M. Sébastiani et lui reçurent
alors une rude leçon sur le véritable sens de l'opinion démocratique.
Enfin les leçons n'ont pas été épargnées à M. Dupin , l'avocat; il
déteste les jésuites , mais il se vante d'aller à la messe , il a at-
taqué les anciens ministres, mais il a soutenu l'inamovibilité de la
magistrature; enfin au barreau, dans les lettres, parmi les journa-
listes, les envieux lui naissent en foule. C'est un grand talent,
mais il s'y mêle peut-être trop de petites préoccupations person-
nelles pour qu'il puisse se maintenir au milieu de l'ouragan , où
tout le monde aura beaucoup de peine à garder l'équilique. D'ailleurs
les associations populaires sont là ; les jeunes gens crient ; ils veu-
lent le gouvernement et M. Marchais ne laisse pas chômer la so-
ciété Aide loi, Le Ciel £ aidera.
( Le Correspondant , n° 47 > tome IL )
( 288 )
DE L'HISTOIRE AU XIXe SIECLE.
QUATRIÈME ARTICLE (1).
Histoire romaine de M. B. G. Nieburh.
Toute l'histoire est à refaire. Telle est au moins la préten-
tion , je n'ose dire la mission de notre âge. Et ne croyez pas que
les narrateurs anciens aient trouve' grâce devant cette critique
audacieuse. He'rodote et Velly, Tile-Live et David Hume ont
été' pese's dans la même balance, et ils ont e'te' trouve's le'gers.
C'est à la lettre que nous croyons aujourd'hui que ces hom-
mes bien ine'galement ce'lèbres savaient moins que nous l'his-
toire de leur pays. Nulle admiration consacre'e par le temps,
nulle superstition litte'raire n'a effraye' les censeurs qui ont
porte' cet arrêt.
Mais aussi, hâtons-nous de le dire, en Allemagne sur-tout,
d'immenses e'tudes ont e'te' entreprises pour justifier de pareils
de'dains. On a fouille' à des profondeurs véritablement incon-
nues. Les religions, les mœurs, les idiomes, et jusqu'à la
physiognomonie des peuples, ont e'te' comparés avec une ri-
gueur d'analyse et une pre'cision de de'tails jusqu'à nous sans
exemple. On n'a point seulement aspiré à démolir : on a voulu
reconstruire tout lédifice du passé; on a restitué des peuples
effacés de la terre depuis des milliers d'années, comme on
restitue un monument d après les débris épars qui témoignent
de son antique existence.
Cette gloire est grande, et parmi les hommes de notre
temps nul n'y a plus de droits que M. Nieburh. Son Histoire
romaine est une de ces œuvres de prodige dont madame de
Staël a dit qu'elles sont comme une prophétie du passé.
Comment l'apparition d'un tel livre ne nous aurait-elle pas
enlevé à nous-mêmes, et changé la direction de nos études?
Oui, sans doute, en commençant cette revue des travaux
contemporains sur l'histoire, nous comptions nous enfermer
en France avec MM. Thierry, Sismondi, Guizot. L'unité cer-
(1) Voyez tome Ier, p. 346 — 352, et tome II, p. 46.
( 289 )
tes y eût gagne' , et l'inte'rêt n'y eût point perdu. Mais nous
n'aurions point évité le tort si grave , quand il s'agit d'une
histoire doctrinale , de juger des ouvrages incomplets , et de
porter une sentence définitive sur ce qui n'existait point en-
core. En effet, M. de Sisinondi n'en est qu'à Charles VI, M.
Guizot qu'à Philippe-le-Bel. M. Thierry annonce des change-
mens pour la troisième e'dition de sa Conquête d' Angleterre , la
seule qu'il reconnaîtra de'sormais. Force nous est donc d'atten-
dre qu'ils aient mis fin l'un ou l'autre à leur œuvre, heureux
de trouver sur nos pas une production monumentale qui puisse
occuper longtemps notre pensée et nos regards. Que, si l'His-
toire romaine de M. Niehurh est elle-même inachevée du moins
ne trahit-elle aucune prétention au dogmatisme : la nation qu'il
peint n'est point là posant devant lui pour la plus grande
gloire d'une théorie ou le triomphe d'une idée; il nous mon-
tre le colosse romain, tel qu'il sest offert à lui, pièce à pièce,
et, pour juger son travail, il n est pas besoin de l'embrasser
d'une seule vue; avant d avoir sous les yeux le couronnement
de l'édifice, -on peut en mesurer tout le génie.
Je ne sais s il est resté dans la mémoire des hommes un plus
grand nom que Rome et une plus grande énigme que les com-
mencemens de son histoire. Je ne parle pas seulement de ses
Rois, mais du premier âge de la république, et à beaucoup
d'égards des temps qui ont suivi. Nous indignerons sûrement
plus d'un lecteur, si nous disons qu'on ne sait pas même le
nom de la ville éternelle. Roma toutefois n est point un nom
latin; ce n'est pas M. Niehurh qui nous l'apprend, c'est Ma-
crobe (i). Que sera-ce, si nous avons ignoré jusqu'ici le sens
des mots les plus usuels de la constitution romaine , si les
noms de patrons et de cliens, de sentes , de curies, de centu-
ries, de patres et de patriciens , de populus et de plebs ,
étaient dans notre bouche une série de contresens, une mé-
prise et une confusion perpétuelles? Depuis Machiavel jus-
qu'aux Girondins et par-delà, nul gouvernement n'a plus
exercé pourtant la raison des publicistes. Mais nul n'a été
moins compris dans son essence, moins appronfondi dans ces
origines. Le livre même de la Grandeur et de la Décadence
des Romains , ce livre dont, pour ma part, j étais si fier, c'est
le roman d'un homme de génie , mais enfin ce n'est souvent
qu'un roman; le mot n'est pas trop dur. Ce temple bâti par
(i) Romani ipsius urbis nomcn latinum ignotunt esse voluerunt. ( Sa-
turnal. m , 9. )
( 290 )
Montesquieu à la gloire du plus gran£ peuple du monde , M.
Nieburh n'y laisse pas pierre sur pierre (1).
Pourquoi s'en étonner?
Machiavel et Montesquieu avaient lu Tite-Live. Qui le nie?
Mais ils ne l'avaient pas lu en critiques. Ils ne l'avaient pas
confronte' ligne par ligne avec Denys d Ilalicarnasse et Polybe.
Ils n'avaient point épelé les pages à demi effacées , qui nous
restent de Vairon, et celles qui, à travers le double extrait
de Festus et de Paul Diacre, conservent de trop rares trag-
mens du meilleur grammairien du siècle d'Auguste, Verrais
Flaccus. Us n'ont pas pris le soin de de'couper dans Cice'ron
ou dans Pline les lignes éparses où sont consigne's les te'moi-
gnages de l'historien Cineius , ce savant prisonnier dAnnibal,
ou de Caton le Censeur, l'homme le plus instruit des antiqui-
te's italiques au siècle des Scipions. Us n'ont point interrogé
tour à tour les jurisconsultes, les poètes, les philosophes (Vir-
gile et son scholiaste Servius , Ovide et le Digeste, Strabon et
Aristote ) , appele's tous à de'poser chacun dans sa langue, et
selon son génie propre, de ce qu ils savaient sur Borne antique
et l'Italie primitive. Sur-tout ils n'avaient point, pour e'clairer
ces documens divers, la vive lumière qui a jailli pour nous
de trois publications réeen'.es , Jean le Lydien, Gaïus et la
République de Cice'ron (2) : sources abondantes dont la décou-
verte semhle à M. Nieburh un appel de la Providence, une
marque éclatante de la vocation de l'époque à la restauration
de l'Histoire romaine.
Sans doute la certitude n'est pas toujours fidèle à ceux qui
la poursuivent parmi ces lueurs affaiblies par vingt siècles.
Mais leurs recherches ne sont point des conjectures arbitrai-
res. Si, par exemple (nous citerons de pre'férence des résul-
(1) La rigueur de ce jugement est évidemment restreinte aux points
que M. Nieburh a traités. Montesquieu n'a connu que superficiellement
les divers élémens constitutifs île la nationalité romaine : mais le côté
extérieur de son histoire, les développe mens de Rome conquérante, et
le jeu des partis dans son sein lui ont inspiré des pages qui ne passe-
ront point.
(2) Jean Laurentius, dit le Lydien, premier archiviste du palais im-
périal sous Justinien , a laissé plusieurs écrits fort curieux , entre au-
tres : De Magistr. Reip. Rom. Libri m, publié en 1812, par M. Hase,
et le traité : De Ostentis , dont l'édition est encore plus récente. —
Les élémens du droit romain ( Institutiones) par Gaïus , jurisconsulte
du temps d'Antonin , ont été découverts à Vérone, par M. Nieburh,
en 1816. — La République de Cicéron l'a été par M. Mai, bibliothé-
caire du Vatican, en 1822.
( 29* )
tats déjà connus), un Français, Beaufort (i), et, après lui M.
Nieburh , nous faisaient lire nettement dans Tacite que Rome
se rendit à Porsena , si la capitulatioif, conserve'e jusqu'à Pline
l'ancien, portait que la république serait désarmée , si nous
trouvions ensuite dans Denys que les insignes de la royauté
furent envoyés par le sénat au chef étrurien , si Tite Live lui-
même nous parlait d'otages livrés par les Romains et de res-
titution de territoire, si d'autres indications non moins graves
viennent confirmer ces indications, vainement Tite Live em-
boucherât-il la trompette épique pour nous faire accroire que
Porsena eut peur des Romains et se hâta de leur offrir la paix.
La domination des Etrusques dans Rome demeurera liistori-
quement démontrée. Et quand, plus tard, nous retrouvons la
ville-reine au pouvoir d'un autre vainqueur, si Diodore de Si-
cile atteste que la fière cité fut rachetée au poids de l'or par
ses citoyens, si les Gaulois, au témoignage dePolybe, ne
consentirent à ce traité que pour courir défendre leur pays
contre les Vénètes , si tout annonce qu'ils se retirèrent paisi-
blement, et si Diodore ne marque leur défaite par Camille
qu'après trois guerres postérieures à la levée du siège, après
trois victoires du dictateur sur les Volsques, les Eques , les
Etrusques , comment ne pas rejeter encore la brillante ampli-
fication de Tite-Live, écrivain plus récent et moins désinté-
ressé (2)? Ce n'en est pas moins un admirable narrateur que
Tite-Live. Cest, sans contredit, de tous les historiens celui
dont l'imagination sympathise le mieux avec 1 âge poétique de
sa nation, celui dont le cœur bat le plus aux souvenirs glo-
rieux de la patrie romaine; mais c'est aussi le plus partial et
presque le moins investigateur de tous. Pour léloquence pas
de meilleur modèle; pour les faits peu de guides sont plus
suspects.
Au reste, la gloire de M. Nieburb n'est pas seulement de sa-
voir choisir ses autorités, discuter et corriger des textes,
contrôler les historiens l'un 'par l'autre. C'en est assez, à mon
sens, pour donner crédit à ses paroles, pour établir la légiti-
mité de ses travaux : ce serait peu pour les rendre célèbres.
Pense-ton qu'il eût été remarqué en Allemagne pour avoir op-
(1) La Rppuhl. romaine par do Beattfort ( La Haye, 17(16, a vol.
in-4° ) , est Irop peu lue en Fiance.
(a) On ne peul trop s'étonner que M. Aniédée Thierry ( Histoire des
Gaulois ) ait ici littéralement traduit Tite-Live , sans égalrd au silence
de Polybe qu'il n'a pas nommé en cet endroit.
( 2Q2 )
posé Polyhe ou la République de Cicéron aux Décades, pour
avoir cru le Père de la Patrie , le consulaire vieilli au milieu
des affaires et des discordes civiles , mieux, informé que Tite-
Live sur l'histoire politique de Rome et sur la législation de
Servius ? Non, certes; et ce qui a fait à Nieburh un nom eu-
ropéen, c'est d'abord l'immensité de la tâche qu'il s'est faite,
c'est aussi l'extrême nouveauté , c est l'importance enfin des
résultats.
Transportez- vous par un soir d'été à XAve Maria, dans la
campagne de Rome, sous ce ciel dont la lumière semble faite
pour les monumens qu'elle éclaire. Parcourez des yeux ce vaste
espace semé de palais et de débris, ces temples amoncelés, bâ-
tis avec des ruines et sur des ruines; cherchez la prison d'An-
cus creusée dans le mont Capitolin , le grand cloaque du Va-
labrum , le circus maximus du premier Tarquin , restauré par
Jules César, agrandi par Trajan et Constantin, aujourd'hui cou-
vert de greniers à foin et de remises; puis essayez de rétablir
par la pensée Rome primitive , la Rome des Rois avec son po-
marium et ses constructions cyclopéennes , la Rome de Brutus
avec ses citoyens déjà transfigurés aux yeux de leurs fils par
les chants nationaux bien avant Tite-Live et Plutarque ; essayez
de nous faire vivre avec eux, ou plutôt de les ressusciter pour
nous , dans toute la réalité de la vie historique , de nous rendre
les monumens de cet âge successivement détruits ou rempla-
cés par le temps, par les Empereurs, par les Gotbs, les Van-
dales, les Hérules et les Lombards, et enfin par Rome chré-
tienne. Eli bien! voilà ce qu'a tenté M. Nieburh. Il a fouillé
sans relâche dans ces décombres; il ne s'est point lassé de con-
fronter des débris; il n'a pas désespéré de relever de sa pous-
sière l'édifice presque entier de l'antiquité romaine, dépouillée,
il est vrai , de la fausse auréole dont elle nous éblouissait au
collège, mais toujours belle, mais vraiment grande, et qu'on
me passe cet apparent pléonasme, vraiment antique désormais.
Les résultats ne se feront point attendre. Dans un prochain
article, nous résumerons ceux qui nous ont le plus frappé dans»
ce travail d'Hercule. Ce qui nous presse aujourd'hui , c'est de
rendre hommage à la haute intelligence qui n'a point reculé
devant une pareille tâche et qui a su l'accomplir; qui, dédai-
gnant d'user son érudition à ajouter , comme Bayle et Beaufort,
des doutes à des doutes , a rétabli le caractère de ces âges re-
culés que la suffisance du XVIIIe siècle et le sage Fergusson
lui-même avaient presque condamnés à l'oubli. Ce sera le
triomphe de M. Nieburh de n'avoir point fait seulement comme
ses devanciers œuvre de scepticisme ou de critique, mais d'à-
( 293 )
voir élevé un monument où les autres avaient détruit. C'est en
cela qu'il a fait époque : voilà pourquoi la science de l'histoire
de Rome datera, comme on l'a dit, de 1 apparition de son livre.
Maintenant nous voudrions faire connaître l'homme même ,
suivant le mot de BuiFon , dans 1 auteur de cette histoire. Nous
n'avons pas en France l'idée de ce qu'est un érudit allemand.
L'enthousiasme dans la phlologie , un feu capahle de soulever
des montagnes, et tous ensemble une patience insatiable de
faits et de détails, une verve de poète et un cœur d'homme
sous la robe du professeur, tel est le type de l'homme de let-
tres au-delà du Rhin. Il n'y a rien là qui rappelle ce je ne sais
quoi d'oiseux et de parasite que Paris décore de ce nom. Voyez
M. Nieburh , il ne doute pas, on le sent, que les lettres n'aient
sur cette terre une mission providentielle. Il les honore reli-
gieusement, comme un sacerdoce. Scaliger lui est sacré à légal
de César et de Scipion , et la grande salle de 1 université de
Leyde est le lieu du monde qui lui impose le plus , après le
capitole. Aussi quel ton nohle et viril , quelle vivifiante cha-
leur dans ces dissertations étendues qu'il a eu tort peut être de
publier sous le titre à' Histoire ! L'ami de Savigny , l'homme
privé, l'homme du foyer domestique, se laisse par fois aper-
cevoir, mais avec quelle simplicité pleine d'éle'vation, et com-
bien supérieure à l'emphase de Diderot, parlant de ses amis!
On est confondu de tout ce qu'il sait. L'antiquité grecque et
le moyen âge entier, Athènes et Cologne, Souli, Gênes, Dit-
marses , Florence, tout lui est présent à la fois. Les se&gj et les
locchj de Naples ducale lui expliquent les six centuries de che-
valiers de Tarquin Priscus; l'Irlande d'O'Connell , la pleùs in-
surgée sur le mont Aventin : en Etrurie , il se souvient du
Mexique. Ajoutez une vivacité d'imagination et une vigueur de
pensée souvent peu inférieure aux bons chapitres de l'Esprit
des lois, une sève intérieure qui, même sous la sèche écorce
d'une traduction , ressemble par fois à l'éloquence , la sagacité
poussée jusqu'au point où elle devient création , des élans d'âme
qui s échappent par intervalles, et nous montrent dans le ju-
risconsulte-historien l'homme qui s'est levé en i8i3 avec son
pays pour la délivrance de L'Allemagne; et vous n'aurez qu'été
juste envers un des hommes les plus complets qu'il ait été
donné à 1 humanité de produire depuis le XVIe siècle.
Ceux-là toutefois seraient trompés qui chercheraient dans
M. Nieburh une lecture agréable, une instruction de facile ac-
cès. Cette œuvre, qui témoigne de tant de facultés éminentes,
ce livre si riche d'aperçus supérieurs, a tous les défauts de
IL 38
( *g4 )
l'exposition allemande. C'est un livre mal fait, ou plutôt c'est
moins un livre qu'une se'rie de discussions qui ne peuvent être
lues que par le savant dans le silence du cabinet (i). Il y a
plus, dans chacune de ces dissertations qui ne tiennent guères
l'une à l'autre que par ce grand nom de Rome qui les domine
toutes, les mate'riaux abondent, mais dans un pêle-mêle into-
lérable ; les preuves sont rassemblées , mais le lien manque
partout au faisceau. Rien n'est plus antipathique à l'esprit fran-
çais , qui veut en quelque sorte que chaque alinéa ait son unité
spéciale , son intention précise et sa conclusion visible. Ainsi
nous a faits Descartes , car de lui date cette rigueur d'en-
chaînement imposée chez nous à tous les ouvrages de l'esprit.
N'oublions pas pourtant que M. Nieburh n'a point écrit pour
la France. Nos voisins d'outre Rhin sont moins exigeans que
nous. Les en blâmerai-je? Non; car, ainsi que l'a dit quelque
part madame de Staël, peu importe l'obscurité de l'oracle, peu
importe celle du ciel même , si, quand le nuage se déchire , il
nous montre un Dieu. F.
( Le Correspondant , n° 49 > tome II. )
JDE l'ETJHOFE FAR RAPPORT A LA FRANCE.
L'Europe s'était développée durant le moyen âge , suivant le
cours naturel des choses; mais un seul état, 1 Angleterre , a
persévéré dans la ligne que traçaient aux. nations modernes
leurs élémens constitutifs ; tous les autres , même la Suède ,
s'en sont écartés. Ce qui a fait dévier , en quelque sorte , les
destinées européennes, ce sont des idées empruntées à contre
sens à la civilisation grecque et romaine. Ces idées , quoique
incompatibles avec les mœurs des peuples européens, s'étaient
perpétuées dans les écoles des jurisconsultes et des philosophes;
et dans les temps modernes, toute l'éducation de la jeunesse
en fut empreinte.
Les écoles du moyen âge, que tenaient les philosophes de
cette époque, propagèrent les idées grecques ou plutôt athé-
niennes, puisées dans les écrits de Platon et d'Aristote , idées
toutes démocratiques , fondées sur le principe de la souverai-
neté du grand nonihre , et où tout dérivait d'un contrat social ;
1 Eglise , durant tout le cours du moyen âge , a plus ou moins
(i) C'est l'aveu que fait en propres mots M. Nieburh, t. i , p. 384
de la traduction française.
( 295 >
favorise cette manière de voir. Cependant , ce système menaça
Rome d'un entier bouleversement au temps d'Arnault de Bresse ,
dont les entreprises furent renouvelées plus tard par Cola Rienzi.
A l'oppose' des philosophes et de l'Eglise, les jurisconsultes
de la même époque puisèrent dans les codes romains la the'o-
rie d'un despotisme pratique, à l'usage des souverains. Ils re'a-
lisèrent le gouvernement de César, ils invoquèrent la monarchie
absolue. La loi devint , à leurs yeux, ce que la philosophie e'tait
aux yeux des autres : on le considéra, de part et d'autre deux
ide'es également abstraites , comme les suprêmes régulératrices
de l'état; on ne tint aucun compte des faits existans, des mœurs
réelles. Deux idées absolues, lune démocratique, 1 autre des-
potique, envabirent la société européenne, en dépit de tous
ses antécédens.
Ce qui n'avait été qu'une tendance au moyen âge , devint
une réalité dans les temps modernes, et domina toutes les opi-
nions dominantes , sans pouvoir cependant s'incorporer aux
habitudes. Nous n'aurons jamais ni l'agora des Athéniens, ni
l'organisation prétorienne de l'empire romain, du moins nous
ne les aurons pas sous formes permanentes ; si nos opinions les
accueillent , nos mœurs les repoussent ; l'esprit bourgeois peut
être comprimé quelque temps, mais il doit triompher tôt ou
tard de l'esprit jacobin et bonapartiste. Ce qui est assez remar-
quable, c'est que les rôles ont été intervertis dans les temps
modernes. Les jurisconsultes, jadis fauteurs du despotisme sous
formes légales , transportèrent cet esprit de légalité tyrannique
dans la démocratie , et ils l'ont adoptée sous cette forme. Le
clergé, de son côté, privé par la réforme religieuse du sei-
zième siècle , de son influence démocratique, s'abrita trop sou-
vent sous la monarchie absolue. Il faut aujourd'hui qu il quitte
une position désespérée , pour reconquérir la popularité.
A la cbute de la tyrannie napoléonienne, des efforts lurent
tentés pour arracher l'Europe à ce double absolutisme que
nous avons signalé. On vit paraître dans ce but au congrès de
Vienne des hommes influens dans les armes, dans les lettres,
dans les affaires, distingués par leurs études, par leur position
sociale. Le fameux baron de Stein marchait à la tête de ces
hommes ; les amis de M. de Stadion étaient ses acolytes. Ils
voulurent rétablir l'ancien droit public des nations allemandes.
Ils voulaient qu'on suivît la libère historique, qu'on se ratta-
cbât à l'antique nationalité, dans tous les pays où elle n'avait
pas été effacée, comme en France, et que l'on lit des amélio-
rations conformes aux besoins du siècle , mais en partant de
cette base. Les souverains tirent la sourde oreille. Le système
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de M. de Stadion , déraciné en Autriche , fut remplacé par le sys-
tème de M. de Metternich ; le système du baron de Stein , dé-
raciné en Prusse , fut remplacé par le système du prince de
Hardenberg. M. de Metternich voulait ce que l'on a appelé le
statu quo , c'est-à-dire la monarchie absolue, telle qu'elle exis-
tait en Autriche au moment de la chute de Napoléon ; le clergé
catholique s'y inféoda. M. de Hardenberg prétendait innover
au profit de la monarchie absolue; on allait reprendre 1 oeuvre
du code prussien, continuer les réformes de Frédéric II, imi-
ter Joseph II ; le clergé prolestant prit fait et cause pour ces
maximes. Une routine ministérielle présidait à ces deux théo-
ries, qui, partant du même principe, semblaient dévier dans
leur route, pour mieux se rapprocher dans le but, au moyen
de quelques détours habilement pratiqués. Ainsi fut perdue" à
jamais la vieille cause de l'Europe historique, enterrée au con-
grès de Vienne, et remplacée par une Europe diplomatique,
imbue des principes d'une politique de convenances.
Cétait une politique dàprès laquelle les peuples avaient été
partagés, arbitrairement, au gré des souverains. Elle s'était
consolidée , au temps de Louis XIV , avec l'assistance de ce
prince, bien que contrairement à ses prétentions, sous le titre
imposteur de l'équilibre européen , statu quo dérangé par Fré-
déric II , Joseph II , bouleversé par la révolution et la tyran-
nie napoléonienne. Le congrès de Vienne, profitant de tous les
antécédens, les accepta tels quels , Venise , Gênes, la majeure
partie des états secondaires furent sacrifiés ; la Pologne resta
déchirée, la Belgique fut donnée à l'ancien stathouder de Hol-
lande ; c'était une combinaison de la violence napoléonienne
avec le système de l'équilibre des puissances ; le tout fut placé
sous la sauve-garde du statu quo, de l'immobilité habilement
calculée par M. de Metternich dans les intérêts de la monar-
chie autrichienne; en tout cela il n'avait songé qu'à sortir des
agitations du présent pour se procurer du repos sa vie durant.
Après moi l'on s'en tirera comme l'on pourra , telle était sa
maxime : maxime fausse , et qui n'a pas abouti au but qu'il
s'était proposé.
La politique austro-prussienne essaya de se partager le midi
et le nord de l'Europe, l'une appelant à son secours un catho-
licisme politique, esclave des trônes, l'autre un protestantisme
servile , également esclave des trônes. La Prusse propagea ses
idées d'améliorations prolestantes, sous forme despotique , jus-
qu'au sein de la Russie; l'Autriche, avec son statu quo catho-
lique, influa sur la France royaliste et son clergé gallican, en-
chaîna le Pape à Rome , et agit par ses conseils en Espagne et
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en Portugal. Il est vrai que l'Empereur Alexandre aussi pré-
tendait avoir sa politique, et s'imaginait triompher dans les
conseils des Hardenberg et des Metternich.
L'idée de la Sainte-Alliance e'tait une ide'e entièrement creuse;
ne'e à Paris, dans une conciliabule mystique, où 1 Empereur
Alexandre parut comme e'iève de madame de Krudener , et au-
quel M. Bergasse prit part, avec des ide'es fénéloniennes , mo-
difiées par son semi-illuminisme. L'intention e'tait bienveillante;
la pensée n'e'tait ni forte ni approfondie. Les deux habiles hom-
mes d'état , qui dominaient dans les conseils de l'Autriche et
de la Prusse , voyant que cette ide